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C’est en 1970 que parut ce livre exceptionnel de Morris et Linda
Tannehill. Son ambition n’est pas mince : il est question de montrer
qu’une société de liberté absolue, telle que prônée par les libertariens,
est non seulement concevable en théorie, in abstracto, mais parfaitement possible in concreto. Ferraillant contre les badernes qui répètent depuis des lustres, comme un 78 tours rayé, que « l’État est un
mal nécessaire », les auteurs précisent à quelles conditions exactes une
société authentiquement libre peut exister et prospérer dans notre
monde sublunaire. Pour établir leur démonstration rigoureuse, Morris
et Linda Tannehill arpentent les principaux domaines de la vie en
communauté, justice, défense, police, santé, répondent du tac au tac,
sans d’ailleurs jouer aux plus malins, aux objections classiques que
leurs adversaires leur opposent et concluent que le triomphe de la
liberté réelle doit passer par la nécessaire abolition de l’État qui va de
pair avec la stricte application du principe de libre entreprise et de la
libre concurrence dans tous les secteurs, y compris ceux que l’on
considère d’ordinaire, par paresse, comme étant du ressort exclusif de
l’État, les légendaires droits régaliens.
Les Tannehill ne nous emportent point dans un voyage contemplatif
vers la cité de Coucou-les-Nuées des Oiseaux d’Aristophane, ils
gardent les pieds sur terre et s’intéressent de près, de façon très
technique, à la résolution des délicates affaires du quotidien. Pas de
science-fiction, du réalisme pur jus, de la déduction haut de gamme,
du concept de pointe. Tout à l’opposé d’un Karl Marx qui resta si
vague dans sa description de sa société communiste du futur qu’aucun
de ses sectateurs ne tomba d’accord sur ce qu’il convenait de faire
avant que Lénine ne tranchât le nœud gordien, en fonction de ses
intérêts politiques du moment et de la folie ambiante.
La liberté par le marché est à situer dans son époque afin d’en montrer
la fraîcheur, l’originalité, l’excellence – et aussi son extraordinaire
actualité.
Dans les années cinquante et soixante, tandis qu’une vaste partie du
monde vivait, pétrifiée, dans la terreur imposée par la Guerre froide,
divers courants alternatifs et de multiples individualités aux talents
singuliers portaient eux aussi, à bout de bras, l’idéal de liberté. La
Beat Generation, aux États-Unis, suivie par le mouvement hippie, le
Summer of Love de 1967, le festival de Woodstock en 1969 ou les
événements de Mai 68 en France, empruntèrent un tout autre chemin
que celui préconisé par les Tannehill. On en vit sans tarder le résultat :
il mena ceux qui le suivirent les yeux fermés, comme charmés par le
joueur de flûte de Hamelin, dans un cul-de-sac.
Les ouvrages ébouriffants de Jack Kerouac sont un régal, et les
aventures hallucinogènes de ses «clochards célestes » qui faisaient la
route, virevoltant dans la quête mystique d’un déconditionnement
total les conduisant à approcher, à Big Sur ou ailleurs, quelque
nirvana approximatif, sont chers à mon cœur. Seulement les membres
de ce mouvement mal défini, sans rigueur ni tentative de mise en
forme conceptuelle, ont achevé leur course vers les étoiles éparpillés,
hagards, perdus ou désabusés, sombrant dans la drogue à outrance ou
la soulographie triste. Kerouac lui-même, revenu de tout, comme
Arthur Rimbaud après avoir procédé au « dérèglement de tous les sens »
et s’échappant, tel un vulgaire colon, vers la Corne de l’Afrique, se mit
à soutenir les Marines durant la guerre du Vietnam, pris dans les rets
d’une exaltation frénétique de l’impérialisme yankee jadis décrié.
D’autres mirobolants auteurs se sont perdus dans le labyrinthe
abstrus de leurs fantasmes mal maîtrisés, tel Hunter S. Thompson, le
fulminant fondateur du journalisme gonzo. Quel personnage !
