C'est sur la suggestion de Köselitz, en 1879, que Nietzsche a eu l’idée de se rendre dans la mythique Sérénissime. Il espérait être en mesure d’y faire un tour dès le mois de mars : « Mardi 25 mars, à 7h45 du soir, j’arrive à Venise et vous m’embarquerez. N’est-ce pas ? Vous me louerez un logement particulier (une chambre avec un bon lit chaud) (Bâle, 1er mars 1879) ». Mais il ne peut réaliser son souhait pourdes raisons de santé : « Je ne peux décidément pas venir ! J’ai été trop mal en point » (Bâle, 19 mars 1879). Partie remise.
Köselitz insiste auprès de son ami, car « Venise, si belle, le guérirait peut-être », comme l’écrit le biographe Daniel Halévy (Nietzsche, 1944). Köselitz, Vénitien d’adoption depuis avril 1878, célèbre le calme et la qualité tonique de l’air marin que l’on respire au Lido et la vue sur la lagune, Venise et les Alpes qu’on y admire depuis le fort San Niccolo. Il lui expédie cinq aquarelles en représentant les paysages. Réponse du philosophe : « Seule l’actuelle, inimaginable irritabilité de mes yeux m’interdit le Lido » (Wiesen, 5 juin 1879). Du soleil, oui, mais pas trop...
Le 29 décembre 1879, Nietzsche annonce à sa sœur Elisabeth qu’il a subi « 118 jours de crises graves » au cours de l’année écoulée. Il se croit à l’article de la mort. Malwida von Meysenbug loue la manière « grandiose » dont « meurt » son ami... Venise est loin... Il faut encore attendre pour découvrir la Dominante.
Grâce à Dieu, à Dionysos ou à ses médecins, Nietzsche recouvre de façon graduelle une santé qui ne parvient pas à se stabiliser. Le 16 février 1880, les conditions d’un séjour vénitien semblent réunies. Köselitz multiplie les promesses : « Venez connaître l’azur lumineux de nos nuits saturées d’invisibles étoiles ; venez connaître ce ciel débordant, qui semble tou- jours prêt à produire le miracle de quelque pluie d’or ». Nietzsche est conquis. Il est prêt. Cette fois, il en est !
Le 23 février, Köselitz quitte Venise pour aller chercher son ami qui séjourna à Riva, sur le lac de Garde, dans le Tyrol du sud. Le 13 mars, levés aux aurores, tous deux se rendent en calèche à Vérone, qu’ils visitent. Ils en apprécient le grand jardin Giusti. Puis ils arrivent à Venise, à 7h30 du soir, lorsque le soleil décline derrière le Rialto.
Nietzsche, qui, malgré tout, ne s’est pas départi « d’une certaine méfiance » à l’égard de la Sérénissime (lettre à Franz Overbeck, de Riva, 12 mars 1880), y pose enfin ses va- lises. Dans quel lieu ? Nous sommes devant un dilemme. Première énigme !
Selon le chercheur Gérard-Julien Salvy (Un Carnet vénitien, Éditions du regard, 2001), Nietzsche réside brièvement avec Köselitz à l’Hôtel Sandwirth, aujourd’hui Hôtel Gabrielli (4 étoiles), situé dans un palais vénitien du XIVe siècle, Riva degli Schiavoni, à côté de Saint- Marc, face à l’île de San Giorgio Maggiore. La basilique abbatiale du même nom, de style Renaissance, chef-d’œuvre d’Andra Palladio (1508-1580), est un élément visuel essentiel du panorama de la Piazzetta avec ses deux colonnes supportant un lion ailé et saint Théodore monté sur un crocodile, rappel des deux piliers qu’Hiram de Tyr édifia pour le palais du roi Salomon. De cet hôtel, on aperçoit à main droite, la Douane de mer et la Salute, dont nous allons reparler.
Si la présence de l’écrivain Franz Kafka (1883-1924) est assurée dans cet hôtel en septembre 1913, puisqu’une plaque commémorative le rappelle au visiteur, je n’ai pas trouvé d’indication particulière prouvant le passage de Nietzsche et de son compère.
Au contraire, le tome IV de la Correspondance janvier 1880-décembre 1884 de Nietzsche éditée par Gallimard en 2015, en sa note 16 de la page 563 pour être précis, donne comme première adresse la Casa Fumagalli, Calle del Ridotto, de l’autre côté de la Piazzetta ! Le seuil de cette maison d’hôte, non loin de Saint-Marc, peint par Ernest Meissonier (1815-1891) en 1888, atteste qu’elle donne sur le Grand Canal, l’église Santa Maria della Salute et la Douane de mer, située à l’extrémité du sestiere (quartier) du Dorsoduro : une admirable vue de Venise, moins stéréotypée que celle prise de l’autre côté du Grand Canal et pointant vers Saint-Marc. C’est celle qu’eut Marcel Proust (1871-1922) lorsqu’il séjourna non loin de là, en octobre 1900, à l’Hôtel de l’Europe, son insolite voyage vénitien sans sa mère.
