Peter Gast habite dans le Canareggio, près du Campo San Canciano, une « digne et paisible habitation », ainsi que le remarque Nietzsche (Nice, 22 décembre 1886).
Selon Gast, lorsque le philosophe y demeure il « habite en haut », là où séjournait son frère, le peintre Rudolf Köselitz, aussi peu célèbre dans son domaine, il faut l’avouer, que son frère l’est en musique. Nietzsche y réside à deux reprises : une fois, en 1884, il y tombe malade, la seconde fois, en 1886, il s’y sent trop isolé pour poursuivre ses activités.
D’habitude, Nietzsche se lève vers sept ou huit heures du matin, entame une longue balade puis prend un déjeuner frugal.
L’après-midi se déroule en partie avec son ami Köselitz, qui vient au Palais Berlendis, lorsqu’il y réside lors de son premier séjour, sur le coup de deux heures. Les deux hommes travaillent de conserve, puis se séparent un long moment. Köselitz revient le soir à 7h30. À chaque visite, il ne reste qu’un peu plus d’une heure. Les deux amis dînent ensemble, « souvent d'un œuf à la coque et d'un verre d'eau », nous assure Guy de Pourtalès (1881-1941) dans son Nietzsche en Italie (Grasset, 1929). D’autres fois, Nietzsche confie à sa sœur se nourrir « essentiellement de riz et de viande de veau ». Ou bien, dit-il à sa mère, d’une soupepréparée avec de la maïzena.
« Et souvent, ensuite, ils vont chez Gast, se mettent au piano à tour de rôle, Nietzsche improvisant, jouant ses propres compositions à sa manière un peu sèche et savante ; Gast reprenant sans fatigue toute la musique du seul poète qui les débarrasse tous deux de Wa- gner pour les ramener par le métier des vieux maîtres à la plus pure des traditions musicales : Chopin », à qui il initie son compagnon, selon Pourtalès.
Les conversations entre les deux hommes vont bon train. Gast les retranscrit sur un carnet de bord initulé Carnevale di Venezia, qu’il envoie plus tard à Nietzsche.
« Tout cela me fait tant de bien, et je crois que dans ce cahier s’expriment des tendances très utiles...» (Gênes, 30 mars 1881), lui répond Nietzsche avec ferveur. Le philosophe conseille à Gast de rédiger d’après ces notes un « livre de souvenirs vénitiens », qui serait publié sous anonyme, ajoutant : « Songez combien un livre de ce genre nous aurait réconfortés, s’il nous était parvenu, à nous jeunes gens perdus dans notre coin allemand, quand nous avions vingt ans ! » (Id°). On ne sait pourquoi, cet ouvrage qui eût été passionnant ne verra oncques le jour. On croit savoir que Gast le trouvait inintéressant, sans en connaître la raison.
Les deux amis prennent parfois leurs repas au mo- deste restaurant Antico Panada, au n°647-648 Calle dei Specchieri, une ruelle proche de San Marco. Ils y dégustent, en prenant le thé, des baïcoli, biscottes locales que Gast conserve aussi chez lui dans une boîte à biscuits renfermant de la vanille : ces petites fougasses sucrées et taillées en tranches fines sont le biscuit vénitien par excellence.
Nietzsche apprécie le vino Conegliano, un vin rouge âpre de Vénétie, qu’il boit avec modération en déjeunant d’un humble risotto. On sait qu’il goûte les fruits, en particulier les raisins, les cerises et les figues. La minestra, un potage servi en début de repas, fait ses délices. Il aime les glaces, le chocolat chaud, le thé et le café (qu’il se prépare lui-même), les grissini, le riz, les huîtres et la viande de veau.
Travaillant et marchant de nombreuses heures par jour, autant pour stimuler son cerveau qu’en préparation de nuits difficiles, il ne cesse de dicter et de lire, quand ses yeux le lui permettent ou quand Gast s’absente. Outre des ouvrages scientifiques et philosophiques, comme les Principes d’éthique (1879) du sociologue anglais Herbert Spencer (1820-1903), il se plonge dans les romanciers français tels que Stendhal (1783-1842) (Promenades dans Rome, 1853, et Rome, Naples et Florence, 1854), Balzac (1799-1850) (Un prince de la bohème, 1840), Histoire de ma vie (1855) de George Sand (1904-1876) - ou encore dans Lord Byron.
