BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

dimanche 14 novembre 2021

Albert Spaggiari. Sa devise était la même que celle de Casanova : ÉVADEZ-VOUS !



"Avant cette aventure - ou ce casse si vous préférez - je m'étais assoupi pendant huit longues années. Le commerce. J'ai essayé ça aussi. J'ai tout essayé. Il s'agissait d'un magasin de photo. Un vrai coma. Le revenu, la TVA, les allocations, la Sécurité sociale, les assurances obligatoires, les impôts locaux, les vignettes, les autoroutes, les parkings, les contraventions, les contributions, la voirie, les enseignes, les balayeurs, la télé, les ristournes, les petits cadeaux, les passe-droits, les flics, les hôpitaux, les fêtes patronales, les cotisations, les mutuelles... J'ai payé pour tout. Pour les enfants que je n'ai pas eus, pour la bêtise universelle. On me faisait même payer pour ma merde qui aurait dû enrichir la terre.
Les percepteurs et les polyvoleurs défilent chez moi, me pressent, m'acculent. Je n'y comprends rien. Jusqu'à présent je n'ai toujours fait commerce que de ma vie. On m'embrouille, on me bouscule. Attention, je dois être poli, sinon gare !
Pas savoir : majoration 10%
Pas sourire : majoration 10%
Paye, connard ! Crache, rampe, lèche, vieille pute !
(...)
Être un loup, c'est ma loi naturelle, mon premier réflexe. J'en avais marre de tous ces communards d'alors avec leurs manifs de pleurnichards à pancartes. Marchais et sa clique ont châtré des régiments de moutons en leur promettant des réfrigérateurs et des couvertures chauffantes. Et ça marche ! Pauvre France ! Ces lunatiques parlent de justice et d'égalité sociale pour une vie soi-disant meilleure. Mon cul ! On vous a seulement anesthésiés à coups de congés payés, on a fait de vous des ventres mous, des êtres sans fierté, avilis par la certitude d"avoir toujours à bouffer aussi longtemps que vous gueulerez assez fort pour emmerder tout le monde. Mon cul ! Camarades, gardez vos moutons !"

Albert Spaggiari, Les Égouts du paradis. Sans haine, sans violence et sans arme, Albin Michel, 1978.

dimanche 7 novembre 2021

"Chroniques de l'en-bas" : préface de Paul-Éric Blanrue au premier livre (exceptionnel et enivrant samizdat !) de Louis-Egoïne de Large.




Ce livre que Nietzsche eût qualifié d’intempestif ne plaira pas à tout le monde, et c’est tant mieux, car rien ne pourrait davantage déplaire à son auteur ! Louis-Egoïne de Large pratique le « plaisir aristocratique de déplaire », comme l’un de ses maîtres et complices, Charles Baudelaire, qui se faisait fort d’être l’un des grands incompris de ce « stupide XIXe siècle » que vitupérait Léon Daudet, afin de faire enrager les moralistes à la petite semaine, tous ceux d’alors qui avaient payé par la perte de leur honneur la qualité de membre de toutes les ligues de vertu de l’époque où consternation et dénonciation étaient considérées comme la plus haute forme de noblesse qui se puisse imaginer dans les salons. Aussi retrouvera-t-on dans cet ouvrage la plupart des sujets ayant le don d’irriter ignares satisfaits et aigris haineux – et Dieu sait s’ils sont légion par les petits matins blêmes de notre apocalypse qui courent ! 

Par-dessus le marché, Louis-Egoïne de Large traite ses thèmes de prédilection avec brio et décontraction, sans s’excuser ni demander son reste, dans un style tantôt gothique, direct, alerte, punchy, euphorique, glacial, qui se situe dans un univers parallèle, quelque part entre les naturalistes et les auteurs du romantisme noir passés sous le signe de la Croix, dans un coin de galaxie situé entre Joris-Karl Huysmans, les frères Goncourt, Barbey d’Aurevilly et Léon Bloy.  

Rassurons-nous tout de suite, il n’est pas seulement question, dans les lignes qui suivent, de provoquer l’indignation gratuite des sottes gens ou l’ire des belles âmes. D’abord ce serait trop facile, elles sont si fragiles aujourd’hui qu’une aile de papillon voletant hors des sentiers battus suffit à les faire fondre en larmes. Non, Louis-Egoïne est un être authentique, pas un poseur. Malgré ses airs de dandy, il ne frime pas. Il n’est pas un insoumis pour rire. Il tient davantage de Ted Bundy que de George Brummell. Ou mieux : de Francis Heaulme, le serial killer fameux, son fantôme préféré de la place Saint-Jacques de Metz : Sherlock Heaulme, pour brouiller les pistes ! Tout ceci littérairement, s’entend (je ne voudrais pas qu’il soit dérangé en rentrant chez lui au petit matin, au retour d’une soirée arrosée, par une descente de police inopportune, l’empêchant de profiter d’un somme bien mérité).  

Louis-Egoïne a en revanche parfaitement compris d’instinct une chose qui devrait être tatouée sur le front de tout écrivain désirant être libre avant tout : il faut toujours et en tout lieu, à commencer par la page blanche qui nous tient éveillé chaque nuit, oser parler avec franchise, se mesurer à son destin, savoir être « un garçon sans importance collective, tout juste un individu », comme disait Céline, autrement dit écrire comme un être différencié selon la formule géniale de Julius Evola.  

Voilà le plus difficile ! Être un homme singulier et persister dans sa différence avec constance et vigueur. Outre que l’on déplaît à la masse grégaire des conformistes « qui clignent de l’œil » – ce qui n’est jamais grave comme nous l’avons dit – on se montre à découvert, le cœur écorché, à vif, les viscères à l’air, pas toujours sous son meilleur jour, volontiers blafard, se promenant avec une âme de travers soumise aux yeux de la multitude, ne disposant guère de base de repli pour battre en retraite et se défendre contre la Bêtise au front de taureau qui attaque à tout bout de champ ceux qui ne cherchent pas à être habiles mais seulement véridiques. Écrire librement, sans désir de faire carrière dans les salons parisiens ou de montrer sa fraise dans les cocktails, c’est se lancer dans une opération de guérilla, c’est faire de l’action directe et du base jump. C’est prendre de gros risques. Dans ce domaine, il n’y a pas d’assurance. On est seul pour le saut périlleux, sans filet. Pour résister et avancer sur ce terrain miné, il faut être muni d’un solide arsenal intérieur, cultiver un royaume spirituel où son drapeau est profondément planté. 

Ce que le lecteur trouvera réunis dans ce livre ce sont des écrits de jeunesse avec leur part d’innocence cruelle et la naïveté des conquérants. Il ne faut pas s’y tromper cependant : c’est dans ces années de formation que le cœur prend ses couleurs. Le ton adopté s’apaisera peut-être avec le temps, mais il y a fort à parier que la peinture de la vie, des humains et de la société que l’on y trouve brossée ne s’affadira pas au fil des années. On sent à plein nez derrière chaque mot la marque d’un authentique caractère et derrière chaque question posée sous la forme d’affirmations péremptoires la soif inextinguible d’une vérité à trouver, d’une énigme existentielle à résoudre. 