La basilique, que tous les Vénitiens appellent « la Salute », se dresse au sud du Grand Canal. C’est l’un des premiers monuments que Nietzsche a dû voir en arrivant. On peut la contempler, éclairée de nuit, sur la couverture de ce livre ou, de jour, dans le cahier photographique. Elle est appréciée à cause de sa beauté architecturale, mais aussi parce qu’elle a été bâtie sur ordre du Sénat pour remercier la Vierge d’avoir chassé la peste, qui, depuis l’été 1630, avait décimé le tiers de la population de la ville : l’église baroque est de forme octogonale pour symboliser la couronne de sainte Marie. L’inauguration se fit en 1631, et sa construction, menée par l’architecte Baldassare Longhena (1596-1682), a duré soixante ans et ne fut achevée qu’en 1692, après la mort de l’architecte. Elle est le bâtiment de Venise supporté par le plus grand nombre de pilotis de bois : pas moins d’un million !
Quant à la Douane de mer (Dogana da mare), œuvre de Giuseppe Benoni (1618-1684), elle est placée à la pointe des Zattere, ces quais longs de 1,5 km, permettant aujourd’hui l’une des plus belles promenades vénitiennes, face à la Guidecca, un secteur préservé des hordes de rastaquouères armés de perches télescopiques pour smart- phone. C’est par ce bâtiment que les navires du monde entier entraient dans la Sérénissime au temps de sa splendeur et payaient leur droits de douane afin de pouvoir déposer leurs marchandises (épices, soies, teintures...) dans le centre commerçant de la ville où se trouvaient banques et marchands, le Rialto. Sur les bureaux des douanes datant du XVIIe siècle, des atlantes supportent une sphère d’or surmontée d’une Fortune, divinité italique de la Chance et servant ici prosaïquement de girouette. C’est à cet endroit que le Grand Canal et le Canal de la Guidecca se rejoignent.
Dans les bâtiments annexes se trouvaient jadis les entrepôts de sel, qui ont fait la richesse de Venise, lui permettant de financer ses monuments et ses palais (v. Jean- Claude Hoquet, Venise et le monopole du sel, Belles-Lettres, 2012). Ils sont prêtés aujourd’hui, pour une trentaine d’années, à l’homme d’affaire français François Pinault, qui en a fait un musée pour y exposer des œuvres d’art de sa collection qu’on apprécie... ou pas.
Au vu de sa Correspondance, il paraît évident que Nietzsche a séjourné à la Casa Fumagalli, car il parle d’un « appartement disposant d’un poêle chaud » et non d’une chambre d’hôtel tout confort. Il est toutefois peu probable que la pièce qu’occupe Nietzsche dans ce quartier donne direc- tement sur le Grand Canal. Peut-être ne contemple-t-il la Salute et la Douane de mer que lorsqu’il quitte la Casa pour entamer ses marches journalières. En tout cas, il est manifeste qu’il s’y sent trop à l’étroit puisqu’il n’y reste pas et se met en quête d’une résidence correspondant à d’autres critères.
Avant de trouver un logement à son goût, il fait suivre son courrier chez Köselitz, qui se trouve, lui, dans l’est du sestiere du Cannaregio, au n° 5256 de l’étroite Calle Nuova (aujourd’hui Calle Nova), dans la paroisse de San Canciano. Nous nous y retrouverons bientôt.
Nietzsche ne tarde pas à se mettre au travail. Même s’il est muni de son Guide Baedeker, sorte de Routard de son temps, il n’est pas à Venise pour admirer les monuments, mais pour avancer à grands pas dans ses projets littéraires. Chaque jour, il se réserve de longues heures non pour écrire mais pour dicter, tant ses yeux le font souffrir, son nouveau livre Aurore à son hôte, qui lui fait aussi la lecture comme à un convalescent.
Le 15 mars, il écrit à sa mère Franziska : « J’ai ici un bon appartement, tranquille, j’ai même un poêle chaud ; la place Saint- Marc est à proximité. Hier, beau temps, mais froid, toutefois j’ai pu dans l’après-midi prendre un café à l’air libre, avec de la musique, tout était décoré de fanions et les pigeons de Saint-Marc volaient autour paisiblement. Que des ruelles à l’ombre avec un pavement dur et tout à fait poli. Mon logement n’est que provisoire...»
