BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

samedi 30 avril 2022

Sur les pas de Nietzsche à Venise : lieux et photographies. Par Paul-Éric Blanrue.


Sites nietzschéens à visiter à Venise

- La Casa Fumagalli, Calle del Ridotto. Comme elle n’existe plus, on empruntera la Calle jusqu’au bout pour tomber sur le Grand Canal où on appréciera la vue. Si l’on s’y rend de nuit, celle-ci ressemble à la couverture de ce livre.  

- Le Palais Berlendis, Rio dei Mendicanti. Nietzsche a résidé au deuxième étage, qui dispose d’une terrasse, dans une chambre donnant sur le canal et la lagune. Le premier étage est mis en location.

- Le n°5256 Calle Nuova, près du Campo San Canciano. Le Campo est peint par John Singer Sargent vers 1882. 

- Le n° 1263, Calle dei Preti. Non loin de la célèbre joaillerie Codognato, Calle Seconda dell’Ascensione, ouverte à Venise en 1866.

- L’Albergo Hôtel. L’Hôtel Albergo se trouve sestiere San Marco, Ponte dei Dai 877, Calle dei Fabbri 30124. 

- L’auberge Panada, près de Saint-Marc, aujourd’hui transformée.

- Promenade sur les Fondamente Nuove en observant la lumière d’après-midi sur l’île San Michele.

- Se rendre de la place Saint-Marc au Palais Berlendis en passant par le Riva degli Schiavoni (20 minutes de marche), ou bien y aller depuis le Rialto (10 minutes). Ne pas manquer le Colleone.

- Pont du Rialto à la nuit tombée en écoutant le chant des gondoliers (chants souvent napolitains !).

- Assister à une messe à Saint-Marc ou s’y recueillir en fin d’après-midi, comme recommandé par Nietzsche lorsque le soleil décline et donne à la basilique un teint doré.

- Promenade sous les Procuraties de Saint-Marc à la façon du philosophe.

- Nietzsche donne ce conseil à Peter Gast, que chacun peut faire sien lorsqu’il se rend à Venise : « Quand l’exemplaire d’Aurore sera entre vos mains, faites-moi cet honneur : emportez-le un jour au Lido, lisez-le comme un tout et essayez d’en extraire pour vous un tout – c’est-à-dire un état de passion » (Recoaro, 23 juin 1881).


Cahier photos


"Venise : le Grand Canal, vue prise du seuil de la Casa Fumagalli", peint par Ernest Meissonnier (huile sur toile, 1888, musée d’Orsay, Paris). À gauche on remarque la Dogana, à droite la Salute. Comme Nietzsche, le peintre, graveur et sculpteur français Jean-Louis-Ernest Meissonnier, apprécié par Guy de Maupassant et Marcel Proust, a séjourné plusieurs fois à la Casa Fumagalli dans les années 1880.


La basilique Santa Maria della Salute, donnant sur le Grand Canal, vue depuis l’endroit où se trouvait l’entrée de la Casa Fumagalli (aujourd’hui disparue) à l’époque où Nietzsche y a séjourné. Propriété de l’auteur. 

Le Palais Berlendis, vu depuis le Rio dei Mendicanti. En arrière-plan, l’île San Michele, cimetière de Venise. Propriété de l’auteur.


Le piano nobile qu’a occupé Nietzsche au Palais Berlendis. Sa chambre se trouvait à gauche ou à droite du balcon central aux volets ouverts. Pro- priété de l’auteur.

On peut accéder au Palais Berlendis par le Corte Berlendis, situé sur les Fondamenta Nuove. Propriété de l’auteur.


Le grand escalier intérieur (« escalier d’apparat », écrivait Nietzsche) menant au piano nobile du Palais Berlendis. Propriété de l’auteur.


Le grand salon du Palais Berlendis. Nietzsche fut impressionné par la hauteur du plafond (environ 7 mètres). On y accède directement par la porte d’entrée, qu’on devine sur la gauche. Propriété de l’auteur.


Le balcon donnant sur le Rio dei Mendicanti, vu depuis le grand salon du Palais Berlendis. La chambre de Nietzsche, située à droite ou à gauche, était alors en réfection. On y aperçoit le propriétaire des lieux, le comte Dissera Bragadin. Propriété de l’auteur.


Intérieur de la chambre située à droite du balcon du Palais Berlendis. Il s’agirait de celle qui fut occupée par Nietzsche en 1880. Sur la droite, le comte Dissera Bragadin. Propriété de l’auteur.


Vue depuis la terrasse du piano nobile du Palais Berlendis. La porte s’ouvre sur la chambre dite «de Nietzsche». Le pont se situe sur les Fondamenta Nuove. Au loin, l’île San Michele. Propriété de l’auteur.


La chambre située à gauche du balcon du Palais Berlendis, l’autre pièce possible où résida Nietzsche. Au sol, on remarque le marbre vénitien typique. Propriété de l’auteur.


Palais Belendis. Décoration murale dans la pièce faisant office de salle à manger. Propriété de l’auteur.


La statue du Colleone par Verrocchio. Propriété de l’auteur.


Pour accéder à la Calle Nuova, il faut faire preuve de souplesse ! Propriété de l’auteur.


Le portail du bâtiment de la Calle Nuova où Nietzsche a résidé avec Köselitz. Propriété de l’auteur.


Fenêtre donnant sur l’appartement occupé par Nietzsche et Köselitz, rez- de-chaussée du n°5256 de la Calle Nuova. Propriété de l’auteur.


Vue de la petite Calle Nuova. Sur la droite, le bâtiment où résidèrent Nietzsche et Köselitz. C’est ici que fut donné le fameux « concert Chopin ». Propriété de l’auteur.


Il faut emprunter le sotoportego pour se rendre à la dernière adresse qu’occupa Nietzsche à Venise, Calle dei Preti. Propriété de l’auteur.


Le°1263 de la Calle dei Preti, non loin de la place San Marco. Propriété de l’auteur.


Vue de San Marco au crépuscule, depuis la Piazzetta. À droite le Palais des Doges, au centre la basilique San Marco qui s’ouvre sur la place du même nom, à gauche le Campanile. «Mon plus beau cabinet de travail», écrivait Nietzsche. Propriété de l’auteur.

vendredi 29 avril 2022

Illégitime ! Par Paul-Éric Blanrue.

"Président illégitime !" crie un homme vers Emmanuel Macron en balade.
Hurlement de l'idiot du village à côté de lui : "Il y a une Constitution, il a été élu, point final, il faut respecter les règles du jeu, merde !" (LCI).
Réflexion : pas davantage que ces jolis messieurs, je n'ai signé la Constitution sus-citée, cette hiératique "règle du jeu", et vous non plus, je l'imagine.
Pas même un extrait, une ligne, un mot, une apostrophe, un point-virgule. Rien, vous dis-je.
Quel est donc ce "contrat social" fantomatique que l'on nous presse de respecter sans barguigner, et sans nous l'avoir auparavant prestement présenté, pour signature et paraphe, afin que nous ayons pu exprimer notre accord ou notre désaccord sur son contenu ?
Nos aïeux ne l'ont pas signé individuellement non plus, ce contrat, et, quand bien même l'eussent-ils fait, en quoi pourraient-ils ad vitam aeternam engager les générations suivantes à obéir à ses articles les yeux fermés, le doigt sur la couture du pantalon ?
Soudain, le fameux consentement porté sur le pavois par Vanessa Springora ne vaut-il plus un clou ?
Pour ne pas être fichés tels des criminels en puissance sur les listes des hystériques féministes en mal de publicité, divers hurluberlus formulent déjà dans les médias l'idée ébouriffante d'une sorte de contrat établi devant huissier pour avoir l'autorisation de faire un
bisou
aux demoiselles - et plus si affinités (voir les amendements aux contrats fantasmés) - mais, diable, pour diriger nos existence, celles de nos familles et de nos enfants, pour déclarer et conduire des guerres, pour nous ponctionner les 3/4 de nos revenus et les distribuer à la clientèle des élus, à diverses masses de pouilleux et de margoulins se nourrissant sur la bête, pour nous confiner deux ans durant une lèpre imaginaire, masquer la population jusque dans les écoles sans raison scientifique, mais alors, diable, dis-je, il suffirait d'agiter au loin, dans un cadre et sous verre, un vulgaire bout de papier nommé Constitution - qui n'est jamais que la cinquième du nom, preuve déjà qu'elle n'a rien de miraculeux -, auquel nul n'a aujourd'hui spécifiquement donné son accord écrit en personne ?
Plaisanterie ? Exagération ? Point du tout. Il y a un siècle et des poussières, Lysander Spooner a dit l'essentiel sur le sujet, je vous renvoie à sa roborative lecture, bien certain tout de même de prêcher comme lui dans le désert aride de la déraison universelle.