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Pour Nietzsche, il convient de préférence d’aller à Venise au printemps : « Au moment où le printemps commence à poindre, Venise est la destination traditionnelle et aussi celle où va mon amour le plus sincère (le seul endroit sur Terre que j’aime) » (À Franz Overbeck, Nice, le 24 mars 1887).
Il y réside lui-même durant les festivités pascales de 1880, 1884 et 1886.
L’automne lui est aussi profitable. Le 10 octobre 1887, il écrit à sa mère Franziska : « Le temps passé à Venise n’a jusqu’ici pas été défavorable ; au fond, je n’ai depuis dix ans choisi aucun endroit pour l’automne qui se soit révélé aussi bienfaisant que cette Venise. »
En aucun cas, il ne désire y rester l’été. L’air peut y être étouffant. Le 15 juin 1880, il écrit à Franz Overbeck qu’il est « grand temps de partir, il fait très chaud ». À sa mère, le 5 juillet de la même année : « La chaleur là-bas devenait trop forte ».
Venise est pour lui synonyme de quiétude : « Du calme. Si possible une altana [NDA : terrasse en bois située sur le toit des habitations] ou un toit plat chez vous ou chez moi, où nous pourrons nous asseoir ensemble » (Bâle, le 1er mars 1879). Il s’y rend pour accomplir une longue retraite, loin du bruit et de la fureur : « Je mènerais à Venise une vie calme et retirée de petit ange, je m’abstiendrais de viande et éviterais tout ce qui peut assombrir l’âme et la mettre en état de tension » (Cannobio, 19 avril 1887).
Pas question de courir les musées ni de visiter les églises en vulgaire touriste ! « Je ne veux rien voir autrement que par hasard. Mais m’asseoir sur la place Saint-Marc et écouter la fanfare militaire, au soleil. Tous les jours j’entendrai la Messe à S. Marco. [NDA : Oui, nous avons bien lu ! À Venise, Nietzsche, le contempteur du christianisme, cette « religion d’esclaves », aimerait se rendre tous les jours à la messe dans la basilique Saint-Marc, sous laquelle reposeraient les cendres du plus ancien des quatre évangélistes !] Je veux flâner dans les jardins publics, bien tranquillement. Manger de bonnes figues. Et des huîtres. Me régler en tout sur vous, l’expérimenté. Je ne prendrai pas mes re- pas à l’hôtel – Le plus grand silence. J’apporterai quelques livres. Des bains chauds chez Barbese (j’ai l’adresse) » (Bâle, 1er mars 1879). À quoi s’ajoutent les bains de mer : il en prend au moins trois lors de son premier séjour.
Il affectionne la beauté simple et extérieure de la ville : « Les cloches de Pâques carillonnant au-dessus de Venise, les matinées dans votre chambre, avec votre musique, les couleurs du couchant sur la Piazza – voilà ce que jusqu’à présent était pour moi le printemps ! » (Cannobio, 15 avril 1887).
À Nice, le 15 janvier 1888, il éprouve la nostalgie de la musique de Peter Gast qui se confond en lui avec « la lumière d’après-midi de San Michele ».
Nietzsche affectionne ce qu’il appelle les « gondoleries » de Venise, ainsi que les balades sur les Fondamenta Nuove et celles qu’il fait tous les jours dans le reste de cette ville qui répond à son « besoin impérieux de délassement et de silence » (21 avril 1886).
Daniel Halévy souligne à ce propos : « Ne parlons pas des palais, des églises, des sculptures ou des peintures : Nietzsche n’en parlera jamais. À lire ses lettres et ses œuvres, on est porté à penser qu’il n’est jamais entré dans un musée. Il vivait d’un certain contact, d’une certaine intuition de la terre, de l’atmosphère, de la lumière et des êtres ».
Pas davantage que les centaines d’églises munificentes aux décors parfois sensuels et les musées comptant parmi les plus prestigieux du monde, Nietzsche n’apprécie les trattorias, ces petits restaurants italiens pittoresques : « Pour ma nourriture, je désire n’avoir aucun contact avec des aubergistes » (Bâle, 12 mars 1879). C’est un univers trop populaire pour cet apôtre de l’individualisme aristocratique, qui n’aime pas les discussions sans intérêt que les gargotiers lui imposeraient. Et puis il préfère suivre la stricte diète qu’il s’impose à lui-même.