Ne cherchant guère à découvrir les mystères et les secrets de Venise, Nietzsche aimera, durant tous ses séjours, à passer du temps sur cette place universellement connue et déjà peuplée de touristes en cette seconde moitié du XIXe siècle. C’est la seule piazza de Venise, l’unique espace qui mérite ce nom, les autres petites places étant appelées des campi. On y est ébloui par le Palais des Doges, la basilique Saint-Marc et le Campanile, splendides édi- fices dont les guides traditionnels disent très bien tout ce qu’il convient de dire. La description de Saint-Marc par Paul Morand (1888-1976) dans Venises (1971) suffit à notre bonheur : une « mosquée dont le pavement déclive et boursouflé ressemble à des tapis de prière juxtaposés. »
Pour pinailler, notons que nous ne voyons plus aujourd’hui exactement le même Campanile que celui qu’a connu Nietzsche : cette tour de garde, dont la première phase de construction remonte au IXe siècle, s’est écroulée le 14 juillet 1902, et la reconstruction « à l’identique » aussitôt effectuée a été achevée en 1912. Mais il est vrai que toute la ville a un peu changé, notamment parce qu’elle s’est enfoncée dans les eaux de 23 cm durant ce dernier siècle !
Le 22 mars, Nietzsche envoie une carte postale à sa sœur Elisabeth, qui réside à Naumburg, en Allemagne, au bord du fleuve de la Saale, lui apprenant que « Venise a une influence bénéfique sur nombre de migraineux de son espèce ». Face à la Salute, qui signifie santé en italien, il espère bien recouvrer la sienne qui, depuis la guerre de 1870, lui fait amèrement défaut !
Le 27 mars, Nietzsche déménage dans un appartement situé au nord de Venise, éloigné de plusieurs centaines de mètres de celui de Köselitz, en passant, à pied, par le Colleone du sculpteur florentin Andrea del Verrochio (1435-1488). Cette splendide statue équestre en bronze se dresse sur le Campo dei Santi Giovanni e Paolo, en face de la Scuola Grande di San Marco, transformée en hôpital depuis le XIXe siècle, tout en dentelles d’arches, de pilastres et de niches, et de la basilique que les Vénitiens nomment San Zanipolo (contraction, dans le zézaiement de la suave langue vénitienne, de San Giovanni e Paolo), nécropole des Doges de Venise. Il dispose cette fois d’une chambre donnant sur un canal et la mer Adriatique, au second étage du Palazzo Berlendis (le lecteur trouvera plusieurs indices sur cette demeure au chapitre 11 !).
Ce Colleone, devant lequel Nietzsche est passé tant et tant de fois, et dont le visage, pour le visiteur contemporain, n’est pas sans rappeler celui de l’acteur allemand Klaus Kinski (1926-1991) dans le film de Werner Herzog (1942) intitulé Aguirre, la colère de Dieu (1972) était un condottiere du nom de Bartolomeo Colleoni (env. 1395- 1475). Né près de Bergame, devenu général en chef de la République de Venise, ce militaire controversé, car passé d’un camp à l’autre, mais estimé pour son courage et son désir de gloire, peut être considéré comme la figure de l’un de ces hommes d’action et d’éclats appartenant aux époques prestigieuses d’un passé révolu qu’affectionnait Nietzsche.
Dans Le Voyage du Condottière (1932), André Suarès (1868-1948), peu amateur du « philosophe au marteau », le décrit en des termes qu’on jurerait empruntés à la pensée nietzschéenne : « Il domine Venise même (...) Qu’il est beau dans la grandeur, mon Colleone. Et combien la grandeur porte toute vérité et toute beauté virile. Un peu moins de grandeur, et l’œuvre serait seulement terrible : elle ne donnerait que de l’effroi. Colleone à cheval marche dans les airs. S’il fait un pas, il ne tombera pas. Il ne peut choir. Il mène sa terre avec lui. Son socle le suit. Qu’il avance, s’il veut : il ira jusqu’au bout de sa ligne, par-dessus le canal et les toits, par-dessus Cannaregio et Dorsoduro, par delà toute la ville. Il ne fera jamais retraite. Il va irrésistible et sûr. Il a toute la force et tout le calme. »
Pour rire, en jouant sur l’homophonie du nom avec l’italien coglione, Paul Morand l’appellera « le grand couillon ». L’endroit est mythique pour les casanovistes, puisque c’est au pied de cette statue que Giacomo Casanova (1725-1798) donna un rendez-vous fameux à une religieuse libertine de haut lignage, arrivée en gondole sous un déguisement de cavalier, et dont il ne transmet dans ses mémoires que les initiales « M.M ».
Nietzsche ne s’offrira pas ces plaisirs vénériens au pays du chevalier de Seingalt. Pour autant que l’on sache, en Italie, il n’y a qu’à Gênes qu’il s’est autorisé à fréquenter les dames de petite vertu. Au XIXe siècle, Venise n’était plus le « bordel de l’Europe » qu’elle avait été un siècle plus tôt, avant l’invasion française et autrichienne !