Je sais d’avance les critiques qui seront adressées à l’auteur de cet ouvrage. Ce seront bien entendu ses contradictions, le grand écart qu’il fait entre le Ciel et la Terre (voire les enfers), son admiration partagée pour Simone Weil et Vladimir Nabokov. Comment ? Voici un garçon qui se passionne pour Dieu et qui dévore des yeux, en même temps, sans se gêner, en pleine folie transgenre, woke et #MeToo, la première nymphette qui lui passe sous le nez ! Qu’est-ce que ce schizophrène ? Un fou dangereux à mettre d’urgence sous morphine ? J’aurais pu répondre, comme on disait jadis, pour pardonner leurs dérives aux auteurs sulfureux : mais c’est un poète, voyons. Mais non, mais non, Louis-Egoïne est mieux encore : c’est un être humain, un être vivant ! Avec ses turbulences et ses chamboulements. Sa conscience compliquée, ses repentirs, ses évolutions. Comme tout un chacun ! À la différence près qu’il en assume toute la consistance, qu’il décrit ses tensions, qu’il ne censure pas ses conflits intérieurs ni ses antagonismes métaphysiques. Il les note scrupuleusement. Pour lui. Pour nous, pour notre plaisir. On doit lui en savoir gré. 

Les esprits ayant quelque fond religieux lui trouveront un goût de perversité démoniaque et les athées se gausseront de ses obsessions mystiques, vraiment pas à la mode pour un radis. 

Mais primo, la mode, on s’en fiche totalement. Laissons les athées dans le purgatoire où ils croupissent, en espérant pour eux qu’ils n’éprouvent pas de haut-le-cœur en visitant la Salute de Venise ou la basilique Saint-Pierre de Rome, et intéressons-nous deux minutes aux esprits imbus de religion, qui, sans doute, y verront le plus à redire. 

Louis-Egoïne de Large est un chrétien, et un chrétien spécial en ce sens qu’il n’élude pas ses péchés en public. C’est rare, car quand on écoute nos semblables, en particulier sur les réseaux sociaux, on a l’impression d’avoir affaire à une armée de franciscains en route pour la conversion de l’univers. Louis-Egoïne affronte-t-il ses faiblesses ? Pas tout à fait, à la vérité, il a même parfois tendance à les prendre en affection, à les « romantiser », ou, à tout le moins, à les observer non sans tendresse. Mais il ne se dérobe pas à leurs descriptions. Pas d’escamotage : la liberté va de pair avec la vérité ! « La vérité vous rendra libres », lit-on dans l’Évangile selon saint Jean. Nous y sommes. Avouer son péché, le magnifier même, c'est souhaiter son remède, et c'est donc, à sa façon, désirer la grâce de Dieu. Luther, je crois, a dit cela quelque part. 

Faut-il esquiver ses travers et passer son existence dans la peau d’un autre, comme l’ont fait tant de chrétiens masqués, à l’instar de Julien Gracq, Claudel ou François Mauriac ? Louis-Egoïne ne le pense pas, et je suis d’avis qu’il a mille fois raison.  

La chair est faible ? Quelle découverte ! Relisons les Confessions de saint Augustin et la vie de Charles de Foucauld ! Tout y est. Nous sommes tels des anges déchus, tombés dans la matière, des produits de chair, d’os et de sang. La belle affaire ! 

À ce propos, écoutons C. S. Lewis, qui s’est converti au christianisme sous l’influence de J. R. R. Tolkien et de G. K. Chesterton, ce qui n’est pas de la gnognotte, jusqu’à devenir l’un des principaux apologistes chrétiens de la première moitié du XXe siècle : « Quiconque estime que les chrétiens considèrent l’impudicité comme le vice suprême a complètement tort. Les péchés de la chair sont les moindres de tous. Les pires jouissances sont toutes purement spirituelles et se caractérisent par le plaisir de mettre autrui dans son tort, de régenter, de patronner, de jouer les trouble-fête, de médire, de se complaire dans les plaisirs du pouvoir et de la haine. ». Notre bon C. S. Lewis poursuit : « Le christianisme est presque la seule religion qui exalte le corps, qui croit que la matière est bonne et que Dieu lui-même revêtit une fois le corps humain ».  

De fait, si la matière est intrinsèquement mauvaise, s’il faut la rejeter dans les ténèbres extérieures, pourquoi diable (si je puis dire) Dieu s’est-il fait homme, et pourquoi est-il ressuscité après être passé par la mort où il se trouvait si bien puisque redevenu être pur ? Excellente question que peu de catholiques, obsédés à l’envers par le sexe, se posent ! Si Dieu nous a donné un corps et nous en promet la résurrection, c’est en partie pour notre bonheur. Si Dieu est passé par Marie, par l’intermédiaire bien connu du Saint-Esprit, pour offrir son Fils aux hommes au lieu de le faire descendre tout frais d’une soucoupe volante, c’est sans doute qu’il existe une solide raison à cela ! N’oublions pas que « Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu », comme le disent saint Irénée, saint Athanase, saint Grégoire de Naziance et saint Grégoire de Nysse, et que cette idée fantastique hélas peu développée dans nos églises d’Occident représente la véritable essence du christianisme : la transfiguration finale de la matière et la glorification de la chair. 

Les cathos puritains seraient-ils devenus gnostiques ? Parlons-en ! Les gnostiques qui se sont de tout temps opposés à la doctrine voyant le salut par la matière, que disent-ils ? Pour eux, seule compte l’étincelle d’esprit qui se trouve dans tout homme. C’est merveilleux. Tout le reste est à bannir. C’est déjà moins fun. Depuis la Chute, la matière est donc à jeter aux ordures. Mais attention, le Prince de ce monde a plus d’un tour dans son sac, et c’est au nom de la malédiction de la matière dans laquelle le premier couple est tombé à cause du péché originel que les gnostiques les plus radicaux, considérant que tout est vicié, que l’aliénation est universelle et qu’il faut être un insoumis total dans cet univers enténébré, ont joué le tout pour le tout et mené une révolte cosmique. C’est ainsi que le plus ancien d’entre eux, Simon le Mage, qui affirmait être le Soleil et son épouse Hélène, ancienne prostituée, la Lune, énonçait que c’est de leur nouveau couple sacré, faisant l’amour dans l’union libre des étoiles contre les commandements d’un démiurge qu’ils exécraient, qu’allait être rétabli l’ordre premier : il annonçait le retour du paradis sur terre par la débauche extatique et l’orgie sacrée ! Le grand déconditionnement par la négation de la négation ! Basilide, Valentin, Ptolémée, Carpocrate reprendront sa pensée contestataire et militeront pour l’amoralisme et l’assouvissement des pulsions, manière mystique de s’affranchir des entraves matérielles et de tuer la mort humaine, trop humaine, pour s’en délivrer afin de s’envoler vers un ciel d’absolu néant, sous la forme d’un libre esprit délesté de toute particule terrestre. « Qui veut faire l’ange fait la bête… » 

Bref, prenez-la comme vous voulez, la chair est là, il faut faire avec. Même aux yeux de Luther, ce grand obsédé sexuel devant l’Éternel, « la chasteté a aussi son impiété », qui réside dans l'importance qui lui est attribuée. En somme, si vous n’êtes pas des saints, contentez-vous de ne pas juger, vous gâcheriez votre plaisir. Appréciez ce livre pour ce qu’il est : le dévoilement de la vie intérieure d’un homme de style en voie de libération. 