Il savoure un logement avec vue sur le Grand Canal : « Si je viens, n’est-ce pas, vous me chercheriez une chambre sur le Canal Grande ? – pour que de la fenêtre ma vue puisse s’étendre sur le grand déploiement bigarré, silencieux. Capri excepté, rien, dans le sud, n’a exercé sur moi une impression comparable à votre Venise. Je ne la mets pas au compte de l’Italie : c’est un morceau d’Orient tombé là » (Nice, 5 mars 1884). Dans son indispensable Visa pour Venise (Gallimard, 1964, collection Folio n° 2107, 1989), James Morris ajoute à ce propos : « À Venise, vous pouvez connaître les plaisirs de l’Orient sans en souffrir les tourments. »
En terme de résidence, ses goûts sont frugaux. C’est un aristocrate de l’esprit, non un hobereau attiré par le luxe, l’opulence, l’ostentation et les vanités mondaines : « Si par hasard vous écrivez à vos braves gens de Venise, veuillez leur faire comprendre que je tiens beaucoup à deux choses. Primo, que le plancher de la chambre soit recouvert d’un tapis : je prends facilement froid. Ensuite un grand fauteuil confortable de savant (en France ce genre de meuble s’appelle judicieusement un ′′Voltaire′′ ) » (Nice, 21 avril 1886).
Il convient de savoir que les prix de Venise à la fin XIXe siècle sont très inférieurs à ceux pratiqués de nos jours et restent abordables pour les démunis. Nietzsche, qui vit de façon spartiate, remarque qu’ « à Venise, la pauvreté a mine honorable et s’accorde à la ville » (Nice, 9 janvier 1887).
Il adresse pourtant trois critiques à la Dominante.
D’abord, le fait qu’il ne puisse y marcher autant qu’il en a l’habitude pour réfléchir et trouver le sommeil à force de fatigue : « Venise a le tort de n’être pas une ville pour promeneurs – il me faut mes 6-8 heures de marche en pleine nature – » (Gênes, 3 février 1881). La cité est composée de pavés parfois irréguliers pouvant être la cause de désagréments pour un grand marcheur. La situation s’est un peu améliorée de nos jours.
Ensuite, il soulève des doutes quant au climat : « Il y a ceci d’absurde qu’au point de vue du climat, Venise et Nice s’opposent et que Nice me réussit incroyablement ». Il craint que l’humidité de Venise ne lui cause « des migraines et de l’hypocondrie » (Nice, 25 février 1884).
Il écrit toutefois quelques mois après son second séjour vénitien : « Ma santé est toujours très chancelante, elle était meilleure à Venise, et à Nice meilleure qu’à Venise » (Sils-Maria, 2 septembre 1884). De fait, jamais et nulle part, il ne trouvera de ville à son goût sur ce point précis !
Dernier reproche destiné à Venise : l’odeur se dégageant des eaux stagnantes des canaux : « J’aime votre ville, cher ami, bien qu’elle présente le grave défaut de puer » (15 septembre 1887). Cette critique centenaire adressée à la Dominante, a une part de vrai. Mais soyons justes : il faut reconnaître que les effluves désagréables dépendent du quartier que l’on arpente, du temps qu’il fait et de la sensibilité des nez. Nietzsche est un être hypersensible, pour qui le climat, les bruits, les senteurs ont une importance démesurée.
Faut-il vivre à Venise ? Grave question pour Nietzsche qui passe sa vie à tenter de trouver un lieu d’habitation qui lui corresponde en tout point, sans jamais l’atteindre ! Le pays où l’on n’arrive jamais... Il lui faut du ciel bleu, du soleil, le temps doit être sec, mais en raison de sa santé chancelante rien n’est simple. S’il prend plaisir à venir passer des retraites dans la Sérénissime, il la déconseille en tant que résidence permanente à son ami Gast, comme à la catégorie des artistes en général :« Je reproche à Venise de vous circonscrire trop : je croirais volontiers qu’on a de temps en temps besoin d’une cure pour se dégager de l’influence de Venise... (...) Pour des êtres féconds et sujets à des périodes à la manière des femmes (comme tous les artistes) la brusque introduction d’intermèdes de contrastes, me semble indispensable. (...) À la fin il ne vous restera rien d’autre que de vous mettre entièrement sur le pied vénitien : mais cela comporte, me semble-t-il, la fuite de Venise et la campagne, la montagne, la forêt, tout l’univers qu’on oublie à Venise » (Nice, 13 février 1888). En somme, Venise, comme le dira l’aventurier Corto Maltese dans une courte histoire de l’album Les Celtiques d’Hugo Pratt (1927-1995), intitulée « L’Ange à la Fenêtre d’Orient » : « Cette ville est très belle et je finirais par me laisser prendre par son enchantement, je deviendrais paresseux... Venise serait ma fin » !
