Lettre ouverte
        à M. Ernst von Weber,
auteur de
        Les chambres de torture de la science
Cher et très
      honoré Monsieur,
      
Vous me croyez
        capable de pouvoir vous aider de ma parole, dans votre campagne si énergique
        entreprise récemment contre la vivisection, et vous paraissez, à cet égard,
        prendre en considération le nombre assez important d'amis que m'a acquis leur
        goût pour mon art. Si votre édifiant exemple m'incite vivement à essayer de
        répondre à votre désir, c'est pourtant moins la confiance que j'ai en ma force
        qui me décide à vous imiter, qu'un vague sentiment de la nécessité d'étudier,
        même sur ce terrain bien éloigné en apparence de ce qui intéresse les artistes,
        le caractère de l'influence artistique que bien des gens m'ont, jusqu'à
      présent, attribué.
      
Comme nous
        rencontrons une fois de plus, dans le cas présent, le spectre de la Science qui
        est devenu, à notre époque matérielle, depuis la table de dissection jusqu'aux manufactures
        de fusils, le démon de l'utilitarisme, jugé seul digne de l'affection de
        l'État, je crois que, en me mêlant de la question actuelle, c'est déjà un grand
        avantage pour moi que tant de voix si graves et si
          autorisées se soient élevées en votre faveur, dénonçant au bon sens les
          assertions erronées, sinon mensongères,
      de nos adversaires.      
      
D'autre part, il est vrai, on a accordé une si grande place
        au pur sentiment, dans la [discussion de] notre affaire, que nous avons
        donné aux railleurs et aux mauvais plaisants qui, presque seuls, s'occupent de
        nos entretiens publics, d'excellentes occasions de défendre les intérêts de la Science. Pourtant,
        à mon avis, c'est la question la plus grave de l'humanité qui est débattue ici ;
        de sorte que les convictions les plus profondes ne pourront être acquises que
        par un examen très sérieux de ce « sentiment » bafoué. J'essaierai volontiers de
      suivre cette voie, autant que mes faibles facultés me le permettent.
      
Ce qui m'a retenu jusqu'à présent d'entrer dans une des
        associations protectrices des animaux existantes, c'est que tous les appels et
        toutes les instructions que je leur voyais publier étaient basées presque
        exclusivement sur le principe utilitaire. Sans doute, importe-t-il en premier
        lieu aux philanthropes qui se sont voués jusqu'ici à la protection des animaux,
        d'en prouver l'utilité au peuple, pour en obtenir un meilleur traitement ; car
        les résultats de notre civilisation actuelle ne nous permettent pas d'invoquer
      d'autres motifs que la recherche du profit dans les actions humaines du citoyen.
      
Combien nous sommes encore étrangers à un motif exclusivement
        noble de bien traiter les animaux, et combien peu de chose a pu réellement être
        obtenu de la pratique courante,
        on le voit en ce moment même : les représentants de la ligne de conduite suivie
        jusqu'à présent par les sociétés protectrices contre la barbarie la plus
        inhumaine envers les animaux, celle qui s'exerce dans nos salles de vivisection
        autorisées par l'État, ne sauraient produire un seul argument concluant, dès que
        l'on fait valoir, pour la défendre, l'utilité de cette barbarie. Nous en sommes
        presque réduits à discuter exclusivement cette utilité ; et, si elle était
        démontrée avec une certitude absolue, ce serait précisément la société
        protectrice des animaux qui, par la ligne de conduite suivie jusqu'ici par
      elle, aurait favorisé, contre ses protégés, la cruauté la plus indigne de l'humanité.
      
Par conséquent, pour conserver nos sentiments sympathiques
        à l'égard des animaux, il n'y a, pour nous venir en aide, qu'à faire
        reconnaître officiellement l'inutilité de cette torture scientifique des animaux ;
        espérons que nous y arriverons. Quand bien même nos efforts auraient obtenu un
        succès complet de ce côté, rien encore de définitif et de bon n'aura été fait
        pour l'humanité, tant que la torture des animaux n'aura été abolie qu'en raison
        de son inutilité ; on aura ainsi défiguré et tué lâchement l'idée qui a donné
      naissance à nos sociétés pour la protection des animaux.
      
Ceux qui, pour empêcher les souffrances d'un animal
        prolongées à volonté, ont besoin d'autre mobile que celui de la pure pitié, ne
        pourront jamais se sentir vraiment fondés à réprimer les mauvais traitements
        des animaux de la part d'autrui. Quiconque s’est révolté à la vue du martyre d’un
        animal, n'y a été poussé que par la pitié ; et quiconque se joint à
        d'autres pour protéger les animaux, n'y est déterminé que par la pitié :
        pitié absolument désintéressée et inaccessible à tous les calculs d'utilité ou
        d'inutilité. Mais que, en tête de tous nos appels et avis adressés au peuple,
        nous n'osions mettre cette pitié que comme le seul mobile indiscutable qui nous
        pousse, voilà bien la malédiction de notre civilisation, et la confirmation que
      les religions de nos Églises officielles sont sans Dieu.
      
