J.R.R. Tolkien, philologue, romancier et catholique fervent, a toujours refusé de réduire Le Seigneur des Anneaux à une “allégorie chrétienne”. Pourtant, son œuvre entière baigne dans une vision du monde profondément façonnée par la foi. Le christianisme chez Tolkien n’est pas prêché : il est incarné, tissé dans la texture même du récit. La foi, la chute, la rédemption, la liberté et la grâce y apparaissent non comme des dogmes, mais comme les lois secrètes de l’univers. Chez lui, la vérité chrétienne se dissimule dans la beauté du mythe — non pour l’atténuer, mais pour la révéler avec une force renouvelée.
Tolkien a toujours vu la mythologie comme un moyen de dire le vrai sous la forme du merveilleux. Dans son essai On Fairy-Stories, il développe la notion de “sub-création” : l’homme, créé à l’image de Dieu, devient lui-même créateur en imagination. En inventant des mondes, il ne rivalise pas avec le Créateur, il participe à son œuvre. L’art, loin d’être illusion, est une humble imitation du pouvoir divin de donner forme au réel. Ainsi, créer la Terre du Milieu est pour Tolkien un acte théologique : c’est manifester le reflet de la lumière originelle dans un univers abîmé.
Le monde de Tolkien est structuré par une théologie implicite de la Création et de la Chute. Dans Le Silmarillion, Ilúvatar — Dieu unique — crée le monde à travers une grande musique interprétée par les Ainur, ses esprits subordonnés. L’harmonie initiale est brisée par la dissonance de Melkor, ange rebelle qui veut composer sa propre mélodie. Cette “chute par orgueil” reprend la rébellion de Lucifer. Le mal n’est pas une substance autonome : il est la corruption d’un bien. C’est une vérité d’inspiration augustinienne : le mal est parasitaire, stérile, incapable de créer véritablement. Il déforme, il imite, mais ne peut jamais engendrer la beauté.
Cette théologie du mal traverse toute l’œuvre. Sauron, comme Melkor, n’invente rien : il contrefait, il uniformise, il réduit la diversité du vivant à la mécanique du pouvoir. Le Mordor est le royaume de la dé-création, où tout ce qui vit est asservi. La victoire contre Sauron n’est donc pas seulement militaire : elle est spirituelle. Elle repose sur la fidélité à ce qui est humble, libre, non corrompu. Le mal échoue parce qu’il ne comprend pas le bien. Il ignore la force de la pitié, de la faiblesse assumée, de la compassion. Ainsi, Frodo et Sam deviennent les instruments paradoxaux d’un salut que ni la force ni la sagesse des puissants n’auraient pu obtenir.
Cette primauté du petit sur le grand est au cœur de la vision chrétienne de Tolkien. Le Christ, note-t-il, renverse les hiérarchies du monde : les derniers deviennent les premiers. Les hobbits incarnent ce renversement : des êtres modestes, sans pouvoir ni gloire, deviennent les porteurs du destin du monde. Comme dans les Évangiles, la victoire passe par le renoncement. Frodo triomphe non en dominant, mais en portant la croix du fardeau. L'Anneau Unique est la figure du péché et du pouvoir absolu qui corrompt absolument. Le refus de l’utiliser, ou du moins la lutte contre sa séduction, est un combat spirituel. Il symbolise la tension entre le libre arbitre et la grâce.
La Providence, omniprésente mais discrète, est l’un des éléments les plus chrétiens de l’œuvre. Tolkien rejetait toute idée de “destin aveugle”. Les événements obéissent à une sagesse supérieure qui ne supprime pas la liberté des créatures. Gandalf le dit à Frodo : “Bilbo était destiné à trouver l’Anneau, et toi à le porter. Et c’est une pensée encourageante.” Cette coïncidence entre liberté humaine et dessein divin exprime la conviction que la grâce n’annule pas la volonté, elle la guérit. Même les fautes, comme la pitié de Bilbo ou la chute de Gollum, sont mystérieusement intégrées à un plan de salut. Le mal, chez Tolkien, n’a jamais le dernier mot : il se retourne contre lui-même pour servir un bien plus grand.
Cette théologie de la grâce s’accompagne d’une christologie voilée. Le Christ n’apparaît pas dans la Terre du Milieu, mais son image se divise et se répand à travers plusieurs figures. Gandalf meurt et ressuscite, en guide et prophète. Aragorn incarne le roi guérisseur qui revient restaurer le royaume — figure messianique explicite. Frodo, enfin, est le serviteur souffrant, qui porte sur lui le poids du mal et dont la victoire le brise. Aucun d’eux n’est le Christ, mais tous participent symboliquement à son mystère. C’est la logique de l’Incarnation disséminée : Dieu agit dans le monde à travers des médiations humaines.
La beauté, pour Tolkien, est elle-même une voie de connaissance spirituelle. Il affirmait que la “joie d’une histoire bien contée” est une préfiguration de la joie eschatologique. Dans tout conte véritable, il y a ce qu’il appelait l’eucatastrophe : ce retournement inattendu où le désespoir se mue en salut. C’est l’éclat de la grâce dans le récit. L’eucatastrophe du Seigneur des Anneaux survient au moment où tout semble perdu : Gollum, instrument du mal, accomplit malgré lui la délivrance du monde. Ce renversement est, selon Tolkien, l’écho esthétique de la Résurrection : la victoire de la lumière au cœur de la nuit.
Son christianisme donne aussi à sa vision du monde une tonalité sacramentelle. Tout est signe, tout est participation à l’être divin. La nature, les montagnes, les arbres — surtout les arbres — sont chargés de présence. La création n’est pas neutre : elle est bénie. D’où la nostalgie qui parcourt son œuvre : le regret d’un monde où la beauté était encore perçue comme reflet de Dieu. L’exil des Elfes, la fin du Troisième Âge, symbolisent la perte du sacré dans l’histoire. Mais Tolkien ne cède jamais au désespoir. Même diminuée, la lumière continue de briller : “La flamme d’Anor n’est pas morte.”
Cette foi se manifeste aussi dans sa méfiance envers la modernité. Pour lui, le monde industriel et technocratique est l’héritier du Mordor : il transforme la création en ressource, le travail en domination. L’orgueil technique, la démesure prométhéenne, sont des formes contemporaines de la tentation de Melkor. Le remède n’est pas la fuite, mais la conversion du regard : retrouver la gratitude, la contemplation, la mesure. La charité, la fidélité, la simplicité sont des vertus de résistance spirituelle.
Enfin, Tolkien voyait dans le mythe chrétien l’accomplissement de tous les mythes anciens. Il admirait les sagas nordiques, mais les jugeait inachevées, tragiques, privées de rédemption. Le christianisme, disait-il, est “le mythe devenu réalité”. En Jésus-Christ, la poésie du monde s’est faite histoire. Le conte de fées s’est incarné. C’est pourquoi, selon lui, raconter des mythes chrétiens n’est pas mensonge : c’est participer à la Vérité par la beauté. L’art, quand il est vrai, devient prière.
Tolkien meurt en 1973, le rosaire à la main. Sa foi n’a jamais été une idéologie, mais une atmosphère intérieure, une respiration du monde. Son œuvre entière peut se lire comme une méditation sur la grâce : comment la lumière persiste dans la nuit, comment la faiblesse sauve la force, comment la parole crée et guérit. Chez lui, la foi n’est pas imposée au lecteur : elle se révèle comme un parfum. La Terre du Milieu est une parabole du monde réel, transfigurée par la conviction que, même au fond du désespoir, “une autre lumière veille, que l’ombre ne peut atteindre.”