Renonçant à ses fonctions officielles à Cuba, le Che entreprend d'allumer « deux, trois Viêtnam » dans le tiers monde. Il reprend les armes. C’est l’'aventure congolaise qui tourne au cauchemar, puis celle de Bolivie, qui se conclut par son assassinat. Cette période de la vie du Che est la plus complexe à analyser ; même ses plus ardents défenseurs n’y comprennent pas grand-chose, tant elle contrevient à l’idée qu’il se font du stratège qui avait libéré Cuba quelques années auparavant. Pour y voir clair, reprenons les événement dans l’ordre.
Le 14 mars 1965, Ernesto Guevara descend de l'avion qui le ramène de Prague, après une longue mission diplomatique autour du monde, et s'enferme avec Fidel Castro durant quarante heures à Cojimar, près de La Havane. On ne reverra plus le Che en public. Les rumeurs vont bon train. A-t-il fait défection ? A-t-il été éliminé ? A-t-il été conduit dans un asile d'aliénés ? Ses démêlés avec les bureaucrates cubains sont fréquents ; il soutient qu'une économie socialiste doit être dépourvue de critère de rentabilité. Le discours qu'il a prononcé à Alger, le 24 février précédent, est un véritable réquisitoire contre les Soviétiques, qu'il accuse de « marchander leur soutien aux révolutions populaires au profit d'une politique étrangère égoïste, éloignée des grands objectifs de la classe ouvrière » !
La lumière sur sa disparition ne se fera que deux ans plus tard. En fait, Fidel n'a pas supprimé physiquement son compañero, il lui a seulement, dira-t-il plus tard, « confié d'autres missions qui devraient enrichir son expérience de la guérilla »...
Che Guevara est-il parti volontairement, a-t-il été sacrifié pour des motivations politiques ou est-il la victime d'une rancune personnelle ? Il est possible que sa présence embarrasse Fidel Castro, qui, dès 1959, en a fait son ambassadeur sur les tous les continents. La lettre du Che annonçant son son départ, lue en son absence en octobre 1965, dégage à ce point Fidel de toute responsabilité dans cette affaire que certains n'hésitent pas à lui imputer le retrait brutal d'Ernesto Guevara de la vie politique cubaine.
Néanmoins, le fait est que le Che, grand admirateur de Mao et du défunt Staline (« Celui qui n'a pas lu les quatorze tomes des écrits de Staline ne peut pas se considérer comme tout à fait communiste », déclare-t-il), ne s'est jamais satisfait de la « coexistence pacifique ». Quelques années plus tôt, il publie un traité, La Guerre de guérilla, dans lequel il promeut l'expérience de la révolution cubaine comme méthode de prise du pouvoir dans le tiers-monde. Il appelle de ses voeux à la création d'armées populaires dans chaque point chaud du globe afin de multiplier les fronts pour abattre l'impérialisme yankee. Ce qu'il appelle « allumer deux, trois, plusieurs Viêtnam ».
Homme d'action plus que de pouvoir, « petit condottiere » comme il s'intitule lui-même, le Che, qu'il ait eu ou non le choix de partir, a probablement sauté sur l'occasion qui lui était offerte de se relancer dans une aventure qui lui permettait de mettre en pratique ses théories sur la lutte armée, en même temps qu'elle rendait service à Castro et élargissait l'influence de Cuba dans le camp des non-alignés.
Le 22 mars 1965, au ministère de l'Industrie, Guevara prend congé de ses collaborateurs. Début avril, barbe rasée, maquillé par les services secrets cubains, il s'embarque incognito pour Dar es-Salaam, en Tanzanie. Objectif : intégrer l'Armée de libération du Congo et renverser le pouvoir « impérialiste » qui s'est emparé du pays. Le 11 décembre précédent, dans son discours devant l'Assemblée nationale des Nations Unies, il a déclaré que « tous les hommes libres du monde doivent s'apprêter à venger le crime du Congo », à savoir l'assassinat en janvier 1961, du Premier ministre Patrice Lumumba, qu'Allen Dulles, directeur général de la CIA, les services secrets américains, a qualifié d'« autre Castro ». Le Che se donne cinq ans pour y parvenir. Il n'y restera que sept mois.