Il a fallu, de
        notre temps, l'enseignement d'un philosophe qui combat de la façon la plus
        impitoyable tout ce qui est faux et malsain, pour démontrer que la pitié, fondée
        sur la nature la plus intime de la volonté humaine elle-même, est la seule
        base vraie de toute morale. On s'est moqué de lui ; le sénat d'une
        académie des sciences l'a même mis à l'index avec indignation ; car la vertu,
        dès qu'elle n'est pas prescrite par la révélation, ne saurait être fondée que
        sur les méditations de la raison. Considérée logiquement, la pitié fut même
        déclarée un égoïsme par excellence : [on a prétendu] que la pitié ne serait
        motivée que par la vue d'une souffrance étrangère qui nous cause de la douleur
        à nous-mêmes, mais non par la souffrance étrangère elle-même, que nous
        tâcherions de réprimer uniquement afin d'en supprimer l'effet douloureux sur
        nous-même. Comme nous sommes devenus ingénieux pour nous défendre, dans
        la fange de l'égoïsme le plus vil, contre les remords causés par des sentiments
        communs à tous les hommes ! On a méprisé encore la pitié, sous prétexte qu'on
        l'a rencontrée très fréquemment chez les hommes même les plus grossiers, comme
        un minimum d'instinct vital ; sous ce prétexte, on s'est mis à confondre la
        pitié avec le regret que les témoins de toute infortune publique ou domestique
        expriment si facilement et traduisent, ces accidents se reproduisant si
        souvent, par un simple hochement de tête, puis s'en détournent en haussant les
        épaules ; – jusqu'au moment où un homme sort de la foule, auquel la vraie
      pitié commande d'apporter un secours efficace.
      
Celui qui
        n'avait d'autre inclination à la pitié et qui n'a pas surmonté ce lâche regret,
        sera content de pouvoir s'en dispenser, et il y puisera un parfait et plaisant
        dédain de l'humanité. Il sera difficile, en effet, de renvoyer un tel homme à
        son prochain pour apprendre de lui à pratiquer la pitié à son égard ; car c'est
        en général une chose bien difficile, dans notre société bourgeoise réglementée
        par la loi, que d'obéir au précepte de notre Sauveur : « Aime ton prochain
      comme toi-même. »
      
Notre prochain
        est en général bien peu digne de notre amour et, dans la plupart des cas, la
        prudence nous conseille d'attendre du prochain la preuve de son amour; de même,
        nous n'avons guère lieu de nous fier à la simple déclaration de son amour. Tout
        bien examiné, l'État et la
        Société sont combinés de telle sorte, d'après les lois de la
        mécanique, qu'il est très supportable de s'y passer de la pitié et de l'amour
        du prochain. Nous voulons dire par là que l'apôtre de la pitié aura bien de la
        peine à appliquer sa doctrine, de l'homme à l'homme d'abord, puisque même notre
        vie de famille, si dégénérée de nos jours, sous l'accablement de la misère et
        la recherche des distractions, ne saurait plus donner le bon exemple. Il est douteux
        aussi que ces doctrines soient accueillies avec enthousiasme par l’administration
        de l’armée qui, on le sait, maintient à peu près l’ordre dans toute notre
        existence politique, sauf à la
        Bourse ; elle lui prouverait qu’il faut comprendre la
        pitié dans un sens tout autre qu’il ne le croit, c’est-à-dire en gros[1], sommairement, comme un moyen d’abréger
        les souffrances inutiles de l’existence avec des projectiles qui touchent leur
      but avec une précision de plus en plus parfaite. 
      