Lui-même écrit à Frank Overneck : « Mes lieux doivent rester Nice et Sils-Maria, Venise comme intermède... » (Nice, 12 novembre 1887). Un intermède merveilleux, et surtout pas davantage, car on peut y passer sa vie en état de contemplation, de rêverie, de ravissement permanent, prisonnier de luxe de la beauté miraculeuse d’un lieu séducteur d’où il est difficile de s’échapper. Paradisiaque, numineuse, Venise est aussi un danger et peut avoir un aspect laguide, schopenauherien, inciter à la passivité, à la laxité, à l’oubli de soi. « Je pense que je devrais me décider à partir » de la Cité des Doges, dira Corto au tout début de son aventure en Sibérie. Venise, à la fois Eden et serpent tentateur !
Un an plus tard, dans l’ébouriffant Ecce homo, Nietzsche assurera, dans un brusque revivement final, que Venise n’est pas bonne pour la santé... Quelques mois après, c’est la chute, la folie, le mutisme prévu de longue date et enfin réalisé, la disparition dans les ombres du temps... Ce n’est pas Venise mais Turin, la ville du Suaire, qui lui a été fatale.
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Heinrich Köselitz, dit Peter Gast, est né le 10 janvier 1854 à Annaberg, en Saxe. Fils d’un grand industriel de Silésie qui fut aussi vice-bourgmestre de la ville, il échange tout au long de sa vie une correspondance nourrie avec Nietzsche, son professeur, son maître devenu son ami et complice.
Dans sa jeunesse, il suit des cours de musique auprès de Ernst Friedrich Richter (1808-1879) et entame des études de philosophie à l’université de Leipzig. Lecteur enthousiaste de la Naissance de la tragédie, premier succès littéraire de Nietzsche, il décide en 1875 de suivre ses cours à l’université de Bâle, en Suisse. Köselitz a pour autres professeurs deux grands amis de Nietzsche, Franz Overbeck, et Jacob Burckhardt (1818-1897), spécialiste incontesté de la Renaissance. Devenu un jeune compositeur de style wagnérien, Köselitz se rapproche de Nietzsche et, avec le temps, devient son intime. Ce- lui-ci l’appelle « mon bon pasteur et mon médecin ».
Köselitz s’installe à Venise en avril 1878, où il passe une grande partie de l’année dans un confort relatif, n’ayant pas d’emploi et ses parents ne brillant guère par leur excessive générosité, au point que Paul Rée lui adresse des dons.
Fréquentant Cécilie Gusselbauer, une employée du cabaret Sandwirt de Venise, il se consacre à la composition de deux opéras : Scherz, List und Rache (Badinage, ruse et vengeance, opéra comique d’après Gœthe, 1880-1888) et Der Löwe von Venedig (Le Lion de Venise, 1884-1891, opéra comique en cinq actes). Il est un honnête pianiste, dont le jeu a le don de combler Nietzsche, lui aussi compositeur à ses heures et, de l’avis des témoins, excellent improvisateur.
Une lettre du 26 mars 1880 de Köselitz à Overbeck nous en dit long sur l’intimité des deux hommes et leurs goûts communs pour la musique romantique : « Nietzsche [NDA : qui loge Casa Fumagalli] est venu chez moi mardi, je lui ai joué la Barcarolle de Chopin (...) Pour entrer dans le détail j’ai joué l’Impromptu op. 29 (la muse qui danse avons-nous dit) ; le Prélude op. 28, n°15, en ré bémol, la Berceuse op. 57, le largo de la sonate op. 58, le thème principal du Rondo en mi bémol majeur op. 16, les Variations op. 12, le début de l’Allegro de concert op. 46 jusqu’au moment où commencent les brillantes modulations en doubles croches, et enfin la Grande Fantaisie en fa mineur op. 49. Nous avons passé ainsi deux heures dans une joyeuse excitation ; Nietzsche m’a dit tout de suite après, lorsque nous nous sommes séparés : ′′Je vais devoir encore le payer′′. Et de fait le jour suivant je l’ai trouvé tout à fait accablé par la douleur la plus intense. »
(Lecteur, c’est le moment d’aller faire un tour dans le section des QR-Codes située en fin d’ouvrage !)