Paul-Éric Blanrue



VENISE SOUS LE RÈGNE DE NIETZSCHE. Par Paul-Éric Blanrue.




- Carte postale de Friedrich Nietzsche à sa sœur Elisabeth le 18 mai 1880 :

« Je réponds, ma chère sœur, à ta lettre, qui m’a fait beaucoup de bien, avec une petite liste de prix, actuellement à Venise.

Une livre de cerises... 15 pfennigs

Une livre de figues (tout à fait correctes) 24 pfennigs

Une livre et demie de pain Graham 28 pfennigs

Biftek  45 pfennigs

Risotto 38-45 pfennigs

Macaroni 24 pfennigs

Rôti de veau à la sauce citron 38 pfennigs

Deux œufs 10 pfennigs

Sucre, le meilleur, en poudre, la livre 68 pfennigs

 Une grande éponge  24 pfennigs

Le tout transposé dans votre monnaie, en tenant compte du cours actuel – Pourtant on se plaint encore que tout soit devenu cher (...) »

Dans sa réponse, Elisabeth constate que « le mieux est de vivre à Venise où les prix sont étonnamment bas ». Ils étaient, en effet, trois à cinq fois moins chers qu’ailleurs en Europe. La situation a bien changé !

- Les cafés de la place Saint-Marc à l’époque de Nietzsche.

Extraits de Oscar Havard, Guide de Rome, Turin, Milan, Venise, Padoue, Florence, Assise, Ancône, Lorette, Naples, etc. (Paris, 1877) :

« Sur la place Saint-Marc, côté sud, Florian, établissement le plus fréquenté de Venise. Demi-tasse café noir : 20 cent ; grande tasse de café à la crême : 40 cent. ; de chocolat : 30 cent. ; glace : 30 cent. Café Svizzero, côté nord. Deghli Specchi, rendez-vous favori des Vénitiens ; Quadri ; Café Giardino Reale, à droite de la Piazzetta. Après le coucher du soleil, on place des centaines de petites tables et de chaises devant ces cafés, de sorte qu’une grande partie de la place en est encombrée ; il n’y a guère alors que des consommateurs de glaces. C’est aussi à cette heure que la place Saint-Marc est le rendez-vous d’une foule de marchands de coquillages, de verroteries, de friandises, etc. de musiciens et de déclamateurs. (...) Tous les jours, à deux heures, une nuée de pigeons vient s’abattre sur la place et prendre part à la distribution des grains qui leur sont octroyés par la municipalité vénitienne. C’est vers huit heures du soir que la place est la plus animée. Le coup d’œil qu’elle présente au clair de lune est des plus féériques... »

Extraits de Elie Cabrol, Notes de voyage, 1883 : Naples, Rome, Florence, Bologne, Venise, Milan, Turin (1884) :

« On répare les façades du Palais Ducal et de Saint-Marc. Certaines parties menaçaient ruines. Cette restauration fait honneur aux architectes qui la dirigent. Mais lorsque toutes ces mosaïques et surtout toutes ces colonnes si variées de forme et de marbre auront été redressées, grattées, polies, remises à neuf, ne sera-t-on pas arrivé à un effet désastreux pour l’œil ? (...) Après dîner, je m’assieds au café Florian. Sous les arcades, les magasins sont brillamment éclairés ; malgré l’incertitude du temps et la fraîcheur de la nuit, beaucoup de promeneurs. De la gaieté sans bruit. Mais que d’officiers, que de brillants officiers équipés àl’allemande ! Il est vrai qu’une musique militaire s’époumonne en face de Saint-Marc. Quelle musique, grand Dieu ! »

*

Composé de 575 aphorismes et sous-titré Réflexions sur les préjugés moraux, le livre Aurore fait référence à l’œuvre du mystique et gnostique allemand Jacob Bœhme, L’Aurore à son lever (1610), et comporte pour épigraphe un extrait du Rig-Veda, une collection d’hymnes sacrés de l’Inde antique : « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui ».

La première ébauche de ces pensées est réalisée à Venise, au printemps 1880, avec l’aide de Peter Gast à qui Nietzsche dicte au jour le jour, car il a trop mal aux yeux pour réussir à écrire correctement. Le titre prévu était L’Ombre de Venise (L’Ombra di Venezia), par référence aux venelles ombreuses de la ville, et, aussi, à l’obscurité qui se répand l’après-midi sur les Fondamenta Nuove, un lieu qu’il aimait arpenter, non loin de ses lieux d’habitation favoris. Puis on a pensé à Une Aurore, mais Nietzsche s’est repenti : « Aurore et non pas Une Aurore. Avant tout un titre doit pouvoir être cité » (Gênes, 10 avril 1881).

Le volume paraît en juillet 1881. Avec Le Gai savoir, c’est le livre que Nietzsche trouve « le plus sympathique et personnel » (lettre à Karl Knortz, 21 juin 1888). Pour Daniel Halévy, « c’est Venise qui communiqua aux pages d’Aurore leur richesse, leur force et leur subtilité, l’éclat et la précision de leur détail. »

Aurore, livre vénitien ! Un aphorisme carcatéristique de la « morale » de ce petit livre sans morale ? Le n°215, par exemple :

« La morale des victimes. — ′′Se sacrifier avec enthousiasme′′, ′′s’immoler soi-même′′ — ce sont là les clichés de votre morale, et je crois volontiers que, comme vous le dites, vous parlez ′′avec franchise′′ : mais je vous connais mieux que vous ne vous connaissez, si votre ′′bonne foi′′ est capable d’aller de pair avec une pareille morale. Vous regardez de toute sa hauteur sur cette autre morale sobre qui exige la domination de soi, la sévérité, l’obéissance, vous allez jusqu’à l’appeler égoïste, et certes ! — vous êtes francs à l’égard de vous-mêmes en disant qu’elle vous déplaît, — il faut qu’elle vous déplaise ! Car, en vous sacrifiant avec enthousiasme, en vous immolant vous-mêmes, vous jouissez avec ivresse de l’idée que vous êtes dès lors uns avec le puissant, fût-il dieu ou homme, à qui vous vous consacrez : vous savourez le sentiment de sa puissance qui vient de s’affirmer de nouveau par un sacrifice. En réalité, vous ne vous sacrifiez qu’en apparence, votre imagination fait de vous des dieux et vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux. Évaluée au point de vue de cette jouissance, combien vous semble faible et pauvre cette morale ′′égoïste′′ de l’obéissance, du devoir, de la raison : elle vous déplaît parce que là il faut véritablement sacrifier et immoler sans que le sacrificateur ait comme vous l’illusion d’être métamorphosé en dieu. En un mot, vous voulez l’ivresse et l’excès, et cette morale méprisée par vous s’élève contre l’ivresse et contre l’excès, — je crois volontiers qu’elle vous cause du déplaisir ! » À chacun de chercher dans ce livre savoureux et désaltérant comme une orange mûre, dans cet exercice vitaminé de libération spirituelle, l’aphorisme qui lui convienne ou celui qui l’éprouve pour apprendre à le surmonter !