Comme le disait encore C.S. Lewis : « Personne, d’après l’expérience des sens, ne peut nier qu’être amoureux est bien meilleur que la sensualité commune ou l’égocentrisme glacé ». Soyons donc amoureux ! Ce qu’on accomplit par amour se situe toujours « par-delà le Bien et le Mal », comme l’a diagnostiqué avec justesse le docteur Nietzsche. Pauvres vertueux vantards qui se placent sous le signe de l’orgueil en jugeant maladivement tout et tout le monde, vice essentiel, mal suprême, début de la ruine spirituelle, et qui voient tout avec leur œil de cyclope embué par la moraline !

Paul-Éric Blanrue

  

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vendredi 5 novembre 2021

NIETZSCHE À VENISE : PREMIER SÉJOUR (13 MARS - 29 JUIN 1880). Par Paul-Éric Blanrue.




C'est sur la suggestion de Köselitz, en 1879, que Nietzsche a eu l’idée de se rendre dans la mythique Sérénissime. Il espérait être en mesure d’y faire un tour dès le mois de mars : « Mardi 25 mars, à 7h45 du soir, j’arrive à Venise et vous m’embarquerez. N’est-ce pas ? Vous me louerez un logement particulier (une chambre avec un bon lit chaud) (Bâle, 1er mars 1879) ». Mais il ne peut réaliser son souhait pourdes raisons de santé : « Je ne peux décidément pas venir ! J’ai été trop mal en point » (Bâle, 19 mars 1879). Partie remise.

Köselitz insiste auprès de son ami, car « Venise, si belle, le guérirait peut-être », comme l’écrit le biographe Daniel Halévy (Nietzsche, 1944). Köselitz, Vénitien d’adoption depuis avril 1878, célèbre le calme et la qualité tonique de l’air marin que l’on respire au Lido et la vue sur la lagune, Venise et les Alpes qu’on y admire depuis le fort San Niccolo. Il lui expédie cinq aquarelles en représentant les paysages. Réponse du philosophe : « Seule l’actuelle, inimaginable irritabilité de mes yeux m’interdit le Lido » (Wiesen, 5 juin 1879). Du soleil, oui, mais pas trop...

Le 29 décembre 1879, Nietzsche annonce à sa sœur Elisabeth qu’il a subi « 118 jours de crises graves » au cours de l’année écoulée. Il se croit à l’article de la mort. Malwida von Meysenbug loue la manière « grandiose » dont « meurt » son ami... Venise est loin... Il faut encore attendre pour découvrir la Dominante.

Grâce à Dieu, à Dionysos ou à ses médecins, Nietzsche recouvre de façon graduelle une santé qui ne parvient pas à se stabiliser. Le 16 février 1880, les conditions d’un séjour vénitien semblent réunies. Köselitz multiplie les promesses : « Venez connaître l’azur lumineux de nos nuits saturées d’invisibles étoiles ; venez connaître ce ciel débordant, qui semble tou- jours prêt à produire le miracle de quelque pluie d’or ». Nietzsche est conquis. Il est prêt. Cette fois, il en est !

Le 23 février, Köselitz quitte Venise pour aller chercher son ami qui séjourna à Riva, sur le lac de Garde, dans le Tyrol du sud. Le 13 mars, levés aux aurores, tous deux se rendent en calèche à Vérone, qu’ils visitent. Ils en apprécient le grand jardin Giusti. Puis ils arrivent à Venise, à 7h30 du soir, lorsque le soleil décline derrière le Rialto.

Nietzsche, qui, malgré tout, ne s’est pas départi « d’une certaine méfiance » à l’égard de la Sérénissime (lettre à Franz Overbeck, de Riva, 12 mars 1880), y pose enfin ses va- lises. Dans quel lieu ? Nous sommes devant un dilemme. Première énigme !

Selon le chercheur Gérard-Julien Salvy (Un Carnet vénitien, Éditions du regard, 2001), Nietzsche réside brièvement avec Köselitz à l’Hôtel Sandwirth, aujourd’hui Hôtel Gabrielli (4 étoiles), situé dans un palais vénitien du XIVsiècle, Riva degli Schiavoni, à côté de Saint- Marc, face à l’île de San Giorgio Maggiore. La basilique abbatiale du même nom, de style Renaissance, chef-d’œuvre d’Andra Palladio (1508-1580), est un élément visuel essentiel du panorama de la Piazzetta avec ses deux colonnes supportant un lion ailé et saint Théodore monté sur un crocodile, rappel des deux piliers qu’Hiram de Tyr édifia pour le palais du roi Salomon. De cet hôtel, on aperçoit à main droite, la Douane de mer et la Salute, dont nous allons reparler.

Si la présence de l’écrivain Franz Kafka (1883-1924) est assurée dans cet hôtel en septembre 1913, puisqu’une plaque commémorative le rappelle au visiteur, je n’ai pas trouvé d’indication particulière prouvant le passage de Nietzsche et de son compère.

Au contraire, le tome IV de la Correspondance janvier 1880-décembre 1884 de Nietzsche éditée par Gallimard en 2015, en sa note 16 de la page 563 pour être précis, donne comme première adresse la Casa Fumagalli, Calle del Ridotto, de l’autre côté de la Piazzetta ! Le seuil de cette maison d’hôte, non loin de Saint-Marc, peint par Ernest Meissonier (1815-1891) en 1888, atteste qu’elle donne sur le Grand Canal, l’église Santa Maria della Salute et la Douane de mer, située à l’extrémité du sestiere (quartier) du Dorsoduro : une admirable vue de Venise, moins stéréotypée que celle prise de l’autre côté du Grand Canal et pointant vers Saint-Marc. C’est celle qu’eut Marcel Proust (1871-1922) lorsqu’il séjourna non loin de là, en octobre 1900, à l’Hôtel de l’Europe, son insolite voyage vénitien sans sa mère.