Au printemps 1881, à Recoaro, sur le versant sud des Alpes tyroliennes, Nietzsche, qui découvre et apprécie les compositions de son ami, lui conseille d’adopter, pour faciliter sa carrière en Italie, le pseudonyme de Pietro Gasti, en allemand Peter Gast, « l’hôte de pierre », en référence au personnage du Commandeur dans le Don Giovanni de Mozart.
Même si Peter Gast lui donne du « Herr Professor », les deux hommes sont très liés et le ton de leurs échanges reste familier.
Le philosophe estime que Gast est l’un des hommes qui le comprend le mieux. Depuis l’époque où il vivait à Bâle, Nietzsche a eu recours à ses bons soins, et celui-ci a commencé par recopier le brouillon de la quatrième Considération inactuelle. Il demeure son plus proche colla- borateur jusqu’en 1888.
Sans en avoir le titre ni être rétribué, Peter Gast remplit toutes les fonctions du secrétaire particulier. Lorsque Nietzsche est à Venise, Gast écrit sous sa dictée et ne craint pas de lui faire part de diverses suggestions, souvent acceptées. Il est le premier lecteur du philosophe, met au net le manuscrit, en corrige les épreuves. Il s’occupe de l’orthographe et des corrections grammaticales. Lorsque Nietzsche souffre de céphalées que son traitement homéopathique ne suffit pas à calmer, il fait appel à ses services pour lire à voix haute les ouvrages qu’il affectionne.
Les compositions de Gast l’exaltent. À sa mère et sa sœur, il déclare qu’il est un musicien « de premier plan » et même que « personne parmi les contemporains ne peut rivali- ser avec lui dans ce qu’il fait (...) C’est précisément la musique qui correspond à ma philosophie » (Recoaro, 18 mai 1881). Au chef d’orchestre allemand, le wagnérien Hermann Levi (1839-1900), à qui il le présente en espérant une réponse favorable, il écrit en 1882 qu’il lui « semble être le nouveau Mozart » ! Compliment exagéré, à n’en point douter. À Cosima Wagner, Levi le jugera « absolument incapable » ! Mais Nietzsche s’est enflammé pour l’art de son ami, dont les airs lui paraissent être la quintessence de l’esprit méditerranéen. Hélas, il n’a pas connu les compositions sudistes de Debussy (1862-1918), Déodat de Séverac (1872-1921) et Ravel (1875-1937) pour faire la comparaison !
Gast s’occupe aussi de l’arrangement d’une grande pièce musicale de Nietzsche pour chœur et orchestre, L’Hymne à la vie, composé en 1882 sur un poème de Lou Salomé, l’une des rares femmes que le père de Zarathoustra ait jamais aimée.
Louant la chaleur de son ami, qui n’a « rien d’un érudit au sang-froid », Gast ne cache pas à ses proches qu’il arrive que la proximité de Nietzsche le sollicite « trop profondément ». Il s’estime parfois incompris par son ancien professeur : « il ne sait rien de mon désarroi et se trouve presque en droit de supposer mon existence aussi idyllique que la sienne » (v. Curt Paul Janz, Nietzsche biographie, Les dernières années bâloises, le libre philosophe, tome II, Gallimard 1984, p. 331). « Vivre avec lui un mois ou deux dans l’année... pour repartir ensuite chacun de son côté, c’était là le régime qui me convenait le mieux », précise-t-il. En 1882, il refuse même à une occasion d’accueillir Nietzsche à Venise pour, dit- il, travailler à son opéra, qu’il espère faire jouer lors du Carnaval de 1883.
Nietzsche lui-même lui adresse certains reproches : « Il a des mœurs par trop plébéiennes et personne ne peut imaginer ce que je dois surmonter, ce que me coûte la fréquentation de ce balourd du corps et de l’esprit. » (Zurich, 4-5 novembre 1884). Toutefois, quand Nietzsche est présent, les deux compagnons ne laissent rien paraître des menus griefs qu’ils s’adressent et leurs rapports demeurent courtois, respectueux et, disons-le, amicaux.