*

- Dans Aurore : « Cent profondes solitudes composent ensemble Venise. D’où sa magie. Un symbole pour les hommes de l’avenir. »

- Trois ans après son premier séjour, Nietzsche se souvient du cimetière de l’île San Michele dans le chant du tombeau du Zarathoustra : « Là-bas est l’île des tombeaux, l’île silencieuse, là-bas sont aussi les tombeaux de ma jeunesse. »

Généalogie de la morale : « Je pense à l’instant à ma plus belle chambre de travail de la piazza di San Marco, à condition que ce soit le printemps et le matin entre dix heures et midi. »

- « Mon bonheur ! » (Gai savoir) :

Je revois les pigeons de Saint-Marc :
La place est silencieuse, le matin s’y repose.
Dans la douce fraîcheur indolemment j’envoie mes chants, Comme un essaim de colombes dans l’azur

Et les rappelle des hauteurs,

Encore une rime que j’accroche au plumage - mon bonheur ! mon bonheur !

Calme voûte du ciel, bleu-clair et de soie,
Tu planes protectrice sur l’édifice multicolore
Que j’aime — que dis-je ? — que je crains et envie... Comme je serais heureux de lui vider son âme !

La rendrais-je jamais ? —
Non, n’en parlons pas, pâture merveilleuse du regard !

— mon bonheur ! mon bonheur !

Clocher sévère, avec quelle vigueur de lion
Tu t’élèves ici, victorieux, sans peine !
Tu couvres la place du son profond de tes cloches — : Je dirais en français que tu es son accent aigu !

Si comme toi je restais ici
Je saurais par quelle contrainte, douce comme de la soie...

— mon bonheur ! mon bonheur !

Éloigne-toi, musique ! Laisse les ombres s’épaissir 

Et croître jusqu’à la nuit brune et douce !
Il est trop tôt pour les harmonies, les ornements d’or 

Ne scintillant pas encore dans leur splendeur de rose,

Il reste beaucoup de jour encore,
Beaucoup de jour les poètes, les fantômes et les solitaires.

— mon bonheur ! mon bonheur !

- Le chant du gondolier d’Ecce homo est inspiré par un crépuscule passé au pont du Rialto. Nietzsche rédige son poème « Venise » en 1888. Il le recopie dans Ecce homo, écrit à l’automne 1888, où il a cette pensée : « Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise. »

Venise

Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune
De loin, un chant venait jusqu’à moi. Des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique. Tout cela voguait vers le crépuscule. Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même, invisiblement touchée,
un chant de gondolier, tremblante d’une béatitude diaprée. — Quelqu’un l’écoute-t-il ?

Quelques mois plus tard, en janvier 1889, lors- qu’il est emmené de Turin à Bâle par son ami Franz Overbeck pour se faire soigner, en proie à la folie depuis le début de l’année, il chante ce poème durant la traversée nocturne (une demi-heure) du tunnel du Saint-Gothard.

*

C 'est en 1436 que l’on fait remonter à Venise la profession de maschereri, faiseurs de masques. Liés à la cité, dont ils sont l’un des emblématiques symboles, les masques ont une importance de premier ordre dans l’œuvre et la pensée de Nietzsche, sans que celui-ci ne prenne la peine d’établir la relation entre ces objets, la Sérénissime et sa philosophie. Rien ne vaut la lecture de son œuvre pour comprendre ce qui l’intéresse dans la pratique métaphorique et non carnavalesque du masque.

« Roi du carnaval, qui ne fait aucune distinction entre acteurs et spectateurs, le masque ouvre la voie à la fuite de la vie quotidienne, en donnant un exutoire aux instincts les plus répressifs et fait en même temps ressortir des aspects que la vie en société refoule normalement, en révélant parfois quelques vérités cachées » (v. Coll., Masques vénitiens et de la Commedia dell’Arte, Arsenal Editore, 2012).

N’oublions pas que le mot « personne » dérive du latin persona, qui désigne le masque des acteurs du théâtre antique. Peut-on être soi-même sans revêtir de masque ? Le masque est-il une partie de nous-mêmes ou la simple apparence de ce que nous sommes ? Le masque nous cache-t-il ou nous permet-il au contraire de nous révéler ? N’est-ce pas, par paradoxe, parce que l’on se cache que l’on peut laisser paraître ce que nous sommes au fond ? « L’homme est peu lui-même quand il parle à la première personne ; donnez-lui un masque et il vous dira la vérité », disait Oscar Wilde (1854-1900).

On laissera le lecteur intéressé par ces questions fascinantes lire la théorie qu’en expose Carl Gustav Jung (1875-1961), par exemple dans Dialectique du Moi et de l’inconscient (folio essais, Gallimard, 1986), mais on ne saurait trop lui conseiller de commencer par méditer les textes qui émaillent l’œuvre de Nietzsche à ce sujet, ainsi que les réflexions de deux auteurs que la question a captivés, Gilles Deleuze (1925-1995) et Lou Andréas-Salomé.

- Lettre à Peter Gast, Sils-Maria, 23 juillet 1885 : « Il est distingué de maintenir avec soin une apparence frivole par quoi l’on masque une stoïque dureté et la maitrise de soi. »

Le Voyageur et son ombre (175) : « La médiocrité est le masque le plus heureux que puisse porter l’esprit supérieur, parce qu’elle ne fait pas penser la grande foule, c’est-à-dire les médiocres, à un déguisement. »

Par-delà le bien et le mal (40) : « Tout ce qui est profond aime le masque ; les choses les plus profondes de toutes ont même en haine image et symbole (...) Il y a des procédés d’un genre si délicat que l’on est bien inspiré de les ensevelir sous une grossièreté pour les rendre méconnaissables ; il y a des actes d’amour d’une générosité débordante à la suite desquels il n’y a rien de plus recommandable que de se saisir d’un gourdin et d’en rosser le témoin oculaire : on lui brouillera ainsi la mémoire. Plus d’un est passé maître dans l’art de brouiller et de brutaliser sa propre mémoire pour se venger du moins de cet univers complice – la pudeur est inventive (...) il n’y a pas que la ruse perfide derrière un masque (...) – il y a tant de bonté dans la ruse (...) (un homme qui a de la profondeur dans sa pudeur) et fait en sorte qu’un masque à son effigie vagabonde a sa place dans la tête et le cœur de ses amis (...) (même s’il ne le veut pas, cet homme découvrira) que c’est malgré tout un de ses masques qui s’y trouve (...) Tout esprit profond a besoin d’un masque (...) un masque pousse continuel- lement autour de tout esprit profond, du fait de l’interprétation constamment fausse, à savoir plate, de toute parole, de tout signe de vie émanant de lui. »

Nietzsche contre Wagner : « La profonde souffrance rend grand Seigneur ; elle isole. – une des formes les plus subtiles de déguisement, est l’épicurisme, et une certaine audace du goût (...) qui prend la souffrance avec légèreté et se défend contre ce qui est triste et profond. Il y a des « hommes de belle humeur » qui se servent de la belle humeur parce qu’elle leur sert à se faire mal comprendre – ils veulent se faire mal comprendre. (...) Il y a d’insolents libres esprits qui voudraient cacher et nier qu’ils sont au fond d’incurables cœurs brisés – C’est le cas d’Hamlet : et alors la bouffonnerie même peut être le masque d’un funeste savoir trop certain. »

Nietzsche, Gilles Deleuze (PUF, 1965) : « Tout est masque, chez Nietzsche. (...) Il avait écrit : "Et parfois la folie elle-même est le masque qui cache un savoir fatal et trop sûr." En fait, elle ne l’est pas, mais seulement parce qu’elle indique le moment où les masques, cessant de communiquer et de se déplacer, se confondent dans une rigidité de mort. Parmi les plus hauts mo- ments de la philosophie de Nietzsche, il y a les pages où il parle de la nécessité de se masquer, de la vertu et de la positivité des masques, de leur instance ultime. Mains, oreilles et yeux étaient les beautés de Nietzsche (il se félicite de ses oreilles, il considère les petites oreilles comme un secret labyrinthique qui mène à Dionysos). Mais sur ce premier masque, un autre, représenté par l’énorme moustache. "Donne-moi, je t’en prie, donne-moi... - Quoi donc ? Un autre masque, un second masque.»

Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Lou-Andreas Salomé (Grasset, 1992) : « Le comportement de Nietzsche, lui aussi, donnait la même impression de mystère et de mutisme. Dans la vie courante, il était d’une grande courtoisie et d’une douceur presque féminine, d’un caractère égal et bienveillant ; il prenait plaisir aux formes raffinées et élégantes de la vie, et il ne cessa de leur attacher une importance considérable. Mais la joie du déguisement ne fut jamais étrangère à ce plaisir – un manteau et un masque qui cachaient une vie intérieure jamais, ou presque jamais, dévoilée. »

*

Nietzsche en Italie, Guy de Pourtalès (1881-1941), Bernard Grasset, 1929 :

« Il est entendu que Venise est la cité des amours. (...) Elle fut pour Nietzsche le lieu béni de sa convalescence. Non du tout une « ville d’art », une « ville de beauté », et, comme pour tant d’autres, un bel exercice de littérature peinturluré de couchers de soleil, une rutilante symphonie d’eaux mortes où se reflètent des galanteries casanoviennes. Pour le Nietzsche échappé à son bagne pédagogique, Venise n’est que l’exquise cité du silence et de la libre méditation. (...) Pour lui, pas d’églises, pas de Tiepolo, de Tintoret, de doges, de pont des soupirs, ni petits érotismes stendhaliens, ni tire-laine, ni carnaval en costume du XVIIIe. Cet artiste ne frémit qu’aux jouissances de la pensée coulées dans la musique des mots. (Et notez qu’il n’est nullement hostile au plaisir ni aux filles). Il n’entre jamais dans un musée, ces conservatoires de rêves défunts et d’ambitions épuisées. Il ne goûte que la vie (...) Lorsqu’il revint à Venise au printemps suivant (1886), Nietzsche y apporta un nouveau manuscrit achevé, enveloppé de papier et noué de petites faveurs. C’était Par-delà le bien et le mal, qui restera comme l’un des joyaux les plus purs, les plus transparents de la prose allemande. Il est bien étonnant et philosophiquement bien beau, que plus Nietzsche descend vers sa mort cérébrale, plus sa pensée devient ailée. Il y a maintenant en lui un don de prescience et de divination presque surnaturels. Bergson et Freud sont en puissance dans bien des pages de son nouveau livre. Et Gide. Et même Maurras, par le truchement de Machiavel. Et voire Mussolini (...) Il est intéressant de remarquer que ces choses ont été pensées et écrites sous le ciel voisin de celui où naissait, exactement à cette date, Mussolini. Elles sont toutes imprégnées d’Italie ; d’une vieille Italie à la Stendhal et d’une jeune Italie réaliste ; d’une Venise à la Peter Gast ; de musiques sonnantes et dansantes à la Georges Bizet. »

- Michel Onfray (1959), La sculpture de soi – La morale esthétique, Grasset, 1993 :

« Mon premier voyage à Venise fut sans souci de l’ombre nietzschéenne. Je ne me souvenais plus qu’entre Sils et Gênes, Nice et Messine, il y eût la cité des doges. Plus tard, lorsque j’y revins, j’eus envie de pérégrinations sur les lieux hantés par le philosophe. En suivant les traces de Zarathoustra, je savais qu’on se perd dans le dessein de se retrouver. Un modèle n’est pas une prison, il invite à trouver sa voie et manifester son ingratitude : chemin faisant, il s’agit de se défaire des ombres avant qu’elles ne deviennent des défroques, des entraves. Il faut être nietzschéen comme, vraisemblablement, Nietzsche aurait aimé qu’on le fût : en insoumis, en rebelle. Le paradoxe est que, même ici, il s’agit de leçons...

(...) Après la lumière, les parfums, l’énergie et la grâce, il fallait que la cité fût musiquée, entre le madrigal et l’aria d’opéra. Aussi insaissiable qu’une orchestration, aussi fugace qu’un écho d’harmonie, Venise, chant profane sur lequel Dionysos puisse danser et prendre la forme de Zarathoustra.

Dans la cité de Monteverdi, Nietzsche et Gast (...) mettent au point le manuscrit d’Aurore (...) puis ils pensent, ensemble, un ouvrage sur Frédéric Chopin. Nietzsche lit George Sand, Gast étudie les partitions, ils jouent les pièces au piano. Il me plaît d’imaginer, sous les doigts du philosophe, l’Étude n°12 en ut mineur, en allegro con fuoco – l’expression musicale du génie nietzschéen, de sa qualité, de son destin.

(...) Rendez-vous est déjà pris avec la déraison – l’étude de Chopin montre ce qui reste à parcourir et quel abîme s’ouvre aubout du sentier. Nietzsche ne sait pas qu’il écoute là la préfigura- tion de son effondrement. (...) Solitaire, toujours habité par les songes et préoccupé par les aphorismes en cours, il emboîte le pas aux âmes mortes ayant, elles aussi, joué du labyrinthe vénitien. (...) Et la nuit est peuplée de songes avec lesquels se nourrissent les livres. Le lendemain, on peut voir le philosophe piazza San Marco en plein soleil, écoutant la fanfare militaire, ou, plus intempestif, sortant de l’office à la basilique, le dimanche, car il aime le lieu encore plein des mânes de Cavalli et Gabrieli. Les jardins publics lui plaisent et les terrasses où il goûte les huîtres et les figues, qu’il aime par-dessus tout. Enfin il a ses habitudes chez Barbese dont les bains chauds sont revigorants. (...) Le long de la lagune, entre la cité des doges et l’appel de la haute mer, il promène son corps secoué de tressaillements, traversé de fulgurances ».

- Philippe Sollers (1936), Dictionnaire amoureux de Venise, art. « Nietzsche », Plon, 2004 :

« Nietzsche, Proust : transformation de la perception et de la pensée du Temps.

Au cœur de ces deux expériences révolutionnaires, une ville : Venise.

Il est remarquable que ces deux aventures, très différentes, aient lieu toutes les deux à la fin du XIXsiècle et à l’orée du XXsiècle, quand Venise semble avoir ′′disparu′′ dans une décadence irréversible. Remarquable aussi que le campanile, évoqué par Nietzsche en français comme un "accent aigu", soit le même que Proust voit dominé par un ange d’or, et qui s’effondre en 1902, pour être recontrstruit par la suite. Un signal pour plus tard, une ponctuation d’espoir.

Le correspondant de Nietzsche, à Venise, est un musicien, Friedrich [NDA : en réalité Heinrich], rebaptisé par lui Peter Gast, sur quoi il fonde de grands espoirs de rénovation musicale (...) Cette amitié est elle-même un roman passionné.

(...) Sils-Maria, Gênes, Turin, Nice : on suit avec une étrange empathie tous les déplacements de Nietzsche, ses différentes adresses, ses problèmes de climat, de nourriture, de logement. Mais Venise a un autre nom : Musique.

(...) Nietzsche souffre littéralement de l’absence de musique. Il n’y a presque rien dans les concerts, il se rabat sur la Carmen de Bizet, il n’a pas accès au grand répertoire européen des XVIIet XVIIIsiècles, ce qui nous paraît aujourd’hui difficile à imaginer. Scène impossible à imaginer : Nietzsche appuyant sur un bouton, et ayant à sa disposition instantannée tous les enregistrements de Monteverdi, Vivaldi, Bach, Haendel, Haydn, Mozart [NDA : Nietzsche avait une profonde admiration pour Mozart]. La preuve dont il a besoin et qui lui manque.