Par contre, la Science, revêtue
        de la sanction officielle, semble s'être chargée de pratiquer la pitié dans la
        société civile, en mettant professionnellement ses données en pratique. Nous ne
        voulons pas parler ici des résultats de la science théologique, qui arme
        les pasteurs d'âmes de nos communes de la connaissance des impénétrables
        mystères de la divinité ; et nous supposerons avec confiance, pour l'instant,
        que la pratique de cette profession incomparablement belle n'a pas prévenu ses
        disciples contre une propagande comme la nôtre. Il est vrai, malheureusement,
        que ce serait beaucoup exiger du dogme strict de l'Église, qui ne
        considère jamais comme sa base que le premier livre de Moïse, que de réclamer
        la pitié d’un Dieu même pour les animaux créés au profit de l’homme. Cependant,
        de nos jours, on peut surmonter mainte difficulté, et le bon cœur d’un curé
        philanthrope a certainement trouvé, dans l'exercice du gouvernement des âmes,
        mainte occasion qui pourrait avoir disposé son esprit dogmatique en faveur de
        notre cause. Quelque difficulté qu'il y ait pour la théologie elle-même à
        réclamer en faveur des buts de la simple pitié, nous aurions pourtant des perspectives
        d'autant plus encourageantes en envisageant la science médicale, qui arme ses
        disciples en vue d'une profession consacrée uniquement à soulager les souffrances
        humaines. Le médecin peut réellement nous paraître le sauveur laïc de la vie ;
        aucune autre profession ne peut se comparer à la sienne, étant donné les
        bienfaits palpables de son exercice. Pleins de confiance en lui, nous devons
        respecter ce qui lui prête les moyens de nous guérir de cruelles souffrances ;
        c'est pourquoi nous regardons la science médicale comme la plus utile et la
        plus précieuse, et sommes prêts à tout sacrifier à son exercice et à ses
        exigences ; c'est elle, en effet, qui nous donne le praticien vraiment breveté
      de la pitié active et personnelle, chose si rare à trouver parmi nous.
      
Quand
        Méphistophélès met en garde contre le « poison caché » de la théologie, nous
        voulons croire cet avertissement aussi malicieux que son éloge suspect de la
        médecine, dont il veut, pour consoler les médecins, laisser les succès
        pratiques « à la grâce de Dieu ». Mais justement, cette bonne opinion malicieuse
        qu'il professe à l'égard de la science médicale nous fait craindre qu'elle ne
        contienne sinon « un poison caché », du moins un poison bien ostensible, que le
      rusé compère ne vise qu'à nous cacher par son éloge provocant.
      
Il est
        surprenant, toutefois, que cette Science,
        qu’on juge généralement comme la plus utile, fasse voir de plus en plus
        clairement qu’elle n’est pas réellement une science, et tâche d’autant plus de
        se soustraire à l’expérience pratique pour arriver grâce à des notions de plus
        en plus positives, à l'infaillibilité qu'elle veut atteindre au moyen d'opérations
        spéculatives. Ce sont des docteurs-médecins eux-mêmes qui nous en informent.
        Les opérateurs-professeurs de physiologie spéculative peuvent les déclarer
        incompétents, [ces médecins] qui s'imaginaient qu'il s'agit surtout, dans l'exercice
        de l'art de guérir, de l'expérience accessible aux seuls docteurs-médecins, du
        coup d'oeil assuré de l'individu doué d'aptitudes médicales spéciales, et enfin
        de son dévouement profond, qui le fait venir en aide, autant que possible, aux
        malades qui se confient à lui. Mahomet, après avoir passé en revue toutes les
        merveilles de la création, finit par reconnaître que la plus grande merveille
        est que les hommes aient pitié les uns des autres ; nous accordons aveuglément
        cette [pitié] à notre médecin, tant que nous nous fions à lui, et le mettons,
        par conséquent, plus haut que le physiologiste qui spécule, dans la salle de
        dissection, et recherche, pour sa gloire, des résultats abstraits. Mais nous perdons
        cette confiance quand nous apprenons, comme l’autre jour, qu'une réunion de
        docteurs-médecins, par peur de la « science » ou craignant d'être pris pour des
        hypocrites ou des superstitieux, se sont laissé aller à démentir les qualités
        seules dignes de confiance que les malades leur supposent, et à se faire les plats
        valets du martyre spéculatif des animaux, en déclarant que, si l'on supprimait
        les exercices de dissection que messieurs les étudiants font sur les animaux
        vivants, le docteur-médecin ne pourrait plus, dans un avenir prochain, soigner
      ses malades.
      
Heureusement,
        les quelques renseignements que nous avons recueillis sur ce qu'il y a de juste
        et de vrai à ce sujet, sont si parfaitement édifiants, que la lâcheté de ces
        autres messieurs ne saurait plus nous enthousiasmer pour cette torture qu'ils
        recommandent avec philanthropie ; mais, au contraire, nous nous sentons enclins
        à ne plus confier notre santé et notre existence à un médecin qui en tire son
        enseignement : car nous le considérons comme un homme incapable de pitié et qui
      triche dans son métier.
      