Le jour de son déménagement, Nietzsche écrit à son ami Franz Overbeck (1837-1905), professeur de théologie protestante à Bâle et gestionnaire de sa modeste pension : « Je m’installe aujourd’hui dans un nouveau logis, découvert par mes soins et situé conformément à mes impératifs, non pas sur les étroites lagunes, mais aussi librement qu’en bord de mer, avec vue sur l’île des Morts », laquelle n’est autre que l’île San Michele, le cimetière de Venise, situé face aux Fondamenta Nuove, d’où l’on peut voir l’île de Murano et ses verroteries. Il est peu probable qu’il s’y soit rendu. Il s’extasie plutôt des pavés de Venise, de son temps clair, de l’absence de poussière « et des ombres comme une forêt ». Autant rester ancré dans le centre intiatique de la Beauté !
À la même date, il fournit davantage de détails dans une carte postale adressée à sa mère Franziska. Son nouvel appartement est situé « de telle façon que je dispose d’une longue promenade à l’ombre du rivage (env. 20 minutes) [NDA : possédant plusieurs ponts, les Fondamenta Nuove forment un quai d’environ un kilomètre de long] et, de ma fenêtre, j’ai la vue libre sur la mer (je me sentais oppressé en ville). Ma chambre a 22 pieds de haut, 22 pieds de large et 23 pieds de long [NDA : soit environ 6m sur 7m], avec un beau marbre, un escalier d’apparat, avec cela la plus étrange indigence. C’est moi qui l’ai découvert (...) Ai visité le Lido, à cause des bains de mer l’été : bon ! »
Le Lido et ses kilomètres de plages ? L’île, devenue une station balnéaire à la moitié du XIXe siècle, était encore sauvage à cette époque. Le poète britannique Lord Byron (1788-1824), dont le Manfred (1817) est une préfiguration du Surhomme, aimait y chevaucher durant des heures avant d’aller trousser une admiratrice dans le Palais Mocenigo, où il vivait avec un ours et des singes !
Mais Nietzsche ? Sa présence en ces lieux paraît incongrue, s’agissant d’un philosophe que l’on imagine austère, monacal, incapable de savourer les joies simples de l’existence, comme les bains de mer et le farniente. Pourtant l’on sait qu’il apprécie les piscines et une carte postale à Köselitz du 8 janvier 1881 nous apprend, tandis qu’il réside à Gênes, qu’il se délecte d’être « étendu, en silence, au bord de la mer, comme un lézard au soleil ». À sa mère et sa sœur, il écrit le même jour le plus grand bien qu’il pense de son parasol ! Ainsi, c’est avec un plaisir non dissimulé et porteur d’un maillot de bain (on sait qu’il possède aussi un bonnet ad hoc qui devait lui donner fière allure !) qu’il s’est rendu dans cette île à laquelle on accède en dix minutes depuis Venise en empruntant un vaporetto. Au XIXe siècle, quand on n’y allait pas à la nage à l’instar de Byron, les gondoles ou de grandes barques faisaient office de ferries. Nietzsche sortant de l’eau et s’ébrouant sur une dune de sable doré tel un schnauzer par temps de pluie, voilà un drôle de tableau qui, à ma connaissance, n’a pas encore été réalisé ! Avis à l’éventuel peintre de talent qui compterait au nombre des lecteurs de cet ouvrage.
Le reste du temps est plus studieux. Il y écrit le 2 avril à sa famille : « Köselitz me fait la lecture, il vient l’après-midi à deux heures et quart et le soir à huit heures et demie, chaque fois pour une heure à une heure et demie » (v. Curt Paul Janz, Nietzsche biographie, Les dernières années bâloises, le libre philosophe, tome II, Gallimard 1984, p. 332).
Après avoir songé à demeurer à Venise durant tout l’été, notre homme se ravise à cause du sirocco, ce vent en provenance de l’Afrique du Nord, chaud, sec, poussiéreux qui l’incommode, mais aussi en raison de la pluie qui tombe sur la région sous forme d’orages, et des moustiques qui pullulent dans le secteur.
Malgré ce climat et l’été arrivant, qui ne lui convient guère, il reste à Venise plus de trois mois, jusqu’au 29 juin 1880.
À son retour, Nietzsche, de tempérament mélancolique, ne cesse de songer à son séjour dans la Sérénissime qui l’a subjugué : « Ma santé a été à Venise meilleure qu’à Naumburg et à Riva, j’ai bonne allure » (Venise, 22 juin 1880) ; « Ma santé était bien meilleure à Venise » (Gênes, 22 décembre 1880).
Paul-Éric Blanrue