La basilique, que tous les Vénitiens appellent « la Salute », se dresse au sud du Grand Canal. C’est l’un des premiers monuments que Nietzsche a dû voir en arrivant. On peut la contempler, éclairée de nuit, sur la couverture de ce livre ou, de jour, dans le cahier photographique. Elle est appréciée à cause de sa beauté architecturale, mais aussi parce qu’elle a été bâtie sur ordre du Sénat pour remercier la Vierge d’avoir chassé la peste, qui, depuis l’été 1630, avait décimé le tiers de la population de la ville : l’église baroque est de forme octogonale pour symboliser la couronne de sainte Marie. L’inauguration se fit en 1631, et sa construction, menée par l’architecte Baldassare Longhena (1596-1682), a duré soixante ans et ne fut achevée qu’en 1692, après la mort de l’architecte. Elle est le bâtiment de Venise supporté par le plus grand nombre de pilotis de bois : pas moins d’un million !

Quant à la Douane de mer (Dogana da mare), œuvre de Giuseppe Benoni (1618-1684), elle est placée à la pointe des Zattere, ces quais longs de 1,5 km, permettant aujourd’hui l’une des plus belles promenades vénitiennes, face à la Guidecca, un secteur préservé des hordes de rastaquouères armés de perches télescopiques pour smart- phone. C’est par ce bâtiment que les navires du monde entier entraient dans la Sérénissime au temps de sa splendeur et payaient leur droits de douane afin de pouvoir déposer leurs marchandises (épices, soies, teintures...) dans le centre commerçant de la ville où se trouvaient banques et marchands, le Rialto. Sur les bureaux des douanes datant du XVIIsiècle, des atlantes supportent une sphère d’or surmontée d’une Fortune, divinité italique de la Chance et servant ici prosaïquement de girouette. C’est à cet endroit que le Grand Canal et le Canal de la Guidecca se rejoignent.

Dans les bâtiments annexes se trouvaient jadis les entrepôts de sel, qui ont fait la richesse de Venise, lui permettant de financer ses monuments et ses palais (v. Jean- Claude Hoquet, Venise et le monopole du sel, Belles-Lettres, 2012). Ils sont prêtés aujourd’hui, pour une trentaine d’années, à l’homme d’affaire français François Pinault, qui en a fait un musée pour y exposer des œuvres d’art de sa collection qu’on apprécie... ou pas.

Au vu de sa Correspondance, il paraît évident que Nietzsche a séjourné à la Casa Fumagalli, car il parle d’un « appartement disposant d’un poêle chaud » et non d’une chambre d’hôtel tout confort. Il est toutefois peu probable que la pièce qu’occupe Nietzsche dans ce quartier donne direc- tement sur le Grand Canal. Peut-être ne contemple-t-il la Salute et la Douane de mer que lorsqu’il quitte la Casa pour entamer ses marches journalières. En tout cas, il est manifeste qu’il s’y sent trop à l’étroit puisqu’il n’y reste pas et se met en quête d’une résidence correspondant à d’autres critères.

Avant de trouver un logement à son goût, il fait suivre son courrier chez Köselitz, qui se trouve, lui, dans l’est du sestiere du Cannaregio, au n° 5256 de l’étroite Calle Nuova (aujourd’hui Calle Nova), dans la paroisse de San Canciano. Nous nous y retrouverons bientôt.

Nietzsche ne tarde pas à se mettre au travail. Même s’il est muni de son Guide Baedeker, sorte de Routard de son temps, il n’est pas à Venise pour admirer les monuments, mais pour avancer à grands pas dans ses projets littéraires. Chaque jour, il se réserve de longues heures non pour écrire mais pour dicter, tant ses yeux le font souffrir, son nouveau livre Aurore à son hôte, qui lui fait aussi la lecture comme à un convalescent.

Le 15 mars, il écrit à sa mère Franziska : « J’ai ici un bon appartement, tranquille, j’ai même un poêle chaud ; la place Saint- Marc est à proximité. Hier, beau temps, mais froid, toutefois j’ai pu dans l’après-midi prendre un café à l’air libre, avec de la musique, tout était décoré de fanions et les pigeons de Saint-Marc volaient autour paisiblement. Que des ruelles à l’ombre avec un pavement dur et tout à fait poli. Mon logement n’est que provisoire...»

Ne cherchant guère à découvrir les mystères et les secrets de Venise, Nietzsche aimera, durant tous ses séjours, à passer du temps sur cette place universellement connue et déjà peuplée de touristes en cette seconde moitié du XIXsiècle. C’est la seule piazza de Venise, l’unique espace qui mérite ce nom, les autres petites places étant appelées des campi. On y est ébloui par le Palais des Doges, la basilique Saint-Marc et le Campanile, splendides édi- fices dont les guides traditionnels disent très bien tout ce qu’il convient de dire. La description de Saint-Marc par Paul Morand (1888-1976) dans Venises (1971) suffit à notre bonheur : une « mosquée dont le pavement déclive et boursouflé ressemble à des tapis de prière juxtaposés. »

Pour pinailler, notons que nous ne voyons plus aujourd’hui exactement le même Campanile que celui qu’a connu Nietzsche : cette tour de garde, dont la première phase de construction remonte au IXsiècle, s’est écroulée le 14 juillet 1902, et la reconstruction « à l’identique » aussitôt effectuée a été achevée en 1912. Mais il est vrai que toute la ville a un peu changé, notamment parce qu’elle s’est enfoncée dans les eaux de 23 cm durant ce dernier siècle !

Le 22 mars, Nietzsche envoie une carte postale à sa sœur Elisabeth, qui réside à Naumburg, en Allemagne, au bord du fleuve de la Saale, lui apprenant que « Venise a une influence bénéfique sur nombre de migraineux de son espèce ». Face à la Salute, qui signifie santé en italien, il espère bien recouvrer la sienne qui, depuis la guerre de 1870, lui fait amèrement défaut !

Le 27 mars, Nietzsche déménage dans un appartement situé au nord de Venise, éloigné de plusieurs centaines de mètres de celui de Köselitz, en passant, à pied, par le Colleone du sculpteur florentin Andrea del Verrochio (1435-1488). Cette splendide statue équestre en bronze se dresse sur le Campo dei Santi Giovanni e Paolo, en face de la Scuola Grande di San Marco, transformée en hôpital depuis le XIXsiècle, tout en dentelles d’arches, de pilastres et de niches, et de la basilique que les Vénitiens nomment San Zanipolo (contraction, dans le zézaiement de la suave langue vénitienne, de San Giovanni e Paolo), nécropole des Doges de Venise. Il dispose cette fois d’une chambre donnant sur un canal et la mer Adriatique, au second étage du Palazzo Berlendis (le lecteur trouvera plusieurs indices sur cette demeure au chapitre 11 !).

Ce Colleone, devant lequel Nietzsche est passé tant et tant de fois, et dont le visage, pour le visiteur contemporain, n’est pas sans rappeler celui de l’acteur allemand Klaus Kinski (1926-1991) dans le film de Werner Herzog (1942) intitulé Aguirre, la colère de Dieu (1972) était un condottiere du nom de Bartolomeo Colleoni (env. 1395- 1475). Né près de Bergame, devenu général en chef de la République de Venise, ce militaire controversé, car passé d’un camp à l’autre, mais estimé pour son courage et son désir de gloire, peut être considéré comme la figure de l’un de ces hommes d’action et d’éclats appartenant aux époques prestigieuses d’un passé révolu qu’affectionnait Nietzsche.