De son côté, Nietzsche lui adresse moult encouragements et conseils pour ses compositions. Il règle les frais des parties d’orchestre de l’ouverture du Lion de Venise, aux antipodes des harmonies de Wagner, qui sera jouée à la Tonhalle de Zurich en octobre 1884, avec Nietzsche pour seul auditeur !
Celui-ci n’aura cependant pas l’occasion d’entendre dans son intégralité l’œuvre majeure de Gast car ce n’est qu’en 1891, soit deux ans après ses bouffées délirantes survenues à Turin, qu’elle sera créée à l’Opéra de Dantzig.
Il s’inspire néanmoins du premier opéra de Gast dans l’un de ses écrits, puisque « Badinage, ruse et vengeance » est le titre qu’il donne au prologue du Gai savoir en 1882.
On s’est beaucoup interrogé sur l’accent que Nietzsche a mis sur la musique, à Venise en particulier, dont il affirme qu’elle en est la ville par excellence. Alain Buisine (1949-2009), dans son érudit Dictionnaire amoureux et savant des couleurs de Venise (Zulma, 1998) rappelle que les meilleurs peintres de la Sérénissime furent tous d’excellents musiciens : Tintoret (1518-1594) maîtrisait divers instruments, Giorgione (1477-1510) jouait du luth et chantait, le grand coloriste Titien (1488-1576) possédait un orgue portatif ! Pour Buisine, que je suis sur ce point, à Venise la musique « rentre dans un régime optique. La musicalité vénitienne est plaisir de l’œil. » Dans son Aqua Alta (Arcades Gallimard, 1992), le poète Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature en 1987, a remarqué que « cette ville est celle de l’œil ; vos autres sens ne font que jouer les seconds violons en sourdine ».
Notre philosophe, qui n’y voyait goutte et devait porter des lunettes de vue à fort grossissement lors de ses échappées, la musique fut une façon de sentir autrement, avec plus de profondeur, l’esprit de la cité.
Pour en revenir à Köselitz, une fois survenu l’effondrement psychique de Nietzsche en 1889, l’éditeur Naumann lui confiera l’édition de ses Œuvres complètes, volume par volume. Il en compose les préfaces.
Après une brouille avec la sœur de Nietzsche, Elisabeth, fondatrice des Archives Nietzsche, d’abord situées à Naumburg en 1894, puis à Weimar en 1896, Gast se remet à l’ouvrage en 1899. Aidant Elisabeth à déchiffrer l’écriture de son ami, il est à l’origine de la première édition de la controversée Volonté de puissance, en 1901. Ce livre posthume n’a pas été planifié par Nietzsche, mais est constitué par diverses notes et des fragments qu’il a laissés.
Selon le biographe Curt Paul Janz (Nietzsche biographie, Les dernières années bâloises, le libre philosophe, tome II, Gallimard 1984), « Köselitz est, avec Elisabeth, la personne qui est restée le plus longtemps et le plus constamment liée tant à Nietzsche lui-même qu’à son œuvre, la personne grâce à laquelle, dans une grande mesure, Nietzsche continua à vivre dans son œuvre, par-delà l’effondrement et la mort. »
À ma connaissance, nulle œuvre musicale de Peter Gast n’a été gravée.
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Le Palais Berlendis, ou Palazzo Berlendis, qu’occupe un temps Nietzsche, se trouve sur le Rio dei Mendicanti, Canal des Mendiants, dans le sestiere du Cannaregio, aux n°6293 et 6296, près du Ponte dei Mendicanti, d’où l’on quitte le sestiere du Castello.
Ce bâtiment de type néoclassique passe pour avoir été construit par Andrea Tirali (1657-1737). Adepte d’Andrea Palladio, considéré comme architecte de transition entre le baroque et le classique, Tirali a dessiné le pavement complexe de la place Saint-Marc, où il a remplacé les briques disposées en chevrons par un pavement en pierre de lave appelée trachyte qu’il a fait alterner avec de la pierre blanche d’Istrie, créant un magnifique jeu de perspective. Il a aussi bâti le tombeau de la famille Valier dans la basilique San Giovanni e Paolo, nécropole des Doges, devant laquelle chevauche le célèbre Colleone de Verrocchio.