Ex-possession belge, indépendante en juin 1960, le Congo-Léopoldville (puis Congo-Kinshasa, puis Zaïre, actuellement République démocratique du Congo) traverse une période agitée. Avec l'aide des États-Unis, le nouveau Premier ministre Moïse Tshombé veut mater la rébellion qui, sous l'inspiration de mouvements progressistes et communistes, embrase le pays. Le Che y envisage une nouvelle Sierra Maestra pour enflammer l'Afrique noire.
Sur place, une équipe de combattants cubains le rejoint ; tous sont noirs de peau, pour sensibiliser la population à la cause. Fidèle à ses principes, Guevara choisit de se fondre dans le milieu local. Armé d'un dictionnaire de swahili, il porte le nom de Tatu, qui signifie « trois », car il se présente comme le n° 3 de la hiérarchie, après deux hommes noirs.
Un premier petit groupe, dont fait partie Tatu, quitte Dar es-Salaam pour le Congo. Le 22 avril, ils arrivent à Kigoma, sur le lac Tanganyika, qu'ils traversent avec difficulté pour rejoindre Kibamba, qui leur sert de base. Une centaine de guérilleros cubains arrivent ensuite.
Guevara se heurte vite à la réalité congolaise. La nourriture est peu abondante, le paludisme et les maladies vénériennes contractées dans les maisons closes de Kigoma font des ravages parmi les troupes.
Le choc le plus brutal est d'ordre culturel : animisme, polygamie, les schémas comportementaux se fracassent. Lorsqu'il apprend que les Congolais absorbent de la dawa, une « potion magique » censée rendre invulnérable aux balles, et que les soldats refusent par superstition de se réfugier dans des tranchées, le Che s'aperçoit que sa vision du monde est à mille lieues de celles des autochtones. L'optimisme des débuts laisse place à l'inquiétude.
Il découvre aussi qu'il existe de nombreuses dissensions chez les guérilleros. Entre combattants rwandais et congolais, tout d'abord, ce qui rend difficile la lutte commune ; les rivalités ethniques masquent les rapports de force, malgré un ennemi commun, les États-Unis. Entre les combattants congolais du front et leurs dirigeants qui restent à l'arrière, ensuite.
De plus, la situation militaire n'est guère plus brillante : les désaccords au sein de l'état-major de la rébellion congolaise se font chaque jour de plus en plus évidents. Au bout d'un mois et demi, le Che définit, dans son Journal, l'Armée de libération comme une « armée de parasites », qui ne sait ni s'entraîner ni travailler. L'indiscipline est totale ; les rares combats sont des fiascos. Guevara et le commandant rwandais Mundandi étudient un plan d'attaque contre la centrale électrique de Bendera, située sur le fleuve Kimbi. Bilan : vingt-deux morts, dont quatre Cubains, tués par un déluge d'artillerie. L'attaque prévue au même moment contre la caserne de Katenga, se solde aussi par un échec.
Certains Cubains dépités sont tentés de déserter. Leur comportement ne lève pas la suspicion que nourrissent les Congolais à leur égard. S'y ajoute le manque de chance ; à peine Mitoudidi, chef d'état-major de la guérilla congolaise, tente-t-il de réorganiser le camp de base qu'il se noie en traversant le lac !
Le 7 juillet, après des semaines de tergiversation, Laurent-Désiré Kabila, l'un des chefs maquisards, âgé de 27 ans, accompagné de Massengho, arrive enfin à Kibamba et rencontre le Che qui lui fait part de son désir d'aller sur le front, un « privilège » qui ne lui a pas encore été accordé par les Congolais. Mais Kabila repart au bout de cinq jours pour la Tanzanie et la base du Che se retrouve de nouveau plongée dans une semi-léthargie.
Tatu est las. Il se sent « plus dans la peau d'un étudiant boursier que dans celle d'un combattant ». Tout au plus participe-t-il, le 11 septembre, fusil-mitrailleur au poing, à l'attaque d'un convoi de camions ennemis. Un Rwandais ne respecte pas la consigne et provoque une fusillade générale. Nouvel échec...