Dans Le Voyage du Condottière (1932), André Suarès (1868-1948), peu amateur du « philosophe au marteau », le décrit en des termes qu’on jurerait empruntés à la pensée nietzschéenne : « Il domine Venise même (...) Qu’il est beau dans la grandeur, mon Colleone. Et combien la grandeur porte toute vérité et toute beauté virile. Un peu moins de grandeur, et l’œuvre serait seulement terrible : elle ne donnerait que de l’effroi. Colleone à cheval marche dans les airs. S’il fait un pas, il ne tombera pas. Il ne peut choir. Il mène sa terre avec lui. Son socle le suit. Qu’il avance, s’il veut : il ira jusqu’au bout de sa ligne, par-dessus le canal et les toits, par-dessus Cannaregio et Dorsoduro, par delà toute la ville. Il ne fera jamais retraite. Il va irrésistible et sûr. Il a toute la force et tout le calme. »

Pour rire, en jouant sur l’homophonie du nom avec l’italien coglione, Paul Morand l’appellera « le grand couillon ». L’endroit est mythique pour les casanovistes, puisque c’est au pied de cette statue que Giacomo Casanova (1725-1798) donna un rendez-vous fameux à une religieuse libertine de haut lignage, arrivée en gondole sous un déguisement de cavalier, et dont il ne transmet dans ses mémoires que les initiales « M.M ».

Nietzsche ne s’offrira pas ces plaisirs vénériens au pays du chevalier de Seingalt. Pour autant que l’on sache, en Italie, il n’y a qu’à Gênes qu’il s’est autorisé à fréquenter les dames de petite vertu. Au XIXsiècle, Venise n’était plus le « bordel de l’Europe » qu’elle avait été un siècle plus tôt, avant l’invasion française et autrichienne !

Le jour de son déménagement, Nietzsche écrit à son ami Franz Overbeck (1837-1905), professeur de théologie protestante à Bâle et gestionnaire de sa modeste pension : « Je m’installe aujourd’hui dans un nouveau logis, découvert par mes soins et situé conformément à mes impératifs, non pas sur les étroites lagunes, mais aussi librement qu’en bord de mer, avec vue sur l’île des Morts », laquelle n’est autre que l’île San Michele, le cimetière de Venise, situé face aux Fondamenta Nuove, d’où l’on peut voir l’île de Murano et ses verroteries. Il est peu probable qu’il s’y soit rendu. Il s’extasie plutôt des pavés de Venise, de son temps clair, de l’absence de poussière « et des ombres comme une forêt ». Autant rester ancré dans le centre intiatique de la Beauté !

À la même date, il fournit davantage de détails dans une carte postale adressée à sa mère Franziska. Son nouvel appartement est situé « de telle façon que je dispose d’une longue promenade à l’ombre du rivage (env. 20 minutes) [NDA : possédant plusieurs ponts, les Fondamenta Nuove forment un quai d’environ un kilomètre de long] et, de ma fenêtre, j’ai la vue libre sur la mer (je me sentais oppressé en ville). Ma chambre a 22 pieds de haut, 22 pieds de large et 23 pieds de long [NDA : soit environ 6m sur 7m], avec un beau marbre, un escalier d’apparat, avec cela la plus étrange indigence. C’est moi qui l’ai découvert (...) Ai visité le Lido, à cause des bains de mer l’été : bon ! »

Le Lido et ses kilomètres de plages ? L’île, devenue une station balnéaire à la moitié du XIXsiècle, était encore sauvage à cette époque. Le poète britannique Lord Byron (1788-1824), dont le Manfred (1817) est une préfiguration du Surhomme, aimait y chevaucher durant des heures avant d’aller trousser une admiratrice dans le Palais Mocenigo, où il vivait avec un ours et des singes !

Mais Nietzsche ? Sa présence en ces lieux paraît incongrue, s’agissant d’un philosophe que l’on imagine austère, monacal, incapable de savourer les joies simples de l’existence, comme les bains de mer et le farniente. Pourtant l’on sait qu’il apprécie les piscines et une carte postale à Köselitz du 8 janvier 1881 nous apprend, tandis qu’il réside à Gênes, qu’il se délecte d’être « étendu, en silence, au bord de la mer, comme un lézard au soleil ». À sa mère et sa sœur, il écrit le même jour le plus grand bien qu’il pense de son parasol ! Ainsi, c’est avec un plaisir non dissimulé et porteur d’un maillot de bain (on sait qu’il possède aussi un bonnet ad hoc qui devait lui donner fière allure !) qu’il s’est rendu dans cette île à laquelle on accède en dix minutes depuis Venise en empruntant un vaporetto. Au XIXsiècle, quand on n’y allait pas à la nage à l’instar de Byron, les gondoles ou de grandes barques faisaient office de ferries. Nietzsche sortant de l’eau et s’ébrouant sur une dune de sable doré tel un schnauzer par temps de pluie, voilà un drôle de tableau qui, à ma connaissance, n’a pas encore été réalisé ! Avis à l’éventuel peintre de talent qui compterait au nombre des lecteurs de cet ouvrage.

Le reste du temps est plus studieux. Il y écrit le 2 avril à sa famille : « Köselitz me fait la lecture, il vient l’après-midi à deux heures et quart et le soir à huit heures et demie, chaque fois pour une heure à une heure et demie » (v. Curt Paul Janz, Nietzsche biographie, Les dernières années bâloises, le libre philosophe, tome II, Gallimard 1984, p. 332).

Après avoir songé à demeurer à Venise durant tout l’été, notre homme se ravise à cause du sirocco, ce vent en provenance de l’Afrique du Nord, chaud, sec, poussiéreux qui l’incommode, mais aussi en raison de la pluie qui tombe sur la région sous forme d’orages, et des moustiques qui pullulent dans le secteur.

Malgré ce climat et l’été arrivant, qui ne lui convient guère, il reste à Venise plus de trois mois, jusqu’au 29 juin 1880.

À son retour, Nietzsche, de tempérament mélancolique, ne cesse de songer à son séjour dans la Sérénissime qui l’a subjugué : « Ma santé a été à Venise meilleure qu’à Naumburg et à Riva, j’ai bonne allure » (Venise, 22 juin 1880) ; « Ma santé était bien meilleure à Venise » (Gênes, 22 décembre 1880).

Paul-Éric Blanrue

mardi 2 novembre 2021

Che Guevara, le stratège le plus nul du XXe siècle ! Par Paul-Éric Blanrue.