Comment ne pas l’apprécier ! Mais ses limites et sa perception biaisée
de la réalité l’empêchèrent, lui aussi, de concevoir une alternative
crédible à la pesanteur de la société où il trempait. Amateur de l’anti-
étatiste H.L Mencken, assidu lecteur du génial Fountainhead d’Ayn
Rand (dont il admirait le héros, l’architecte créatif et intransigeant
Howard Roark porté à l’écran par King Vidor en 1949), et, en outre,
ardent défenseur du port d’armes, le politiquement incorrect et
légèrement libéral Thompson s’est pourtant rapproché, au fil des ans,
des démocrates, fasciné qu’il était par JFK, on ignore pourquoi, et il
fut même, un temps, tenté par les lubies de Karl Marx.
De l’autre côté de l’Atlantique, dans l’Ancien Monde, la chute fut
encore plus raide : la liberté tant revendiquée, avec raison, par la
jeunesse estudiantine s’est tout de suite faite kidnapper par les
mouvements gauchistes, trotskistes, maoïstes et autres tabarins
torves et sanglants. Même les théoriciens jouant le rôle de paraître
plus subtils que les tribuns des rues échevelés s’époumonant au
Quartier latin, comme les situationnistes de Guy Debord, gens raffinés
certes, se sont laisser entraîner bêtement par les sirènes du marxisme
en vogue, s’accaparant, par habitude et fainéantise, son vocabulaire
trop hégélien pour être honnête et ses théories grossières de prophète
matérialiste inapte au travail intellectuel sérieux. Leur attrait pour
des conceptions erronées dont les épouvantables manifestations
étaient pourtant visibles, sur le théâtre des opérations, depuis des
décennies, laisse pantois. C’est pourtant bien ainsi que les choses se
passèrent, dans un fort curieux oubli du réel, déformé à loisir, au gré
de la fantaisie de chacun : une façon malheureuse de s’engager pour
une cause, la fameuse Cause avec majuscule obligée, litanie de
l’époque, celle du Peuple, bien sûr, comme Jean-Paul Sartre le
répétait, en martelant naturellement, cela allait de pair, que « tout
anticommuniste est un chien ».
La liberté, la liberté ! criaient-ils tous, comme s’ils aboyaient pour
avoir un os à ronger ou plutôt obtenir le droit d’avoir sous la main une
boutique Fauchon à dévaliser. Si le célèbre aphorisme « Il est interdit
d’interdire » est une parodie de Jean Yanne, on eut droit néanmoins à
des formules audacieuses et ne manquant pas de piquant : « Chacun
est libre d’être libre », « Tout ce qui est discutable est à discuter », ou
encore « Un homme n’est pas stupide ou intelligent : il est libre ou il n’est
pas libre ». Très bien, merveilleux, poétique, admirable ! On se fut
volontiers exclamé : encore ! encore !, comme à la fête à Neu-Neu.
Sauf que tous ces cris, ces palpitations d’incendie, ces revendications
peintes sur les murs les soirs d’errance ne reposaient sur rien d’autre
qu’un élan émotif, un gigantesque ras-le-bol du vieux monde, celui
que décriaient « Les Cahiers du cinéma » : l’univers de papa-maman,
une hiérarchie jugée illégitime, l’oppression en noir et blanc d’une
société opaque, trop lourde à porter pour la jeune génération éprise
d’air pur.
C’était un immense cri du cœur de la jeunesse qui s’estimait
emprisonnée. Mais cette même jeunesse, hélas, trois fois hélas, ne fut
pas capable de s’emparer d’armes intellectuelles pillées ailleurs que
dans les arsenaux dont les stocks étaient de loin plus vieillots et cent
fois plus ringards que les cadres décatis de la société contre laquelle
elle pestait et prétendait se rebeller.
Preuve que cette agitation n’était pas sérieuse, tous ses adeptes ou
presque, du rogue Serge July au rodomont Daniel Cohn Bendit, ont
fini par s’intégrer, à l’image des bourgeois repus qu’ils se plaisaient à
fustiger jadis, dans le confort onctueux de cette société honnie.
Bénéficiant des bienfaits qu’elle leur accordait, ces ex révolutionnaires
de pacotille, devenus d’affreux bourgeois-bohèmes, se sont mis à
devenir les pires dispensateurs de moraline que le XX
e siècle ait compté, fors les ligues de vertu féministes américaines encourageant
la Prohibition dans les années vingt.