Les trois mois suivants accentuent la dégringolade. En septembre, le président tanzanien Julius Nyerere, pourtant allié de Cuba, lâche le Che en suspendant l'autorisation de faire transiter des armes par son pays. Vers la fin du mois, le gouvernement congolais lance une contre-offensive, promettant la vie sauve à tout porteur de tracts antiguérilla se rendant à l'armée loyaliste. Puis Moïse Tschombé est démis de ses fonctions ; pour beaucoup de Congolais, la lutte ne se justifie plus.
La décomposition de l'Armée de libération du Congo est entamée. Guevara se voit dans l'obligation de commencer l'évacuation des Cubains, qui embarquent à l'aube du 21 novembre pour Kigoma. C'est pour lui, note-t-il, un « spectacle douloureux, lamentable, bruyant et sans gloire ». Plaquer le modèle de la Sierra Maestra sur le Congo a été une erreur tragique.
Il passe quatre mois à Dar es-Salaam, dans l'ambassade de Cuba, au secret. Il tente de comprendre sa faillite : « J'ai essayé de faire adopter par mes hommes le même point de vue que moi sur la situation et j'ai échoué. » Avant de rentrer, en catimini, à Cuba, en juillet 1966, il passe quatre autres mois à Prague.
C'est dans la capitale tchécoslovaque qu'il commence à songer à la Bolivie ; il veut y créer un centre de formation de guérilleros. Pourquoi la Bolivie ? Parce qu'elle est limitrophe de cinq poudrières agitées de divers mouvements révolutionnaires : le Pérou, le Chili, le Paraguay, le Brésil et son Argentine natale. De plus, la situation du pays, à la tête duquel se trouve la junte du général Barrientos (démocratiquement élu, pourtant), est marquée par de grandes inégalités sociales ; de larges couches de la population vivent dans la pauvreté. La Bolivie compte enfin cinq millions d'habitants regroupés sur un dixième du pays. En théorie, la tête de pont idéale pour soulever tout le continent sud-américain.
Dans les faits, rien ne va fonctionner comme prévu durant de cette aventure bolivienne.
Chauve, rasé de près et chaussé de grosses lunettes, Guevara, alias Ramón Benitez, quitte La Havane pour Moscou le 23 octobre 1966. À Prague, il prend le train pour Vienne, passe par Paris avant d'embarquer pour le Brésil. Il arrive à La Paz, capitale de la Bolivie, le 3 novembre, avec un passeport uruguayen au nom d'Adolfo Mena González. Puis il redevient « Ramón ».
C'est dans une ferme perdue au bord du rio Nancahuazú, au sud-est du pays, qu'il implante sa base d'entraînement. Ils sont dix-sept Cubains, lui compris, rejoints par une poignée de Boliviens et de Péruviens, formant un groupe d'une cinquantaine de personnes en tout. Comme d'habitude, un optimisme à tous crins est de rigueur au début, même si le Che estime qu'il lui faudra ce coup-ci pas moins de « dix ans avant de terminer la phase insurrectionnelle » !
À nouveau, les problèmes s'accumulent. Il faut supporter le climat de la jungle bolivienne, une géographie hostile, la maladie, les insectes. Le petit groupe n'est pas adapté à ces conditions extrêmes. Le Che doit faire face à des déconvenues liées à la population. En raison d'une récente réforme agraire, les paysans sont moins enclins que prévu à s'enflammer pour la cause des guérilleros, qui ont, du fait de leur fatigue et des maladies, des allures telles qu'ils apeurent ceux qu'ils sont censés venir libérer. Dans la plupart des cas, les paysans, d'origine guaranie, méfiants envers les étrangers, sont indifférents. Il faut ajouter que la région choisie est peu habitée, ce qui rend difficile par définition tout soulèvement populaire.
Parmi les « alliés », même panade. Guevara bénéficie de l'appui de Mario Monje, secrétaire général du Parti communiste bolivien (PCB), qui promet approvisionnement et aide. Mais coup de théâtre, le 31 décembre, après une rencontre tendue avec le Che, Monje met fin à la coopération et appelle à cesser la lutte. Le plus proche soutien du Che retourne sa veste ! Moscou n'a pas besoin de révolution en Amérique latine. L'internationalisme prolétarien n'est plus ce qu'il était...
Lorsque, plus tard, Jorge Kolle, second secrétaire du PCB, et Simon Reyes, dirigeant des mineurs, rentrent de La Havane disposés à débattre avec le Che des conditions de la lutte en Bolivie, la guérilla rurale est coupée de tous liens avec la ville à la suite du début des combats ; la rencontre n'a jamais lieu.