(...) Peu importe que la musique de Gast soit finalement médiocre. Il faut qu’il y ait un corps et une conscience de musique pour ce printemps, pour cet autre temps.

(...) Venise c’est le printemps, l’allègement, la joie, la résurrection, Pâques. (...) Ailleurs, pas de musique, tout est lourd, grossier, blessant, gestes, mimiques, accents. Tout le monde chante en parlant et, en général, chante mal. Trop fort, trop vite, trop mensongèrement, mauvaise poésie, sentimentalisme, niaiserie, vulgarité générale. »

Paul-Eric Blanrue

jeudi 28 avril 2022

LA VIE SÉRÉNISSIME DE NIETZSCHE À VENISE. Par Paul-Éric Blanrue.


Peter Gast habite dans le Canareggio, près du Campo San Canciano, une « digne et paisible habitation », ainsi que le remarque Nietzsche (Nice, 22 décembre 1886).

Selon Gast, lorsque le philosophe y demeure il « habite en haut », là où séjournait son frère, le peintre Rudolf Köselitz, aussi peu célèbre dans son domaine, il faut l’avouer, que son frère l’est en musique. Nietzsche y réside à deux reprises : une fois, en 1884, il y tombe malade, la seconde fois, en 1886, il s’y sent trop isolé pour poursuivre ses activités.

D’habitude, Nietzsche se lève vers sept ou huit heures du matin, entame une longue balade puis prend un déjeuner frugal.

L’après-midi se déroule en partie avec son ami Köselitz, qui vient au Palais Berlendis, lorsqu’il y réside lors de son premier séjour, sur le coup de deux heures. Les deux hommes travaillent de conserve, puis se séparent un long moment. Köselitz revient le soir à 7h30. À chaque visite, il ne reste qu’un peu plus d’une heure. Les deux amis dînent ensemble, « souvent d'un œuf à la coque et d'un verre d'eau », nous assure Guy de Pourtalès (1881-1941) dans son Nietzsche en Italie (Grasset, 1929). D’autres fois, Nietzsche confie à sa sœur se nourrir « essentiellement de riz et de viande de veau ». Ou bien, dit-il à sa mère, d’une soupepréparée avec de la maïzena.

« Et souvent, ensuite, ils vont chez Gast, se mettent au piano à tour de rôle, Nietzsche improvisant, jouant ses propres compositions à sa manière un peu sèche et savante ; Gast reprenant sans fatigue toute la musique du seul poète qui les débarrasse tous deux de Wa- gner pour les ramener par le métier des vieux maîtres à la plus pure des traditions musicales : Chopin », à qui il initie son compagnon, selon Pourtalès.

Les conversations entre les deux hommes vont bon train. Gast les retranscrit sur un carnet de bord initulé Carnevale di Venezia, qu’il envoie plus tard à Nietzsche.

« Tout cela me fait tant de bien, et je crois que dans ce cahier s’expriment des tendances très utiles...» (Gênes, 30 mars 1881), lui répond Nietzsche avec ferveur. Le philosophe conseille à Gast de rédiger d’après ces notes un « livre de souvenirs vénitiens », qui serait publié sous anonyme, ajoutant : « Songez combien un livre de ce genre nous aurait réconfortés, s’il nous était parvenu, à nous jeunes gens perdus dans notre coin allemand, quand nous avions vingt ans ! » (Id°). On ne sait pourquoi, cet ouvrage qui eût été passionnant ne verra oncques le jour. On croit savoir que Gast le trouvait inintéressant, sans en connaître la raison.

Les deux amis prennent parfois leurs repas au mo- deste restaurant Antico Panada, au n°647-648 Calle dei Specchieri, une ruelle proche de San Marco. Ils y dégustent, en prenant le thé, des baïcoli, biscottes locales que Gast conserve aussi chez lui dans une boîte à biscuits renfermant de la vanille : ces petites fougasses sucrées et taillées en tranches fines sont le biscuit vénitien par excellence.

Nietzsche apprécie le vino Conegliano, un vin rouge âpre de Vénétie, qu’il boit avec modération en déjeunant d’un humble risotto. On sait qu’il goûte les fruits, en particulier les raisins, les cerises et les figues. La minestra, un potage servi en début de repas, fait ses délices. Il aime les glaces, le chocolat chaud, le thé et le café (qu’il se prépare lui-même), les grissini, le riz, les huîtres et la viande de veau.

Travaillant et marchant de nombreuses heures par jour, autant pour stimuler son cerveau qu’en préparation de nuits difficiles, il ne cesse de dicter et de lire, quand ses yeux le lui permettent ou quand Gast s’absente. Outre des ouvrages scientifiques et philosophiques, comme les Principes d’éthique (1879) du sociologue anglais Herbert Spencer (1820-1903), il se plonge dans les romanciers français tels que Stendhal (1783-1842) (Promenades dans Rome, 1853, et RomeNaples et Florence, 1854), Balzac (1799-1850) (Un prince de la bohème, 1840), Histoire de ma vie (1855) de George Sand (1904-1876) - ou encore dans Lord Byron.

*

Pour Nietzsche, il convient de préférence d’aller à Venise au printemps : « Au moment où le printemps commence à poindre, Venise est la destination traditionnelle et aussi celle où va mon amour le plus sincère (le seul endroit sur Terre que j’aime) » (À Franz Overbeck, Nice, le 24 mars 1887).

Il y réside lui-même durant les festivités pascales de 1880, 1884 et 1886.

L’automne lui est aussi profitable. Le 10 octobre 1887, il écrit à sa mère Franziska : « Le temps passé à Venise n’a jusqu’ici pas été défavorable ; au fond, je n’ai depuis dix ans choisi aucun endroit pour l’automne qui se soit révélé aussi bienfaisant que cette Venise. »

En aucun cas, il ne désire y rester l’été. L’air peut y être étouffant. Le 15 juin 1880, il écrit à Franz Overbeck qu’il est « grand temps de partir, il fait très chaud ». À sa mère, le 5 juillet de la même année : « La chaleur là-bas devenait trop forte ».

Venise est pour lui synonyme de quiétude : « Du calme. Si possible une altana [NDA : terrasse en bois située sur le toit des habitations] ou un toit plat chez vous ou chez moi, où nous pourrons nous asseoir ensemble » (Bâle, le 1er mars 1879). Il s’y rend pour accomplir une longue retraite, loin du bruit et de la fureur : « Je mènerais à Venise une vie calme et retirée de petit ange, je m’abstiendrais de viande et éviterais tout ce qui peut assombrir l’âme et la mettre en état de tension » (Cannobio, 19 avril 1887).

Pas question de courir les musées ni de visiter les églises en vulgaire touriste ! « Je ne veux rien voir autrement que par hasard. Mais m’asseoir sur la place Saint-Marc et écouter la fanfare militaire, au soleil. Tous les jours j’entendrai la Messe à S. Marco. [NDA : Oui, nous avons bien lu ! À Venise, Nietzsche, le contempteur du christianisme, cette « religion d’esclaves », aimerait se rendre tous les jours à la messe dans la basilique Saint-Marc, sous laquelle reposeraient les cendres du plus ancien des quatre évangélistes !] Je veux flâner dans les jardins publics, bien tranquillement. Manger de bonnes figues. Et des huîtres. Me régler en tout sur vous, l’expérimenté. Je ne prendrai pas mes re- pas à l’hôtel – Le plus grand silence. J’apporterai quelques livres. Des bains chauds chez Barbese (j’ai l’adresse) » (Bâle, 1er mars 1879). À quoi s’ajoutent les bains de mer : il en prend au moins trois lors de son premier séjour.

Il affectionne la beauté simple et extérieure de la ville : « Les cloches de Pâques carillonnant au-dessus de Venise, les matinées dans votre chambre, avec votre musique, les couleurs du couchant sur la Piazza – voilà ce que jusqu’à présent était pour moi le printemps ! » (Cannobio, 15 avril 1887).