Renonçant à ses fonctions officielles à Cuba, le Che entreprend d'allumer « deux, trois Viêtnam » dans le tiers monde. Il reprend les armes. C’est l’'aventure congolaise qui tourne au cauchemar, puis celle de Bolivie, qui se conclut par son assassinat. Cette période de la vie du Che est la plus complexe à analyser ; même ses plus ardents défenseurs n’y comprennent pas grand-chose, tant elle contrevient à l’idée qu’il se font du stratège qui avait libéré Cuba quelques années auparavant. Pour y voir clair, reprenons les événement dans l’ordre.

Le 14 mars 1965, Ernesto Guevara descend de l'avion qui le ramène de Prague, après une longue mission diplomatique autour du monde, et s'enferme avec Fidel Castro durant quarante heures à Cojimar, près de La Havane. On ne reverra plus le Che en public. Les rumeurs vont bon train. A-t-il fait défection ? A-t-il été éliminé ? A-t-il été conduit dans un asile d'aliénés ? Ses démêlés avec les bureaucrates cubains sont fréquents ; il soutient qu'une économie socialiste doit être dépourvue de critère de rentabilité. Le discours qu'il a prononcé à Alger, le 24 février précédent, est un véritable réquisitoire contre les Soviétiques, qu'il accuse de « marchander leur soutien aux révolutions populaires au profit d'une politique étrangère égoïste, éloignée des grands objectifs de la classe ouvrière » !

La lumière sur sa disparition ne se fera que deux ans plus tard. En fait, Fidel n'a pas supprimé physiquement son compañero, il lui a seulement, dira-t-il plus tard, « confié d'autres missions qui devraient enrichir son expérience de la guérilla »...

Che Guevara est-il parti volontairement, a-t-il été sacrifié pour des motivations politiques ou est-il la victime d'une rancune personnelle ? Il est possible que sa présence embarrasse Fidel Castro, qui, dès 1959, en a fait son ambassadeur sur les tous les continents. La lettre du Che annonçant son son départ, lue en son absence en octobre 1965, dégage à ce point Fidel de toute responsabilité dans cette affaire que certains n'hésitent pas à lui imputer le retrait brutal d'Ernesto Guevara de la vie politique cubaine.

Néanmoins, le fait est que le Che, grand admirateur de Mao et du défunt Staline (« Celui qui n'a pas lu les quatorze tomes des écrits de Staline ne peut pas se considérer comme tout à fait communiste », déclare-t-il), ne s'est jamais satisfait de la « coexistence pacifique ». Quelques années plus tôt, il publie un traité, La Guerre de guérilla, dans lequel il promeut l'expérience de la révolution cubaine comme méthode de prise du pouvoir dans le tiers-monde. Il appelle de ses voeux à la création d'armées populaires dans chaque point chaud du globe afin de multiplier les fronts pour abattre l'impérialisme yankee. Ce qu'il appelle « allumer deux, trois, plusieurs Viêtnam ».

Homme d'action plus que de pouvoir, « petit condottiere » comme il s'intitule lui-même, le Che, qu'il ait eu ou non le choix de partir, a probablement sauté sur l'occasion qui lui était offerte de se relancer dans une aventure qui lui permettait de mettre en pratique ses théories sur la lutte armée, en même temps qu'elle rendait service à Castro et élargissait l'influence de Cuba dans le camp des non-alignés.

Le 22 mars 1965, au ministère de l'Industrie, Guevara prend congé de ses collaborateurs. Début avril, barbe rasée, maquillé par les services secrets cubains, il s'embarque incognito pour Dar es-Salaam, en Tanzanie. Objectif : intégrer l'Armée de libération du Congo et renverser le pouvoir « impérialiste » qui s'est emparé du pays. Le 11 décembre précédent, dans son discours devant l'Assemblée nationale des Nations Unies, il a déclaré que « tous les hommes libres du monde doivent s'apprêter à venger le crime du Congo », à savoir l'assassinat en janvier 1961, du Premier ministre Patrice Lumumba, qu'Allen Dulles, directeur général de la CIA, les services secrets américains, a qualifié d'« autre Castro ». Le Che se donne cinq ans pour y parvenir. Il n'y restera que sept mois.

Ex-possession belge, indépendante en juin 1960, le Congo-Léopoldville (puis Congo-Kinshasa, puis Zaïre, actuellement République démocratique du Congo) traverse une période agitée. Avec l'aide des États-Unis, le nouveau Premier ministre Moïse Tshombé veut mater la rébellion qui, sous l'inspiration de mouvements progressistes et communistes, embrase le pays. Le Che y envisage une nouvelle Sierra Maestra pour enflammer l'Afrique noire.

         Sur place, une équipe de combattants cubains le rejoint ; tous sont noirs de peau, pour sensibiliser la population à la cause. Fidèle à ses principes, Guevara choisit de se fondre dans le milieu local. Armé d'un dictionnaire de swahili, il porte le nom de Tatu, qui signifie « trois », car il se présente comme le n° 3 de la hiérarchie, après deux hommes noirs.

Un premier petit groupe, dont fait partie Tatu, quitte Dar es-Salaam pour le Congo. Le 22 avril, ils arrivent à Kigoma, sur le lac Tanganyika, qu'ils traversent avec difficulté pour rejoindre Kibamba, qui leur sert de base. Une centaine de guérilleros cubains arrivent ensuite.

Guevara se heurte vite à la réalité congolaise. La nourriture est peu abondante, le paludisme et les maladies vénériennes contractées dans les maisons closes de Kigoma font des ravages parmi les troupes.

Le choc le plus brutal est d'ordre culturel : animisme, polygamie, les schémas comportementaux se fracassent. Lorsqu'il apprend que les Congolais absorbent de la dawa, une « potion magique » censée rendre invulnérable aux balles, et que les soldats refusent par superstition de se réfugier dans des tranchées, le Che s'aperçoit que sa vision du monde est à mille lieues de celles des autochtones. L'optimisme des débuts laisse place à l'inquiétude.

Il découvre aussi qu'il existe de nombreuses dissensions chez les guérilleros. Entre combattants rwandais et congolais, tout d'abord, ce qui rend difficile la lutte commune ; les rivalités ethniques masquent les rapports de force, malgré un ennemi commun, les États-Unis. Entre les combattants congolais du front et leurs dirigeants qui restent à l'arrière, ensuite. 

De plus, la situation militaire n'est guère plus brillante : les désaccords au sein de l'état-major de la rébellion congolaise se font chaque jour de plus en plus évidents. Au bout d'un mois et demi, le Che définit, dans son Journal, l'Armée de libération comme une « armée de parasites », qui ne sait ni s'entraîner ni travailler. L'indiscipline est totale ; les rares combats sont des fiascos. Guevara et le commandant rwandais Mundandi étudient un plan d'attaque contre la centrale électrique de Bendera, située sur le fleuve Kimbi. Bilan : vingt-deux morts, dont quatre Cubains, tués par un déluge d'artillerie. L'attaque prévue au même moment contre la caserne de Katenga, se solde aussi par un échec.