Éclairés d'une
        façon si instructive sur le bousillage effrayant de cette « science »
        recommandée au respect extraordinaire et à la protection puissante du « grand public
        », et surtout de nos ministres et de nos conseillers princiers, comme
        récemment l'ont recommandée plusieurs docteurs-médecins dans leurs traités
        remarquables surtout par leur allemand élégant, nous pouvons espérer à bon
        droit que le spectre de l'utilité de la vivisection ne viendra pas nous
        hanter dans nos efforts ultérieurs ; il nous importera désormais uniquement de cultiver
        avec énergie chez nous la religion de la pitié, en dépit des fidèles du
        dogme de l'utilité. Malheureusement, la façon de considérer les choses
        humaines que nous venons d’adopter, nous a montré que la pitié était rayée de
        la législation de notre société ; car nous avons vu, sous prétexte de s'occuper
        de l'homme, nos institutions médicales même se transformer en écoles de la
        brutalité, – au nom de « la science », – celle-ci, un jour, se détournera
        naturellement des animaux contre l'homme, qui n'aura plus aucune protection
      contre ses expériences.
      
Guidés par
        cette irrésistible révolte que nous inspirent les terribles souffrances
        causées volontairement aux animaux, trouverons-nous le chemin qui mènera au
        seul royaume rédempteur qu'est la pitié éprouvée pour tout ce qui vit, comme
        dans un paradis perdu et reconquis consciemment ? –
      
Lorsque la
        sagesse humaine s'aperçut un jour que c'est le même souffle qui anime l'animal
        et l'homme, il sembla trop tard déjà pour détourner la malédiction que nous
        paraissions avoir attirée sur nous, nous mettant au niveau des bêtes féroces
        en consommant de la nourriture animale : maladies et misères de toute sorte
        auxquelles nous ne voyions pas exposés les hommes qui ne vivaient que de
        végétaux. La reconnaissance que nous en avons acquise nous fit apercevoir la
        profonde culpabilité de notre existence terrestre : elle décida ceux qui en étaient
        convaincus à renoncer à tout ce qui excite les passions et à s'abstenir de
        toute nourriture animale. C'est à ces sages que se dévoila le mystère du monde
        comme un incessant mouvement de déchirement qui ne pouvait être racheté pour
      revenir à l'unité saine et tranquille que par la pitié.
      
Seule la
        pitié, qu'il avait pour tout être qui respire, délivra le sage de la
        métamorphose incessante de toutes les existences douloureuses par lesquelles il
        devait passer jusqu'à rédemption définitive. C'est pourquoi il plaignait
        l'homme sans pitié pour sa souffrance, et plaignait plus profondément encore
        l'animal qu'il voyait souffrir, de le savoir incapable d'être délivré par la
        pitié. Ce sage reconnut que l'être doué de raison atteint au bonheur suprême
        par des souffrances volontaires que, partant, il recherche avec un zèle
        extrême et subit avec passion, tandis que l'animal n'attend la souffrance
        absolue qui lui est si inutile, qu'avec l’anxiété la plus terrible et une
        répugnance horrible. Et plus digne de compassion encore paraissait à ces sages
        l'homme qui pouvait tourmenter volontairement un animal et rester insensible à
        ses souffrances, car il savait que celui-là était encore plus éloigné de la
        rédemption que l'animal même : celui-ci, par comparaison, devait lui apparaître
      innocent comme un saint.
      
Des peuples, chassés
        vers des climats plus rudes, se voyant, pour préserver leur existence, réduits
        à la nourriture animale, ont conservé jusqu'à des époques récentes, la
        conscience que l'animal appartient non pas à eux, mais à une divinité ; ils savaient
        qu'en tuant ou abattant un animal, ils se rendaient coupables d'un crime dont
        ils devaient demander pardon à Dieu : ils lui immolaient l'animal et lui
        offraient, en action de grâces, les parties les plus nobles de la proie. Ce qui
        avait été ici un sentiment religieux, survécut, après la décadence des
        religions, dans des philosophies plus récentes, comme une pensée pleine
        d'humanité ; qu'on lise le beau traité de Plutarque : Sur l'intelligence des
          animaux terrestres et aquatiques ; avec sensibilité, on considérera alors
      comme ignominieuses les idées de nos savants et de leurs pareils.
      
Jusqu'ici,
        mais non au delà, hélas! nous pouvons suivre les traces de cette pitié, fondée
        sur la religion, que nos ancêtres humains ressentaient pour les animaux, et il
        semble que le progrès de la civilisation, en rendant l'homme indifférent « au Dieu »,
        l'ait transformé en animal féroce ; en effet, nous avons vu un César romain,
      revêtu d'une peau de bête, mimer en public un animal féroce.
      