À Nice, le 15 janvier 1888, il éprouve la nostalgie de la musique de Peter Gast qui se confond en lui avec « la lumière d’après-midi de San Michele ».

Nietzsche affectionne ce qu’il appelle les « gondoleries » de Venise, ainsi que les balades sur les Fondamenta Nuove et celles qu’il fait tous les jours dans le reste de cette ville qui répond à son « besoin impérieux de délassement et de silence » (21 avril 1886).

Daniel Halévy souligne à ce propos : « Ne parlons pas des palais, des églises, des sculptures ou des peintures : Nietzsche n’en parlera jamais. À lire ses lettres et ses œuvres, on est porté à penser qu’il n’est jamais entré dans un musée. Il vivait d’un certain contact, d’une certaine intuition de la terre, de l’atmosphère, de la lumière et des êtres ».

Pas davantage que les centaines d’églises munificentes aux décors parfois sensuels et les musées comptant parmi les plus prestigieux du monde, Nietzsche n’apprécie les trattorias, ces petits restaurants italiens pittoresques : « Pour ma nourriture, je désire n’avoir aucun contact avec des aubergistes » (Bâle, 12 mars 1879). C’est un univers trop populaire pour cet apôtre de l’individualisme aristocratique, qui n’aime pas les discussions sans intérêt que les gargotiers lui imposeraient. Et puis il préfère suivre la stricte diète qu’il s’impose à lui-même.

Il savoure un logement avec vue sur le Grand Canal : « Si je viens, n’est-ce pas, vous me chercheriez une chambre sur le Canal Grande ? – pour que de la fenêtre ma vue puisse s’étendre sur le grand déploiement bigarré, silencieux. Capri excepté, rien, dans le sud, n’a exercé sur moi une impression comparable à votre Venise. Je ne la mets pas au compte de l’Italie : c’est un morceau d’Orient tombé là » (Nice, 5 mars 1884). Dans son indispensable Visa pour Venise (Gallimard, 1964, collection Folio n° 2107, 1989), James Morris ajoute à ce propos : « À Venise, vous pouvez connaître les plaisirs de l’Orient sans en souffrir les tourments. »

En terme de résidence, ses goûts sont frugaux. C’est un aristocrate de l’esprit, non un hobereau attiré par le luxe, l’opulence, l’ostentation et les vanités mondaines : « Si par hasard vous écrivez à vos braves gens de Venise, veuillez leur faire comprendre que je tiens beaucoup à deux choses. Primo, que le plancher de la chambre soit recouvert d’un tapis : je prends facilement froid. Ensuite un grand fauteuil confortable de savant (en France ce genre de meuble s’appelle judicieusement un ′′Voltaire′′ » (Nice, 21 avril 1886).

Il convient de savoir que les prix de Venise à la fin XIXsiècle sont très inférieurs à ceux pratiqués de nos jours et restent abordables pour les démunis. Nietzsche, qui vit de façon spartiate, remarque qu’ « à Venise, la pauvreté a mine honorable et s’accorde à la ville » (Nice, 9 janvier 1887).

Il adresse pourtant trois critiques à la Dominante.

D’abord, le fait qu’il ne puisse y marcher autant qu’il en a l’habitude pour réfléchir et trouver le sommeil à force de fatigue : « Venise a le tort de n’être pas une ville pour promeneurs – il me faut mes 6-8 heures de marche en pleine nature – » (Gênes, 3 février 1881). La cité est composée de pavés parfois irréguliers pouvant être la cause de désagréments pour un grand marcheur. La situation s’est un peu améliorée de nos jours.

Ensuite, il soulève des doutes quant au climat : « Il y a ceci d’absurde qu’au point de vue du climat, Venise et Nice s’opposent et que Nice me réussit incroyablement ». Il craint que l’humidité de Venise ne lui cause « des migraines et de l’hypocondrie » (Nice, 25 février 1884).

Il écrit toutefois quelques mois après son second séjour vénitien : « Ma santé est toujours très chancelante, elle était meilleure à Venise, et à Nice meilleure qu’à Venise » (Sils-Maria, 2 septembre 1884). De fait, jamais et nulle part, il ne trouvera de ville à son goût sur ce point précis !

Dernier reproche destiné à Venise : l’odeur se dégageant des eaux stagnantes des canaux : « J’aime votre ville, cher ami, bien qu’elle présente le grave défaut de puer » (15 septembre 1887). Cette critique centenaire adressée à la Dominante, a une part de vrai. Mais soyons justes : il faut reconnaître que les effluves désagréables dépendent du quartier que l’on arpente, du temps qu’il fait et de la sensibilité des nez. Nietzsche est un être hypersensible, pour qui le climat, les bruits, les senteurs ont une importance démesurée.

Faut-il vivre à Venise ? Grave question pour Nietzsche qui passe sa vie à tenter de trouver un lieu d’habitation qui lui corresponde en tout point, sans jamais l’atteindre ! Le pays où l’on n’arrive jamais... Il lui faut du ciel bleu, du soleil, le temps doit être sec, mais en raison de sa santé chancelante rien n’est simple. S’il prend plaisir à venir passer des retraites dans la Sérénissime, il la déconseille en tant que résidence permanente à son ami Gast, comme à la catégorie des artistes en général :« Je reproche à Venise de vous circonscrire trop : je croirais volontiers qu’on a de temps en temps besoin d’une cure pour se dégager de l’influence de Venise... (...) Pour des êtres féconds et sujets à des périodes à la manière des femmes (comme tous les artistes) la brusque introduction d’intermèdes de contrastes, me semble indispensable. (...) À la fin il ne vous restera rien d’autre que de vous mettre entièrement sur le pied vénitien : mais cela comporte, me semble-t-il, la fuite de Venise et la campagne, la montagne, la forêt, tout l’univers qu’on oublie à Venise » (Nice, 13 février 1888). En somme, Venise, comme le dira l’aventurier Corto Maltese dans une courte histoire de l’album Les Celtiques d’Hugo Pratt (1927-1995), intitulée « L’Ange à la Fenêtre d’Orient » : « Cette ville est très belle et je finirais par me laisser prendre par son enchantement, je deviendrais paresseux... Venise serait ma fin » !

Lui-même écrit à Frank Overneck : « Mes lieux doivent rester Nice et Sils-Maria, Venise comme intermède... » (Nice, 12 novembre 1887). Un intermède merveilleux, et surtout pas davantage, car on peut y passer sa vie en état de contemplation, de rêverie, de ravissement permanent, prisonnier de luxe de la beauté miraculeuse d’un lieu séducteur d’où il est difficile de s’échapper. Paradisiaque, numineuse, Venise est aussi un danger et peut avoir un aspect laguide, schopenauherien, inciter à la passivité, à la laxité, à l’oubli de soi. « Je pense que je devrais me décider à partir » de la Cité des Doges, dira Corto au tout début de son aventure en Sibérie. Venise, à la fois Eden et serpent tentateur !

Un an plus tard, dans l’ébouriffant Ecce homo, Nietzsche assurera, dans un brusque revivement final, que Venise n’est pas bonne pour la santé... Quelques mois après, c’est la chute, la folie, le mutisme prévu de longue date et enfin réalisé, la disparition dans les ombres du temps... Ce n’est pas Venise mais Turin, la ville du Suaire, qui lui a été fatale.

*

Heinrich Köselitz, dit Peter Gast, est né le 10 janvier 1854 à Annaberg, en Saxe. Fils d’un grand industriel de Silésie qui fut aussi vice-bourgmestre de la ville, il échange tout au long de sa vie une correspondance nourrie avec Nietzsche, son professeur, son maître devenu son ami et complice.