Il faut faire la révolution sans médicament (le Che est asthmatique), sans provision (pour survivre, les rebelles doivent parfois manger leur cheval), sans carte précise et sans communication, leur radio étant incapable d'envoyer le moindre message ! Non relayés, les communiqués de la guérilla ne rencontreront aucun écho ; le Che en est réduit à les laisser à des paysans de rencontre.
Les premières actions de terrain commencent au début de 1967. En février, une vingtaine d'hommes partent en reconnaissance dans la région nord, vers le rio Grande. Ils y restent le double du temps prévu, soit quarante-huit jours, ce qui provoque leur épuisement prématuré et des interrogations dans les rangs.
Moises Guevara (un simple homonyme), ex-membre du PCB, a rejoint la guérilla avec huit recrues. Son arrivée aurait pu être le début d'un retournement de situation ; ce sera une catastrophe. Le 11 mars, deux hommes désertent et l'un d'eux, fait prisonnier, donne ses camarades ; un troisième suivra et confirmera tout. Voilà l'armée informée de l'existence d'une guérilla sur son sol, dont le chef se fait appeler « Ramón » et pourrait être le Che !
Le 23 mars, le premier véritable combat contre une patrouille militaire fait 7 morts et 14 prisonniers dans les rangs de l'armée bolivienne. L'allégresse du Che n'a qu'un temps. La venue d'une équipe de trois « internationalistes », composée de l'intellectuel français Régis Debray, alias « Danton », de l'Argentin Ciro Bustos et de l'Argentino-Allemande Tamara Bunke, alias « Tania », va compliquer singulièrement sa tâche. La Jeep de celle-ci est découverte, avec des documents compromettants. Puis, comme l'armée bolivienne se met en marche, il faut évacuer Régis Debray, qui de son propre aveu ne se sent « pas mûr pour la mort », et Ciro Bustos. Résultat : la guérilla se sépare en deux groupes, celui de Joaquín (identifié par certains comme étant Juan Vitalo Acuna) et celui du Che. Ils ne se reverront plus.
Debray et Bustos sont arrêtés en compagnie du journaliste anglais Roth qui a cherché à faire un scoop. Tandis que Debray est enfermé, Bustos croque les visages des guérilleros, dont il livre tous les noms, et dénonce la présence du Che parmi eux.
L'armée bolivienne a occupé le campement central. Elle perd quelques hommes au cours d'embuscades, mais plusieurs guérilleros de valeur sont tués durant les combats, notamment Eliseo Reyes, « le meilleur homme de la guérilla », selon le Che.
Pour lutter contre la guérilla, l'effectif des soldats boliviens est porté à 5 000 hommes. En face, ils sont 25 à être restés autour du Che (qui porte désormais le pseudonyme de Fernando), arpentant les montagnes dans tous les sens, à la recherche d'eau, de nourriture... et de Joaquín. Ils parcourront environ 600 kilomètres en six mois !
Un front va s'ouvrir un moment ; les districts miniers ont été rebaptisés « Territoires libres » par les ouvriers. Mais l'embellie ne durera pas. Alors que les mineurs décident de soutenir la guérilla, l'armée occupe les installations. Le 7 juin, le gouvernement bolivien décrète l'état de siège. Le 24, c'est le « massacre de la Saint-Jean » : des dizaines de mineurs sont tués, 200 sont envoyés en camps.
Début juillet, l'Armée de libération nationale de Bolivie (tel est le nom de la troupe de rebelles) occupe la localité de Samaipata (1 700 habitants) et reprend momentanément espoir. Il n’y rien à faire, le désastre continue ; un déserteur conduit l'armée régulière à une cache, plusieurs hommes sont tués au combat. Et le 31 août, au cours d'une embuscade au gué de Puerto Mauricio, la colonne de Joaquín est décimée.
En septembre, le gouvernement bolivien présente des photos retrouvées à Nancahuazú, au campement central, dont celles des faux passeports uruguayens du Che. Les autorités savent maintenant que c'est lui qui dirige les opérations, une information qui donne une saveur particulière à la traque des rebelles.