Un Être divin sans péché se chargea
        lui-même de la somme énorme des péchés de toute cette existence 
et la racheta
        par sa mort douloureuse. C'est par cette mort expiatoire que 
tout être qui vit
        et respire put se savoir racheté, pourvu qu'il la comprit et la 
prit en
        exemple, pour l'imiter. Voilà ce que firent les martyrs et les 
saints qui
        furent irrésistiblement entraînés à la souffrance volontaire en 
se plongeant
        dans la source de pitié jusqu'à la destruction de tout mensonge 
du monde. Il y
        a des légendes qui nous rapportent que les animaux s'attachèrent
 avec familiarité
        à ces saints, – non pas peut-être uniquement pour la protection 
dont ils étaient assurés, mais parce qu'ils étaient attirés en outre par
 le mobile puissant de
        la compassion qui en pouvait résulter : c'est qu'ici il y avait à
 lécher des
        blessures et peut-être aussi une main affectueuse et 
protectrice. Dans ces
        légendes, comme, par exemple, celle de la biche de sainte 
Geneviève, et tant
      d'autres analogues, il y a probablement un sens qui dépasse 
l'ancien Testament. –
      
Or,
        ces légendes ont disparu ; l'ancien Testament est vainqueur aujourd'hui, et
        l'animal féroce est devenu l'animal « qui calcule ». Notre credo dit :
        L’animal est utile, surtout quand il se soumet à nous, en se fiant à notre
        protection ; faisons donc de lui ce que bon nous semble, au profit des
        hommes ; nous avons le droit de torturer mille chiens fidèles pendant de
        longs jours, si nous aidons par là un homme à jouir du bien-être « cannibalesque »
      de « cinq cents cochons ».
      
L'horreur
        causée par les conséquences de cette maxime ne put trouver sa véritable
        expression que lorsque nous fûmes instruits plus clairement des abus de la
        torture scientifique des animaux, et que nous fûmes forcés finalement de
        demander comment, n'étant pas instruits par les dogmes de notre Église, notre attitude
        à l'égard des animaux devait être considérée comme morale et apaisante pour la
        conscience. La sagesse des Brahmanes, celle même de tous les peuples païens
        civilisés, est perdue pour nous : en méconnaissant leur conduite à l'égard des
        animaux, nous avons devant nous un monde rendu animal, dans le pire sens du
        mot, [un monde devenu] infernal. Il n'y a pas une vérité que, même si
        nous sommes capables de la pénétrer, nous ne soyions capable de couvrir du
        prétexte de notre égoïsme et de notre intérêt personnel : voilà en quoi
        consiste notre civilisation. Mais il semble, cette fois, que la mesure trop pleine
        déborde, et qu’une conséquence favorable du pessimisme actif puisse se faire
      jour, dans le sens du « bienfaisant » Méphistophélès. 
      
A
        part, mais presque en même temps que se manifestaient ces tortures pratiquées
        sur des animaux au prétendu service de la science, un ami des animaux, homme de
        science, nous a révélé, par des recherches loyales, par des sélections
        attentives et des comparaisons vraiment scientifiques, les enseignements d'une
        science primitive disparue, d'après lesquels le même souffle anime la vie des
        animaux et la nôtre, bien plus, que nous descendons indubitablement des
        animaux. Cette constatation pourrait nous enseigner de la manière la plus
        sûre, selon l'esprit de notre siècle sans foi, à régler avec une précision
        infaillible nos rapports avec les animaux, et peut-être est-ce de cette seule
        manière que nous parviendrons à une véritable religion, celle de l'amour de
      l'humanité, que le Sauveur nous a enseignée et affirmée par son exemple.
      
Nous venons de
        dire ce qui nous rend à nous autres, esclaves de la civilisation, si
        incomparablement difficile la pratique de cette doctrine. Comme nous avons,
        jusqu'à présent, employé les animaux non seulement à nous nourrir et à nous
        servir, mais encore à faire connaître, dans leurs souffrances provoquées
        artificiellement, les maladies que nous pourrions avoir nous-mêmes, quand
        notre corps est corrompu par une vie non conforme à la nature, par toute sorte
        d'excès et de vices, nous devrions désormais nous en servir, dans notre
        éducation, pour épurer notre moralité et même, sous bien des rapports, comme des
      témoignages indiscutables de la sincérité de la nature.
      
Notre ami
        Plutarque nous en a déjà donné un exemple. Il a eu la hardiesse de composer,
        entre Ulysse et ses compagnons que Circé avait changés en bêtes, un dialogue où
        ceux-ci se refusent à être remétamorphosés en hommes, alléguant des raisons des
        plus persuasives. Celui qui aura lu avec attention ce curieux dialogue, aura
        bien de la peine à exhorter les hommes que notre civilisation a transformés en
        brutes, à retourner à la vraie dignité humaine. On ne peut en espérer un
        véritable succès que si l'homme reprend, par l'animal, conscience de sa noble
        nature. Sa souffrance et sa mort nous donneraient la mesure de la dignité
        supérieure de l'homme, qui est capable de concevoir la souffrance comme une
        leçon efficace, et la mort comme une expiation qui transfigure, tandis que
      l'animal souffre et meurt sans aucun profit pour soi-même.
      