Dans sa jeunesse, il suit des cours de musique auprès de Ernst Friedrich Richter (1808-1879) et entame des études de philosophie à l’université de Leipzig. Lecteur enthousiaste de la Naissance de la tragédie, premier succès littéraire de Nietzsche, il décide en 1875 de suivre ses cours à l’université de Bâle, en Suisse. Köselitz a pour autres professeurs deux grands amis de Nietzsche, Franz Overbeck, et Jacob Burckhardt (1818-1897), spécialiste incontesté de la Renaissance. Devenu un jeune compositeur de style wagnérien, Köselitz se rapproche de Nietzsche et, avec le temps, devient son intime. Ce- lui-ci l’appelle « mon bon pasteur et mon médecin ».

Köselitz s’installe à Venise en avril 1878, où il passe une grande partie de l’année dans un confort relatif, n’ayant pas d’emploi et ses parents ne brillant guère par leur excessive générosité, au point que Paul Rée lui adresse des dons.

Fréquentant Cécilie Gusselbauer, une employée du cabaret Sandwirt de Venise, il se consacre à la composition de deux opéras : Scherz, List und Rache (Badinage, ruse et vengeance, opéra comique d’après Gœthe, 1880-1888) et Der Löwe von Venedig (Le Lion de Venise, 1884-1891, opéra comique en cinq actes). Il est un honnête pianiste, dont le jeu a le don de combler Nietzsche, lui aussi compositeur à ses heures et, de l’avis des témoins, excellent improvisateur.

Une lettre du 26 mars 1880 de Köselitz à Overbeck nous en dit long sur l’intimité des deux hommes et leurs goûts communs pour la musique romantique : « Nietzsche [NDA : qui loge Casa Fumagalli] est venu chez moi mardi, je lui ai joué la Barcarolle de Chopin (...) Pour entrer dans le détail j’ai joué l’Impromptu op. 29 (la muse qui danse avons-nous dit) ; le Prélude op. 28, n°15, en ré bémol, la Berceuse op. 57, le largo de la sonate op. 58, le thème principal du Rondo en mi bémol majeur op. 16, les Variations op. 12, le début de l’Allegro de concert op. 46 jusqu’au moment où commencent les brillantes modulations en doubles croches, et enfin la Grande Fantaisie en fa mineur op. 49. Nous avons passé ainsi deux heures dans une joyeuse excitation ; Nietzsche m’a dit tout de suite après, lorsque nous nous sommes séparés : ′′Je vais devoir encore le payer′′. Et de fait le jour suivant je l’ai trouvé tout à fait accablé par la douleur la plus intense. »

(Lecteur, c’est le moment d’aller faire un tour dans le section des QR-Codes située en fin d’ouvrage !)

Au printemps 1881, à Recoaro, sur le versant sud des Alpes tyroliennes, Nietzsche, qui découvre et apprécie les compositions de son ami, lui conseille d’adopter, pour faciliter sa carrière en Italie, le pseudonyme de Pietro Gasti, en allemand Peter Gast, « l’hôte de pierre », en référence au personnage du Commandeur dans le Don Giovanni de Mozart.

Même si Peter Gast lui donne du « Herr Professor », les deux hommes sont très liés et le ton de leurs échanges reste familier.

Le philosophe estime que Gast est l’un des hommes qui le comprend le mieux. Depuis l’époque où il vivait à Bâle, Nietzsche a eu recours à ses bons soins, et celui-ci a commencé par recopier le brouillon de la quatrième Considération inactuelle. Il demeure son plus proche colla- borateur jusqu’en 1888.

Sans en avoir le titre ni être rétribué, Peter Gast remplit toutes les fonctions du secrétaire particulier. Lorsque Nietzsche est à Venise, Gast écrit sous sa dictée et ne craint pas de lui faire part de diverses suggestions, souvent acceptées. Il est le premier lecteur du philosophe, met au net le manuscrit, en corrige les épreuves. Il s’occupe de l’orthographe et des corrections grammaticales. Lorsque Nietzsche souffre de céphalées que son traitement homéopathique ne suffit pas à calmer, il fait appel à ses services pour lire à voix haute les ouvrages qu’il affectionne.

Les compositions de Gast l’exaltent. À sa mère et sa sœur, il déclare qu’il est un musicien « de premier plan » et même que « personne parmi les contemporains ne peut rivali- ser avec lui dans ce qu’il fait (...) C’est précisément la musique qui correspond à ma philosophie » (Recoaro, 18 mai 1881). Au chef d’orchestre allemand, le wagnérien Hermann Levi (1839-1900), à qui il le présente en espérant une réponse favorable, il écrit en 1882 qu’il lui « semble être le nouveau Mozart » ! Compliment exagéré, à n’en point douter. À Cosima Wagner, Levi le jugera « absolument incapable » ! Mais Nietzsche s’est enflammé pour l’art de son ami, dont les airs lui paraissent être la quintessence de l’esprit méditerranéen. Hélas, il n’a pas connu les compositions sudistes de Debussy (1862-1918), Déodat de Séverac (1872-1921) et Ravel (1875-1937) pour faire la comparaison !

Gast s’occupe aussi de l’arrangement d’une grande pièce musicale de Nietzsche pour chœur et orchestre, L’Hymne à la vie, composé en 1882 sur un poème de Lou Salomé, l’une des rares femmes que le père de Zarathoustra ait jamais aimée.

Louant la chaleur de son ami, qui n’a « rien d’un érudit au sang-froid », Gast ne cache pas à ses proches qu’il arrive que la proximité de Nietzsche le sollicite « trop profondément ». Il s’estime parfois incompris par son ancien professeur : « il ne sait rien de mon désarroi et se trouve presque en droit de supposer mon existence aussi idyllique que la sienne » (v. Curt Paul Janz, Nietzsche biographie, Les dernières années bâloises, le libre philosophe, tome II, Gallimard 1984, p. 331). « Vivre avec lui un mois ou deux dans l’année... pour repartir ensuite chacun de son côté, c’était là le régime qui me convenait le mieux », précise-t-il. En 1882, il refuse même à une occasion d’accueillir Nietzsche à Venise pour, dit- il, travailler à son opéra, qu’il espère faire jouer lors du Carnaval de 1883.

Nietzsche lui-même lui adresse certains reproches : « Il a des mœurs par trop plébéiennes et personne ne peut imaginer ce que je dois surmonter, ce que me coûte la fréquentation de ce balourd du corps et de l’esprit. » (Zurich, 4-5 novembre 1884). Toutefois, quand Nietzsche est présent, les deux compagnons ne laissent rien paraître des menus griefs qu’ils s’adressent et leurs rapports demeurent courtois, respectueux et, disons-le, amicaux.

De son côté, Nietzsche lui adresse moult encouragements et conseils pour ses compositions. Il règle les frais des parties d’orchestre de l’ouverture du Lion de Venise, aux antipodes des harmonies de Wagner, qui sera jouée à la Tonhalle de Zurich en octobre 1884, avec Nietzsche pour seul auditeur !

Celui-ci n’aura cependant pas l’occasion d’entendre dans son intégralité l’œuvre majeure de Gast car ce n’est qu’en 1891, soit deux ans après ses bouffées délirantes survenues à Turin, qu’elle sera créée à l’Opéra de Dantzig.

Il s’inspire néanmoins du premier opéra de Gast dans l’un de ses écrits, puisque « Badinage, ruse et vengeance » est le titre qu’il donne au prologue du Gai savoir en 1882.

On s’est beaucoup interrogé sur l’accent que Nietzsche a mis sur la musique, à Venise en particulier, dont il affirme qu’elle en est la ville par excellence. Alain Buisine (1949-2009), dans son érudit Dictionnaire amoureux et savant des couleurs de Venise (Zulma, 1998) rappelle que les meilleurs peintres de la Sérénissime furent tous d’excellents musiciens : Tintoret (1518-1594) maîtrisait divers instruments, Giorgione (1477-1510) jouait du luth et chantait, le grand coloriste Titien (1488-1576) possédait un orgue portatif ! Pour Buisine, que je suis sur ce point, à Venise la musique « rentre dans un régime optique. La musicalité vénitienne est plaisir de l’œil. » Dans son Aqua Alta (Arcades Gallimard, 1992), le poète Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature en 1987, a remarqué que « cette ville est celle de l’œil ; vos autres sens ne font que jouer les seconds violons en sourdine ».