Guevara, apprenant par radio le massacre de la troupe de Joaquín, est anéanti. Ses hommes, en guenilles, sont réduits à boire leur urine. Tout le monde tombe malade. Épuisement général. Le Che décide de se diriger vers le nord, où il couve l'idée chimérique d'ouvrir un « deuxième front ». Fin septembre, l'avant-garde tombe dans une embuscade, qui lui cause de nouveaux morts.
Le révolutionnaire a désormais conscience que la fin est proche. Le 8 octobre, comble de l'ironie, les guérilleros se font dénoncer par un paysan, Pedro Pena, qui a pris peur à leur vue. Ils sont poursuivis dans le canyon de Churo et se font encercler par 300 soldats, encadrés par des « conseillers » américains.
Guevara note : « Si le combat se produit après 15 heures, et dans notre intérêt le plus tard possible, grandes seront nos chances car la nuit est l'alliée naturelle des guérilleros. » Seulement voilà, le combat commence vers 13 heures. Pour échapper aux rangers du régiment Manchego, le Che fragmente son groupe. Il est blessé et gravit la montagne, appuyé sur l'un de ses compagnons, « Willy ». Les deux hommes tombent aux mains de l'armée bolivienne et sont conduits à La Higuera, un village à deux kilomètres de là, où on les enferme dans une école.
Le 9 octobre, vers midi, Guevara est abattu à bout portant d'une rafale de mitraillette par le soldat Mario Terán. Son corps, dans lequel on retrouve neuf impacts, est exposé le lendemain dans une morgue improvisée de Vallegrande. Fin trajique de la mission bolivienne.
Cette fois, le Che n'a pas eu l'occasion de s'interroger sur son nouvel échec. Revenant du Congo, il a cru que sa déconvenue africaine lui avait fait prendre conscience de ses erreurs. Mais les préparatifs de la guérilla bolivienne ont été encore plus hâtifs. Malgré un entraînement draconien dans la province de Pinar, auquel Castro a lui-même assisté, aucun réseau n'a été développé, aucune vérification sérieuse sur place effectuée. Le Che s'est fié à son intuition, à quelques relais et aux hommes qui l'entouraient.
Bon tacticien mais piètre stratège, il a négligé la situation internationale, croyant peut-être que Moscou le soutiendrait, alors qu'il avait déjà été lâché au Congo. Il a aussi mal jugé la situation locale, ne parvenant pas à sensibiliser les autochtones. Les insurgés n'ont pas réussi à incarner les attentes de la population rurale (en fait, ce sont les mineurs qui ont été les plus sympathisants et non les paysans) et à transformer la guérilla en guerre de masse. Selon la terminologie marxiste-léniniste, les conditions n'étaient pas « remplies pour déclencher la révolution ». Volontariste et impatient, contredisant certaines de ses propres maximes, Guevara a cru qu'un foyer insurrectionnel pouvait suffire à en créer les prémices, à l'image de ce qui s'était passé à Cuba avec Castro, en Chine avec Mao et au Viêtnam avec Giap. Mais ni au Congo ni en Bolivie il n'est parvenu à gouverner la moindre zone rurale, une assise qui lui aurait permis de grignoter le terrain et de faire tomber les villes.
Reste à savoir si Guevara voulait vraiment gagner ces guerres, ou s'il lui importait d'abord de les faire. Son idéologie personnelle l'a poussé à vouloir créer un « homme nouveau » qui ne devait pas hésiter à se sacrifier. D'un autre côté, son retrait plus ou moins forcé des affaires cubaines l'a peut-être conduit à accepter l'idée de sa mort. Il s'obstine à tel point dans sa fuite en avant qu'à la lecture de son Journal de Bolivie le lecteur ne peut s'empêcher de penser à une sorte de suicide conscient ; un suicide qui rejoindrait son désir de raser la société capitaliste jusque dans ses fondements. Le guérillero écrivaitt en effet, dans son dernier message, d'avril 1967 : « Il faut mener la guerre jusqu'où l'ennemi la mène : chez lui, dans ses lieux d'amusement ; il faut la faire totalement. »
Des paroles que ceux qui prennent le Che pour un bobo fumeur de joints ont quelque peu opportunément oubliées.
Paul-Éric Blanrue, "Le comandante des guerres perdues", Historia n°729, 1er décembre 2006.