Nous méprisons
        l'homme qui ne supporte pas avec résignation les maux dont il est frappé, et
        qui tremble d'une angoisse insensée devant la mort : et c'est précisément pour
        celui-là que les physiologistes font les vivisections d'animaux, qu'ils leur
        inoculent des poisons que cet homme s'est créés par ses vices, et prolongent
        artificiellement leurs douleurs pour apprendre combien de temps ils pourraient
        épargner à ce misérable la détresse suprême. Qui verrait une idée morale dans
        cette maladie ou dans ce remède ? Viendrait-on en aide, par de tels procédés
        scientifiques, à un pauvre ouvrier qui souffre de faim, de privations et d'épuisement ?
        On sait que c'est précisément celui-là, qui – heureusement! – ne se
        cramponne pas à la vie et l'abandonne assez volontiers, qui sert souvent aux
        expériences les plus intéressantes pour faire reconnaître objectivement des
        problèmes physiologiques ; de sorte que, par sa mort même, le pauvre rend autant
        de service au riche que, de son vivant, « en essuyant les plâtres », au prix de
        sa santé, des splendides appartements neufs. C'est pourtant ce que fait le
        pauvre, avec une inconscience stupide. On pourrait supposer, au contraire, que
        l'animal se laissât sciemment et volontiers torturer et tourmenter pour son
        maître, si l'on pouvait faire comprendre à son intelligence qu'il s'agit du
        salut de l'homme, son ami. Cela n'est pas trop dire ; on peut s'en rendre compte
        si l'on observe que les chiens, les chevaux et presque tous les animaux
        domestiques et domptés n'arrivent à être dressés que lorsqu'ils comprennent
        quels travaux nous leur demandons ; dès qu'ils le comprennent, ils les exécutent
        toujours volontiers ; des gens brutaux et imbéciles, au contraire, croient
        qu'il leur faut manifester leurs volontés par des châtiments dont l'animal ne
        comprend pas l'intention et qu'il interprète mal ; et cela, par conséquent,
        engendre de nouveaux mauvais traitements, qui seraient peut-être utiles s'ils
        étaient appliqués au maître qui connaît la signification du châtiment ; pourtant
        ils ne diminuent pas l'amour et la fidélité que l'animal, traité d'une façon si
        insensée, témoigne à son bourreau. Un chien, même au milieu des douleurs les
        plus violentes, peut caresser son maître ; les études des vivisecteurs nous
        l'ont appris : dans l'intérêt de l'humanité, nous devrions rechercher mieux
        qu'on ne l'a fait jusqu'ici, quelles opinions sur l'animal il faudrait tirer de
        ces expériences ; ce serait un profit pour nous de méditer sur ce que nous
        savions déjà par les animaux, et sur les enseignements que nous pourrions
      encore en tirer. 
      
Aux animaux,
        qui nous enseignent tous ces arts par lesquels nous les avions pris et soumis
        eux-mêmes, l'homme n'était supérieur que par la feinte, la ruse, non par le
        courage ni par la bravoure ; car l’animal lutte jusqu'à ce qu'il finisse
        par succomber, indifférent aux blessures et à la mort : « Il ne sait ni
        supplier, ni demander grâce, ni avouer sa défaite. » Ce serait une erreur de
        vouloir baser la dignité humaine sur l'orgueil humain, à l'encontre de celui
        des animaux, et nous ne pouvons expliquer notre victoire sur eux et leur soumission
        que par notre art plus grand de la dissimulation. Nous nous glorifions de cet
        art : nous l'appelons « raison », et nous croyons, grâce à cet art, pouvoir
        fièrement nous distinguer de l'animal, parce que cet art est capable, entre
        autres choses, de nous rendre semblables à Dieu ; – sur quoi Méphistophélès
        donne son opinion à lui, quand il trouve que l'homme n'emploie sa raison « que
      pour être plus brute que n'importe quel animal ».
      