Notre philosophe, qui n’y voyait goutte et devait porter des lunettes de vue à fort grossissement lors de ses échappées, la musique fut une façon de sentir autrement, avec plus de profondeur, l’esprit de la cité.

Pour en revenir à Köselitz, une fois survenu l’effondrement psychique de Nietzsche en 1889, l’éditeur Naumann lui confiera l’édition de ses Œuvres complètes, volume par volume. Il en compose les préfaces.

Après une brouille avec la sœur de Nietzsche, Elisabeth, fondatrice des Archives Nietzsche, d’abord situées à Naumburg en 1894, puis à Weimar en 1896, Gast se remet à l’ouvrage en 1899. Aidant Elisabeth à déchiffrer l’écriture de son ami, il est à l’origine de la première édition de la controversée Volonté de puissance, en 1901. Ce livre posthume n’a pas été planifié par Nietzsche, mais est constitué par diverses notes et des fragments qu’il a laissés.

Selon le biographe Curt Paul Janz (Nietzsche biographie, Les dernières années bâloises, le libre philosophe, tome II, Gallimard 1984), « Köselitz est, avec Elisabeth, la personne qui est restée le plus longtemps et le plus constamment liée tant à Nietzsche lui-même qu’à son œuvre, la personne grâce à laquelle, dans une grande mesure, Nietzsche continua à vivre dans son œuvre, par-delà l’effondrement et la mort. »

À ma connaissance, nulle œuvre musicale de Peter Gast n’a été gravée.

*

Le Palais Berlendis, ou Palazzo Berlendis, qu’occupe un temps Nietzsche, se trouve sur le Rio dei Mendicanti, Canal des Mendiants, dans le sestiere du Cannaregio, aux n°6293 et 6296, près du Ponte dei Mendicanti, d’où l’on quitte le sestiere du Castello.

Ce bâtiment de type néoclassique passe pour avoir été construit par Andrea Tirali (1657-1737). Adepte d’Andrea Palladio, considéré comme architecte de transition entre le baroque et le classique, Tirali a dessiné le pavement complexe de la place Saint-Marc, où il a remplacé les briques disposées en chevrons par un pavement en pierre de lave appelée trachyte qu’il a fait alterner avec de la pierre blanche d’Istrie, créant un magnifique jeu de perspective. Il a aussi bâti le tombeau de la famille Valier dans la basilique San Giovanni e Paolo, nécropole des Doges, devant laquelle chevauche le célèbre Colleone de Verrocchio.

Le palais donne sur les Fondamente Nuove, les Nouvelles fondations, quais formant la limite nord de Venise réalisés au XVIsiècle. Il fait face à l’église de l’hospice San Lazzaro dei Mendicanti, construite de 1601 à 1631 par Vincenzo Scamozzi (la façade est l’œuvre de Giuseppe Sardi, 1673), qu’encadre l’hôpital civil de Venise depuis 1815 (50 chambres pour 600 patients, d’après le Guide Baedeker des années 1880), jadis appelée la Scuola Grande di San Marco.

À main gauche du palais, on a vue sur les îles San Michele, le cimetière de Venise, Torcello, où Venise a été enfantée, et Murano, attrape-touristes sans intérêt.

En ce cimetière, où Nietzsche n’a pas mis les pieds, le flâneur peut aller déposer une rose sur la tombe du poète Ezra Pound (1885-1972), autre Vénitien de l’étranger, puisque né dans l’Idaho, aux États-Unis. Un révolutionnaire incompris, lui aussi, qui, on ne sait pourquoi, considérait que Nietzsche, qu’il avait lu par fragments et en anglais, était un « chrétien moderne ». Sa femme, la violoniste américaine Olga Rudge (1895-1996) y repose aussi ; méconnue, elle est la musicienne qui a contribué à la renaissance du Vénitien Antonio Vivaldi (1678-1741) au XXsiècle. Une rose, pour elle aussi (v. John Berendt, The City Of Fallen Angels, Penguin Books, 2005).

Se rendre dans ce cimetière c’est aussi découvrir Berlendis sous un autre angle, vu de la lagune.

Nietzsche a vécu au deuxième étage de ce palais, l’étage noble, dit piano nobile, dans le bâtiment sud, celui qui est à gauche lorsqu’on se trouve sur le Rio dei Mendicanti.

Le nom du palais lui vient d’une famille « de marchands de soieries et de banquiers qui l’avait acquis » en 1879 (v. Gérard-Julien Salvy, Un Carnet vénitien, op. cit.). Une branche de la famille Pesaro a acquis le bâtiment au début du XXsiècle et l’a divisé en des appartements plus petits. La décoration d’intérieur, en particulier la porte d’escalier dans le portego (pièce centrale d’une grande demeure qui ouvre sur les différents appartements et faisant office de salle d’accueil), est bien conservée.

Nietzsche a beaucoup apprécié cet endroit : « Les pièces hautes de plafond et le silence bénéficient à mon sommeil et je jouis de l’air de la mer directement, sans qu’il soit gâté par la ville » (carte postale à Elisabeth, 2 avril 1880). À Franz Overbeck, à la même date : « Ma chambre à 22 pieds de haut (...) je reçois l’effet calmant de l’endroit. » Le 11 avril, il ajoute : « calme comme la fin du monde ». Il y est bien « par le plus épouvantable des temps » et dort mieux « que partout ailleurs » (à Franziska, 3 mai 1880). La pièce où il dort comporte un paravent vert en huit panneaux qui la rend « habitable ». Il faut croire qu’en ce temps-là, la pièce était fort peu meublée !

La situation a changé depuis. J’ai eu le bonheur d’y passer un après-midi, à l’invitation de son propriétaire, le comte Giorgio Dissera Bragadin (tout casanoviste sait qu’un Bragadin, prénommé Matteo et sénateur de son état, fut le mécène de l’aventurier vénitien !). Cet ancien résistant, amateur de l’épopée napoléonienne, m’a fait visiter, avec la plus exquise des courtoisies, ce fastueux appartement chargé de vie et d’histoire, le commentant pièce par pièce, de son bureau à sa chapelle privée, avec en point d’orgue une explication spéciale pour la chambre où a séjourné Nietzsche en 1880 ; en réalité les deux chambres possibles, car il y a discussion pour savoir s’il s’agit de celle se trouvant à gauche ou de celle se tenant à droite du balcon central. L’une d’elle était la chambre à coucher du comte Bragadin.

Mon hôte d’un jour m’a permis de prendre, pour ma collection particulière et aux fins de publication pour le présent guide, autant de clichés des lieux que je le désirais et m’a fait en prime cadeau de deux livres richement illustrés portant sur l’histoire de sa nombreuse famille. Je l’en ai remercié en mimant le salut des mousquetaires du roi !

Fin connaisseur de la vie de Nietzsche à Venise et de l’histoire du palais qu’il hantait en costume-cravate chic, l’élégant comte Dissera Bragadin m’a beaucoup aidé à comprendre quelle fut la vie du philosophe dans la Sérénissime de la fin du XIXsiècle. Pour l’anecdote, il a été l’un des propriétaires du fameux paravent vert possédé par Nietzsche !

Ce vieil aristocrate affable, ne parlant qu’à peine le français mais le comprenant d’instinct, décéda trois ans plus tard, en 2016, à l’âge de 94 ans. Ses funérailles eurent lieu en la basilique San Giovanni e Paolo, derrière le Colleone.

Quelques mois plus tard, l’appartement fut mis en vente. 


Paul-Eric Blanrue