Quant au mouvement hippie, aux États-Unis comme dans le Larzac,
sans mégoter son apport à la libération sexuelle et à la pop culture, il
était désireux de s’extraire de la société de consommation et échoua
lui aussi, totalement, dans son œuvre de sécession. Il vécut quelque
temps dans un délire psychédélique fol et amusant, quelquefois
tragique avec les assassinats perpétrés par la Manson Family. Fondé
sur un bricolage syncrétiste, mêlant spiritualité orientale mal digérée,
jeunisme vaguement sectaire, gouroutisation facile, sexe et came à
tous les étages et pacifisme ultra, il n’a rien su construire qui fut
durable. Tout au plus son élégant symbole Peace and Love (une
adaptation de l’alphabet runique) est-il devenu un logo justifiant une
mode juteuse dont profitèrent abondamment des entreprises capitalistes que les hippies étaient censés rejeter dans les ténèbres extérieures. Horribile dictu, certains d’entre eux finirent leur vie en
capitaine d’industrie, à la manière de Steve Jobs.
Tous ces mouvements manquèrent leur but : l’instauration d’une
société d’intégrale liberté. Fâcheux méchef ! Pourquoi ? Parce qu’ils
s’échappèrent dans tous les sens, au gré du vent et de leurs émotions,
zigzaguèrent comme des étincelles et des chiens fous, ou bien parce
qu’ils furent manipulés par de zélés agitateurs ayant à l’esprit des
desseins différents de ceux des niguedouilles qui les écoutaient bouche
bée. Dans les deux cas, il manquait cruellement une saine théorie à
cette doctrine de la liberté, une théorie non empuantie par les pollutions nocturnes du promeneur solitaire genevois ou par la fumée des
gros cigares du ratiocineur de Trèves, bref une théorie rationnelle,
logique, franche et honnête (c’est-à-dire ne promettant pas le Paradis
sur terre), expliquant par le menu les changements réels qu’elle
entraînerait automatiquement dans tous les secteurs de la société dès
qu’elle serait mise en application.
Mais voilà, quand ils n’étaient pas contaminés par le marxisme, tous
les révoltés des années soixante, qui réclamaient la liberté à cor et à
cri, n’étaient bien souvent, qu’ils en fussent ou non conscients, que
des socialistes utopiques. Certains parmi les plus éclairés d’entre eux
appréciaient Henry David Thoreau et partageaient sa vigoureuse
conception de la désobéissance civile, mais les références n’allaient pas
beaucoup plus loin. Tous, à divers degrés, auraient pu se réclamer de
Jean-Jacques Rousseau. Ils étaient contaminés par le virus de la
« volonté générale », à leur corps défendant.
Joli styliste mais piètre penseur, Rousseau est, au-delà de Marx, le
maître ultime de ceux qui désirent éperdument la liberté mais vont
s’employer, dans le même temps, à choisir la pire des solutions pour
parvenir à réaliser cet idéal. Rousseau rêve de liberté, alors que,
d’après ses écrits, elle demeure une chimère, une illusion, une impossibilité au firmament de ses divagations intellectuelles. Rousseau, ou
la schizophrénie incarnée. Rousseau, en son intime, déteste l’individu.
Pour lui, on ne devient homme que lorsqu’on accède au rang de
citoyen. Le collectif décide. Toujours. On doit forcer quelqu’un à être
libre. Quelle folie ! Il faut contraindre les hommes qui ne se plient pas
à la règle édictée par la collectivité. Et alors seulement ils seront libres.
Malgré eux. Le législateur détient ainsi un pouvoir sans limite.
Pour Jean-Jacques, le mal vient de la propriété : tout est là, le reste
suivra, la débandade en particulier. Les Tannehill ont des formules
frappantes pour démolir cette conception erronée si répandue : « Les
droits de propriété sont les droits de l’homme ». C’est dit, et tout s’illumine aussitôt. Rousseau évoque-t-il un contrat social ? Attrayante
appellation, magie des mots, à ceci près qu’il y a fraude sur la
marchandise puisqu’il ne s’agit que d’un contrat aliénant tous les
droits d’un homme à la société, autrement dit d’une dépossession
factuelle de ses droits. Un contrat, de plus, non signé par les parties
en présence !
De nos jours, les Gilets Jaunes, qui se réclament de la pensée de
Rousseau par Étienne Chouard interposé, en sont au même stade
critique que les pseudo réfractaires des années cinquante et soixante.