L'animal, dans
        sa grande sincérité et naïveté, ne sait évaluer combien est moralement
        méprisable cet art par lequel nous l'avons soumis ; il y reconnaît, en tout cas,
        quelque chose de démoniaque, et il y obéit avec crainte. Or, si l'homme
        qui commande exerce la clémence et une bonté aimable envers l'animal devenu désormais
        timide, nous pouvons supposer qu'il reconnaît dans son maître quelque chose de
        divin et qu’il honore et aime si fortement ce trait divin, qu’il emploie ses vertus
        naturelles de courage exclusivement à son service, fidèle jusqu'à la mort la
        plus douloureuse. Comme le saint est poussé irrésistiblement à témoigner sa foi
        en Dieu par des tortures et par la mort, de même, l'animal est enclin à
        témoigner son amour pour son maître qu'il vénère comme un dieu. Un lien unique,
        que le saint avait déjà pu rompre, attache l'animal, car il ne peut être que
        sincère à la nature : la pitié pour ses petits. Mais dans les embarras qui en
        résultent, il sait prendre une décision. Un voyageur laissa sa chienne qui l'accompagnait,
        et qui venait de mettre bas, dans l'écurie d'une auberge, et retourna seul chez
        lui, à trois heures de là ; le lendemain matin, il trouva, sur la paille de sa
        cour, les quatre petits et la mère morte auprès d'eux ; elle avait fait le
        chemin, pleine d'anxiété et de hâte, portant chaque fois un de ses petits ; ce
        n'est donc qu'après avoir déposé le dernier chez son maître, que, n'étant plus
        forcée de le quitter, elle s'était abandonnée à une mort retardée dans la
      douleur.
      
Voilà ce que
        le citoyen « libre » de notre civilisation appelle « fidélité de chien »,
        appuyant avec mépris sur le mot « chien ». Et nous ne prendrions pas exemple
        sur l'animal, dont nous sommes les maîtres, exemple qui nous édifie et nous
        émeut, dans un monde d'où le respect a entièrement disparu, ou, s'il y
        existe encore, n'est qu'une feinte hypocrite ? Lorsque, parmi les hommes, se
        rencontre une fidélité dévouée jusqu'à la mort, nous devrions reconnaître dès
        maintenant un noble lien de parenté avec le monde animal, et cela ne serait pas
        pour nous humilier ; car mainte raison démontre que cette vertu est pratiquée par
        les bêtes plus purement, plus divinement que par les hommes ; l’homme, en
        effet, est capable de reconnaître dans la souffrance et dans la mort,
        abstraction faite de leur valeur reconnue par le monde, une expiation qui rend
        heureux, tandis que l'animal, sans considérer par raisonnement un avantage moral
        éventuel, se sacrifie entièrement et purement à l'amour et à la fidélité ; – il
        est vrai que nos physiologistes se chargent d'expliquer cela comme un simple
      processus chimique de certaines substances élémentaires.
      
A ces singes
        qui, dans l'angoisse de leur imposture, grimpent à l'arbre de la Science, il faudrait en tout
        cas recommander de regarder non pas dans l'intérieur d'un animal en vie, mais
        plutôt, avec un peu de tranquillité et de réflexion, dans ses yeux ; l'homme de
        science y verrait peut-être, exprimé, pour la première fois, ce qu'il y a
        de plus digne pour les humains : la sincérité, l'impossibilité du
        mensonge, et alors, en y regardant de plus près, lui parlerait la tristesse sublime
        que la nature ressent de l'orgueil pitoyable et faillible du savant : car, lorsqu'il
      fait une plaisanterie scientifique, l'animal prend la chose au sérieux.
      
Que le savant détourne
        d'abord son regard sur son prochain qui, né dans l'indigence absolue, souffre
        vraiment, usé dès sa plus tendre enfance par des travaux excessifs qui ont
        ruiné sa santé, mourant prématurément de mauvaise alimentation et de
        traitements impitoyables de toute sorte, – sur ce prochain qui le considère d’un
        air inquiet, avec une soumission stupide : peut-être alors se dira-t-il que
        celui-là est en tout cas et sûrement un homme comme lui. Ce serait un résultat.
        Mais si vous ne pouvez pas imiter l'animal compatissant qui, de bon cœur, partage
        la faim de son maître, tachez de le surpasser en aidant votre prochain affamé à
        se procurer la nourriture nécessaire, ce qui vous serait facile en le mettant
        au même régime que le riche et en donnant ce superflu de nourriture qui le rend
        malade à qui il permettrait de redevenir bien portant ; et il ne sera point besoin
        pour cela de mets succulents tels que les alouettes, qui sont mieux dans l'air
        que dans votre estomac. Mais alors il faudrait souhaiter que votre art y suffit.
      Or, vous n'avez appris que des arts inutiles.
      