Certains Cubains dépités sont tentés de déserter. Leur comportement ne lève pas la suspicion que nourrissent les Congolais à leur égard. S'y ajoute le manque de chance ; à peine Mitoudidi, chef d'état-major de la guérilla congolaise, tente-t-il de réorganiser le camp de base qu'il se noie en traversant le lac !

Le 7 juillet, après des semaines de tergiversation, Laurent-Désiré Kabila, l'un des chefs maquisards, âgé de 27 ans, accompagné de Massengho, arrive enfin à Kibamba et rencontre le Che qui lui fait part de son désir d'aller sur le front, un « privilège » qui ne lui a pas encore été accordé par les Congolais. Mais Kabila repart au bout de cinq jours pour la Tanzanie et la base du Che se retrouve de nouveau plongée dans une semi-léthargie.

Tatu est las. Il se sent « plus dans la peau d'un étudiant boursier que dans celle d'un combattant ». Tout au plus participe-t-il, le 11 septembre, fusil-mitrailleur au poing, à l'attaque d'un convoi de camions ennemis. Un Rwandais ne respecte pas la consigne et provoque une fusillade générale. Nouvel échec...

Les trois mois suivants accentuent la dégringolade. En septembre, le président tanzanien Julius Nyerere, pourtant allié de Cuba, lâche le Che en suspendant l'autorisation de faire transiter des armes par son pays. Vers la fin du mois, le gouvernement congolais lance une contre-offensive, promettant la vie sauve à tout porteur de tracts antiguérilla se rendant à l'armée loyaliste. Puis Moïse Tschombé est démis de ses fonctions ; pour beaucoup de Congolais, la lutte ne se justifie plus.

La décomposition de l'Armée de libération du Congo est entamée. Guevara se voit dans l'obligation de commencer l'évacuation des Cubains, qui embarquent à l'aube du 21 novembre pour Kigoma. C'est pour lui, note-t-il, un « spectacle douloureux, lamentable, bruyant et sans gloire ». Plaquer le modèle de la Sierra Maestra sur le Congo a été une erreur tragique.

Il passe quatre mois à Dar es-Salaam, dans l'ambassade de Cuba, au secret. Il tente de comprendre sa faillite : « J'ai essayé de faire adopter par mes hommes le même point de vue que moi sur la situation et j'ai échoué. » Avant de rentrer, en catimini, à Cuba, en juillet 1966, il passe quatre autres mois à Prague.

C'est dans la capitale tchécoslovaque qu'il commence à songer à la Bolivie ; il veut y créer un centre de formation de guérilleros. Pourquoi la Bolivie ? Parce qu'elle est limitrophe de cinq poudrières agitées de divers mouvements révolutionnaires : le Pérou, le Chili, le Paraguay, le Brésil et son Argentine natale. De plus, la situation du pays, à la tête duquel se trouve la junte du général Barrientos (démocratiquement élu, pourtant), est marquée par de grandes inégalités sociales ; de larges couches de la population vivent dans la pauvreté. La Bolivie compte enfin cinq millions d'habitants regroupés sur un dixième du pays. En théorie, la tête de pont idéale pour soulever tout le continent sud-américain.

Dans les faits, rien ne va fonctionner comme prévu durant de cette aventure bolivienne.

Chauve, rasé de près et chaussé de grosses lunettes, Guevara, alias Ramón Benitez, quitte La Havane pour Moscou le 23 octobre 1966. À Prague, il prend le train pour Vienne, passe par Paris avant d'embarquer pour le Brésil. Il arrive à La Paz, capitale de la Bolivie, le 3 novembre, avec un passeport uruguayen au nom d'Adolfo Mena González. Puis il redevient « Ramón ».

C'est dans une ferme perdue au bord du rio Nancahuazú, au sud-est du pays, qu'il implante sa base d'entraînement. Ils sont dix-sept Cubains, lui compris, rejoints par une poignée de Boliviens et de Péruviens, formant un groupe d'une cinquantaine de personnes en tout. Comme d'habitude, un optimisme à tous crins est de rigueur au début, même si le Che estime qu'il lui faudra ce coup-ci pas moins de « dix ans avant de terminer la phase insurrectionnelle » !

À nouveau, les problèmes s'accumulent. Il faut supporter le climat de la jungle bolivienne, une géographie hostile, la maladie, les insectes. Le petit groupe n'est pas adapté à ces conditions extrêmes. Le Che doit faire face à des déconvenues liées à la population. En raison d'une récente réforme agraire, les paysans sont moins enclins que prévu à s'enflammer pour la cause des guérilleros, qui ont, du fait de leur fatigue et des maladies, des allures telles qu'ils apeurent ceux qu'ils sont censés venir libérer. Dans la plupart des cas, les paysans, d'origine guaranie, méfiants envers les étrangers, sont indifférents. Il faut ajouter que la région choisie est peu habitée, ce qui rend difficile par définition tout soulèvement populaire.

Parmi les « alliés », même panade. Guevara bénéficie de l'appui de Mario Monje, secrétaire général du Parti communiste bolivien (PCB), qui promet approvisionnement et aide. Mais coup de théâtre, le 31 décembre, après une rencontre tendue avec le Che, Monje met fin à la coopération et appelle à cesser la lutte. Le plus proche soutien du Che retourne sa veste ! Moscou n'a pas besoin de révolution en Amérique latine. L'internationalisme prolétarien n'est plus ce qu'il était...

Lorsque, plus tard, Jorge Kolle, second secrétaire du PCB, et Simon Reyes, dirigeant des mineurs, rentrent de La Havane disposés à débattre avec le Che des conditions de la lutte en Bolivie, la guérilla rurale est coupée de tous liens avec la ville à la suite du début des combats ; la rencontre n'a jamais lieu.

Il faut faire la révolution sans médicament (le Che est asthmatique), sans provision (pour survivre, les rebelles doivent parfois manger leur cheval), sans carte précise et sans communication, leur radio étant incapable d'envoyer le moindre message ! Non relayés, les communiqués de la guérilla ne rencontreront aucun écho ; le Che en est réduit à les laisser à des paysans de rencontre.

Les premières actions de terrain commencent au début de 1967. En février, une vingtaine d'hommes partent en reconnaissance dans la région nord, vers le rio Grande. Ils y restent le double du temps prévu, soit quarante-huit jours, ce qui provoque leur épuisement prématuré et des interrogations dans les rangs.

Moises Guevara (un simple homonyme), ex-membre du PCB, a rejoint la guérilla avec huit recrues. Son arrivée aurait pu être le début d'un retournement de situation ; ce sera une catastrophe. Le 11 mars, deux hommes désertent et l'un d'eux, fait prisonnier, donne ses camarades ; un troisième suivra et confirmera tout. Voilà l'armée informée de l'existence d'une guérilla sur son sol, dont le chef se fait appeler « Ramón » et pourrait être le Che !