Ils sont désarmés intellectuellement face à l’État. Ils le critiquent avec
virulence, ils le dénoncent avec rage.... et puis ils l’acceptent. Et
soudain, ils passent à la vitesse supérieure et changent brutalement
de cap : ils estiment que l’État (le même État qui les matraque et les
éborgne) n’en fait pas assez, et les voilà qui lui demandent de contrôler
davantage la production, la société, leur vie ! État stratège, État
régulateur ! La rengaine éternelle...
À bas l’État = Vive l’État. Moins = plus. Curieuse logique ! Orwell
n’est pas loin et cligne de l’œil. À la façon des libéraux dits classiques,
les GJ font de l’État un « mal nécessaire », ce psittacisme, cette
imposture intellectuelle, alors qu’ils étaient censés se libérer de son
emprise.
Le fond de l’histoire : le principal ennemi, celui qui crée la dysharmonie sociale en empêchant l’autorégulation et en violant avec
constance le droit des gens, celui qui mène des guerres, celui qui
élabore des lois liberticides, celui qui détient le monopole de la
violence légale sur tout un territoire, s’octroyant ainsi, en pratique,
tous les droits, c’est l’État. Il faut en revenir à la souveraineté absolue
de l’individu. « Prôner l’État, c’est prôner l’esclavage », écrivent avec
fermeté les Tannehill, qui n’éprouvent nulle crainte de démasquer
pareillement les prétentions illusoires de la démocratie, comme Hans-Hermann Hoppe s’y attellera des années plus tard.
Les néo-révoltés n’ont pas compris les rudiments du droit naturel qui
placent l’individu, sa liberté et sa propriété au premier plan, au cœur
de tout. Ils croient sans doute, avec sincérité, lutter pour la liberté
individuelle, mais ils demeurent avec obstination des collectivistes,
comme Étienne Chouard qui se déclare anarchiste tout en estimant
intéressante l’idée que toute la population soit composée de fonctionnaires. Y a-t-il un logicien dans l’avion ? On ne peut pas être
collectiviste et défendre les droits de la liberté individuelle. C’est
inconciliable, comme le présent ouvrage le démontre, avec une rare
pertinence, à chaque page.
Ni la Beat Generation, ni les hippies, ni les soixante-huitards, ni, de nos
jours, les GJ n’ont compris grand-chose à la question du droit naturel,
qui éclaire pourtant la piste à suivre dans la noirceur du monde. C’est
de cette ignorance abyssale que vient tout le mal. Car c’est d’ici, de
cette borne, celle du droit naturel, que tout démarre.
Les uns ont fini dispersés au bout de quelques années de déambulations, ou avinés au fond du caniveau, faute d’avoir su comprendre
les règles de base que la réalité sociale et la nature de l’homme
imposaient à l’esprit de celui qui veut avancer et non tourner comme
un bourricot autour de son puits ; les autres tentent de faire une
révolution française 2.0 avec des ronds-points en guise de Bastille et
des principes ayant mené à la terreur robespierriste, au génocide vendéen,
puis à l’Holodomor de Staline. Compulsion de répétition.
Naïveté, cynisme, et frappante méconnaissance des principes qui
doivent guider une action et organiser une société afin qu’elle puisse
devenir enfin libre et juste.
La Liberté par le marché remet les choses au clair. L’argumentation est
limpide, bien construite, aérée, progressive, détaillée, rationnelle.
Tout l’édifice du livre repose sur une idée simple, un principe d’éthique
universelle minimale, semper virens : le principe de non-agression. Ce
principe, compréhensible de tous, admis par toutes les traditions et les
civilisations les plus élevées, est jour après jour violé par le monopole
coercitif de l’État, qui ment, vole, impose ses conceptions du berceau
au linceul, sans jamais tenir compte du consentement de l’individu et
en lui interdisant tout droit de sécession.
Au moment où j’écris, la sinistre affaire de la Covid-19 prouve abondamment l’immanité étatique. La réédition de cet ouvrage tombe à
pic pour déciller tous ceux qui refusent la servitude volontaire, les
esprits libres qui ont décidé de ne plus vivre en somnambules et de
s’évader d’un système étouffant devenu invivable. Il est à espérer
qu’une poignée d’irréductibles en fasse son viatique pour en propager
les idées.
Sait-on encore raisonner au XXIe siècle ? Si la réponse est négative, il
va promptement falloir s’y remettre ! Cet ouvrage, destiné à devenir
un classique sous nos latitudes, va nous y aider.
Paul-Éric Blanrue,
Saint-Honorat, 15 août 2020.