Des droits à
        la délivrance d'un héritage considérable dépendaient de la mort, différée jusqu'à
        une certaine date, d'un seigneur hongrois moribond : les intéressés payèrent d'énormes
        honoraires aux médecins pour prolonger ce mourant jusqu'au jour fixé ; les médecins
        furent appelés ; il y avait là quelque chose d'intéressant pour la « science ». Dieu
        sait combien de saignées et d'empoisonnements ils pratiquèrent ! On triompha ;
        l'héritage nous échut et la science fut brillamment rémunérée. On peut bien
        penser que tant de science ne serait pas employée au profit de nos pauvres
      ouvriers. Mais peut-être autre chose en résulterait : un profond retour en nous-mêmes.
      
L'horreur que
        tout le monde éprouve sans doute pour les pires traitements imaginables,
        appliqués aux animaux, au profit prétendu de notre santé, – et celle-ci serait
        la pire chose que nous pussions posséder dans un monde sans coeur – [cette
        horreur] ne provoquerait-elle pas toute seule ce retour, ou bien faudrait-il
        commencer par nous montrer que cette utilité était erronée, sinon trompeuse, et
        qu’il s’agissait en vérité d’une vanité de virtuose ou de la satisfaction d'une
        curiosité stupide ? Attendrions-nous que la vivisection humaine fît de
        nouveaux sacrifices à « utilité »? Ne faut-il pas que l'intérêt de l'État ait plus de valeur pour nous
      que celui de l'individu ?
      
Un Visconti,
        duc de Milan, édicta contre les grands criminels d'État une pénalité qui fixait
        à quarante jours la durée des tortures mortelles du délinquant. Cet homme
        semble avoir réglementé à l'avance les études de nos physiologistes ; ceux-ci
        savent prolonger les tourments d'un animal capable de les supporter à quarante
        jours précisément, dans les cas les plus favorables, mais moins comme
        autrefois, par cruauté calculée, que par économie. L'édit de Visconti fut
        ratifié par l'État et l'Église, car personne ne s'insurgea contre lui ; ceux-là
        seuls qui ne considéraient pas ces tourments terribles comme un pis-aller se
      trouvèrent poussés à égorger l'État, en la personne de monseigneur le duc.
      
Que l'État
        moderne se mette à la place de ces « criminels d'État », et qu'il jette
        messieurs les vivisecteurs, déshonneur de l'humanité, à la porte de leurs
        laboratoires. Laisserions-nous encore cette tâche aux « ennemis de État »,
        étant considérés comme tels, d'après la plus récente législation, ceux qu’on
        nomme « socialistes » ? – En effet, nous apprenons que – tandis
        que l'État et l'Église se creusent la cervelle pour savoir s'ils doivent
        s'occuper de nos revendications et s'il ne faut pas, d'autre part, craindre la
        colère de la « science » offensée – l'invasion violente d'un de ces
        laboratoires de vivisection, qui s'est produite à Leipzig, ainsi que l'achèvement
        rapide des animaux dépecés, étendus, conservés pour des semaines de martyre, et
        une bonne raclée administrée au gardien qui surveillait ces horribles salles
        de tortures ont été considérés comme une atteinte brutale au droit de
      propriété, et attribués à des menées socialistes subversives.
      
Qui ne
        deviendrait socialiste en voyant que notre effort contre la perpétuation de la
        vivisection et la pétition pour son abolition sont repoussés par l'État et
      l'Empire ?
      
Mais il ne
        saurait être question que de l'abolition absolue, non d'une «
        restriction aussi étendue que possible », sous le « contrôle de l'État » ; car
        il ne pourrait s'agir, en fait de contrôle de l'État, que de la présence d'un
        gendarme spécialement qualifié à toute conférence physiologique de messieurs
      les professeurs devant leurs « spectateurs ».
      
Notre
        conclusion, au point de vue de la dignité
          humaine, est que celle-ci ne se manifeste que là
            où l'homme peut se différencier de l'animal par la pitié qu'il aurait pour
            l'animal même, car nous pouvons apprendre de l'animal la pitié à l'égard de
      l'homme, dès que l'animal est traité raisonnablement et avec humanité.
      
Si cette
        conclusion faisait rire de nous, et si nos intellectuels
          nationaux devaient nous rejeter ; si la vivisection continuait à prospérer
          en public et dans le privé, nous devrions du moins un bienfait à ses défenseurs,
          c'est que, même comme hommes, nous quitterions volontiers et de bon coeur ce
          monde où « un chien ne pourrait plus continuer à vivre », même si l’on ne
          devait pas nous jouer un Requiem
      allemand[2].
      Bayreuth, octobre 1879.
Œuvres en prose, Tome XIII, « Lettre contre la vivisection »,
      
tr. fr. J.-G. Prod’homme, Paris, Delagrave, 1925, p. 5-28.
      
    
  
  
  
  
   
    
    
    
      
      
[1] En français dans le texte.
      
[2] Allusion au Requiem allemand de Brahms. (Note du trad.)
 