Le 23 mars, le premier véritable combat contre une patrouille militaire fait 7 morts et 14 prisonniers dans les rangs de l'armée bolivienne. L'allégresse du Che n'a qu'un temps. La venue d'une équipe de trois « internationalistes », composée de l'intellectuel français Régis Debray, alias « Danton », de l'Argentin Ciro Bustos et de l'Argentino-Allemande Tamara Bunke, alias « Tania », va compliquer singulièrement sa tâche. La Jeep de celle-ci est découverte, avec des documents compromettants. Puis, comme l'armée bolivienne se met en marche, il faut évacuer Régis Debray, qui de son propre aveu ne se sent « pas mûr pour la mort », et Ciro Bustos. Résultat : la guérilla se sépare en deux groupes, celui de Joaquín (identifié par certains comme étant Juan Vitalo Acuna) et celui du Che. Ils ne se reverront plus.

Debray et Bustos sont arrêtés en compagnie du journaliste anglais Roth qui a cherché à faire un scoop. Tandis que Debray est enfermé, Bustos croque les visages des guérilleros, dont il livre tous les noms, et dénonce la présence du Che parmi eux.

L'armée bolivienne a occupé le campement central. Elle perd quelques hommes au cours d'embuscades, mais plusieurs guérilleros de valeur sont tués durant les combats, notamment Eliseo Reyes, « le meilleur homme de la guérilla », selon le Che.

Pour lutter contre la guérilla, l'effectif des soldats boliviens est porté à 5 000 hommes. En face, ils sont 25 à être restés autour du Che (qui porte désormais le pseudonyme de Fernando), arpentant les montagnes dans tous les sens, à la recherche d'eau, de nourriture... et de Joaquín. Ils parcourront environ 600 kilomètres en six mois !

Un front va s'ouvrir un moment ; les districts miniers ont été rebaptisés « Territoires libres » par les ouvriers. Mais l'embellie ne durera pas. Alors que les mineurs décident de soutenir la guérilla, l'armée occupe les installations. Le 7 juin, le gouvernement bolivien décrète l'état de siège. Le 24, c'est le « massacre de la Saint-Jean » : des dizaines de mineurs sont tués, 200 sont envoyés en camps.

Début juillet, l'Armée de libération nationale de Bolivie (tel est le nom de la troupe de rebelles) occupe la localité de Samaipata (1 700 habitants) et reprend momentanément espoir. Il n’y rien à faire, le désastre continue ; un déserteur conduit l'armée régulière à une cache, plusieurs hommes sont tués au combat. Et le 31 août, au cours d'une embuscade au gué de Puerto Mauricio, la colonne de Joaquín est décimée.

En septembre, le gouvernement bolivien présente des photos retrouvées à Nancahuazú, au campement central, dont celles des faux passeports uruguayens du Che. Les autorités savent maintenant que c'est lui qui dirige les opérations, une information qui donne une saveur particulière à la traque des rebelles.

Guevara, apprenant par radio le massacre de la troupe de Joaquín, est anéanti. Ses hommes, en guenilles, sont réduits à boire leur urine. Tout le monde tombe malade. Épuisement général. Le Che décide de se diriger vers le nord, où il couve l'idée chimérique d'ouvrir un « deuxième front ». Fin septembre, l'avant-garde tombe dans une embuscade, qui lui cause de nouveaux morts.

 Le révolutionnaire a désormais conscience que la fin  est proche. Le 8 octobre, comble de l'ironie, les guérilleros se font dénoncer par un paysan, Pedro Pena, qui a pris peur à leur vue. Ils sont poursuivis dans le canyon de Churo et se font encercler par 300 soldats, encadrés par des « conseillers » américains.

Guevara note : « Si le combat se produit après 15 heures, et dans notre intérêt le plus tard possible, grandes seront nos chances car la nuit est l'alliée naturelle des guérilleros. » Seulement voilà, le combat commence vers 13 heures. Pour échapper aux rangers du régiment Manchego, le Che fragmente son groupe. Il est blessé et gravit la montagne, appuyé sur l'un de ses compagnons, « Willy ». Les deux hommes tombent aux mains de l'armée bolivienne et sont conduits à La Higuera, un village à deux kilomètres de là, où on les enferme dans une école.

Le 9 octobre, vers midi, Guevara est abattu à bout portant d'une rafale de mitraillette par le soldat Mario Terán. Son corps, dans lequel on retrouve neuf impacts, est exposé le lendemain dans une morgue improvisée de Vallegrande. Fin trajique de la mission bolivienne.

Cette fois, le Che n'a pas eu l'occasion de s'interroger sur son nouvel échec. Revenant du Congo, il a cru que sa déconvenue africaine lui avait fait prendre conscience de ses erreurs. Mais les préparatifs de la guérilla bolivienne ont été encore plus hâtifs. Malgré un entraînement draconien dans la province de Pinar, auquel Castro a lui-même assisté, aucun réseau n'a été développé, aucune vérification sérieuse sur place effectuée. Le Che s'est fié à son intuition, à quelques relais et aux hommes qui l'entouraient.

Bon tacticien mais piètre stratège, il a négligé la situation internationale, croyant peut-être que Moscou le soutiendrait, alors qu'il avait déjà été lâché au Congo. Il a aussi mal jugé la situation locale, ne parvenant pas à sensibiliser les autochtones. Les insurgés n'ont pas réussi à incarner les attentes de la population rurale (en fait, ce sont les mineurs qui ont été les plus sympathisants et non les paysans) et à transformer la guérilla en guerre de masse. Selon la terminologie marxiste-léniniste, les conditions n'étaient pas « remplies pour déclencher la révolution ». Volontariste et impatient, contredisant certaines de ses propres maximes, Guevara a cru qu'un foyer insurrectionnel pouvait suffire à en créer les prémices, à l'image de ce qui s'était passé à Cuba avec Castro, en Chine avec Mao et au Viêtnam avec Giap. Mais ni au Congo ni en Bolivie il n'est parvenu à gouverner la moindre zone rurale, une assise qui lui aurait permis de grignoter le terrain et de faire tomber les villes.

Reste à savoir si Guevara voulait vraiment gagner ces guerres, ou s'il lui importait d'abord de les faire. Son idéologie personnelle l'a poussé à vouloir créer un « homme nouveau » qui ne devait pas hésiter à se sacrifier. D'un autre côté, son retrait plus ou moins forcé des affaires cubaines l'a peut-être conduit à accepter l'idée de sa mort. Il s'obstine à tel point dans sa fuite en avant qu'à la lecture de son Journal de Bolivie le lecteur ne peut s'empêcher de penser à une sorte de suicide conscient ; un suicide qui rejoindrait son désir de raser la société capitaliste jusque dans ses fondements. Le guérillero écrivaitt en effet, dans son dernier message, d'avril 1967 : « Il faut mener la guerre jusqu'où l'ennemi la mène : chez lui, dans ses lieux d'amusement ; il faut la faire totalement. » 

Des paroles que ceux qui prennent le Che pour un bobo fumeur de joints ont quelque peu opportunément oubliées.

 

Paul-Éric Blanrue, "Le comandante des guerres perdues", Historia n°729, 1er décembre 2006.