Le palais donne sur les Fondamente Nuove, les Nouvelles fondations, quais formant la limite nord de Venise réalisés au XVIe siècle. Il fait face à l’église de l’hospice San Lazzaro dei Mendicanti, construite de 1601 à 1631 par Vincenzo Scamozzi (la façade est l’œuvre de Giuseppe Sardi, 1673), qu’encadre l’hôpital civil de Venise depuis 1815 (50 chambres pour 600 patients, d’après le Guide Baedeker des années 1880), jadis appelée la Scuola Grande di San Marco.
À main gauche du palais, on a vue sur les îles San Michele, le cimetière de Venise, Torcello, où Venise a été enfantée, et Murano, attrape-touristes sans intérêt.
En ce cimetière, où Nietzsche n’a pas mis les pieds, le flâneur peut aller déposer une rose sur la tombe du poète Ezra Pound (1885-1972), autre Vénitien de l’étranger, puisque né dans l’Idaho, aux États-Unis. Un révolutionnaire incompris, lui aussi, qui, on ne sait pourquoi, considérait que Nietzsche, qu’il avait lu par fragments et en anglais, était un « chrétien moderne ». Sa femme, la violoniste américaine Olga Rudge (1895-1996) y repose aussi ; méconnue, elle est la musicienne qui a contribué à la renaissance du Vénitien Antonio Vivaldi (1678-1741) au XXe siècle. Une rose, pour elle aussi (v. John Berendt, The City Of Fallen Angels, Penguin Books, 2005).
Se rendre dans ce cimetière c’est aussi découvrir Berlendis sous un autre angle, vu de la lagune.
Nietzsche a vécu au deuxième étage de ce palais, l’étage noble, dit piano nobile, dans le bâtiment sud, celui qui est à gauche lorsqu’on se trouve sur le Rio dei Mendicanti.
Le nom du palais lui vient d’une famille « de marchands de soieries et de banquiers qui l’avait acquis » en 1879 (v. Gérard-Julien Salvy, Un Carnet vénitien, op. cit.). Une branche de la famille Pesaro a acquis le bâtiment au début du XXe siècle et l’a divisé en des appartements plus petits. La décoration d’intérieur, en particulier la porte d’escalier dans le portego (pièce centrale d’une grande demeure qui ouvre sur les différents appartements et faisant office de salle d’accueil), est bien conservée.
Nietzsche a beaucoup apprécié cet endroit : « Les pièces hautes de plafond et le silence bénéficient à mon sommeil et je jouis de l’air de la mer directement, sans qu’il soit gâté par la ville » (carte postale à Elisabeth, 2 avril 1880). À Franz Overbeck, à la même date : « Ma chambre à 22 pieds de haut (...) je reçois l’effet calmant de l’endroit. » Le 11 avril, il ajoute : « calme comme la fin du monde ». Il y est bien « par le plus épouvantable des temps » et dort mieux « que partout ailleurs » (à Franziska, 3 mai 1880). La pièce où il dort comporte un paravent vert en huit panneaux qui la rend « habitable ». Il faut croire qu’en ce temps-là, la pièce était fort peu meublée !
La situation a changé depuis. J’ai eu le bonheur d’y passer un après-midi, à l’invitation de son propriétaire, le comte Giorgio Dissera Bragadin (tout casanoviste sait qu’un Bragadin, prénommé Matteo et sénateur de son état, fut le mécène de l’aventurier vénitien !). Cet ancien résistant, amateur de l’épopée napoléonienne, m’a fait visiter, avec la plus exquise des courtoisies, ce fastueux appartement chargé de vie et d’histoire, le commentant pièce par pièce, de son bureau à sa chapelle privée, avec en point d’orgue une explication spéciale pour la chambre où a séjourné Nietzsche en 1880 ; en réalité les deux chambres possibles, car il y a discussion pour savoir s’il s’agit de celle se trouvant à gauche ou de celle se tenant à droite du balcon central. L’une d’elle était la chambre à coucher du comte Bragadin.
Mon hôte d’un jour m’a permis de prendre, pour ma collection particulière et aux fins de publication pour le présent guide, autant de clichés des lieux que je le désirais et m’a fait en prime cadeau de deux livres richement illustrés portant sur l’histoire de sa nombreuse famille. Je l’en ai remercié en mimant le salut des mousquetaires du roi !
Fin connaisseur de la vie de Nietzsche à Venise et de l’histoire du palais qu’il hantait en costume-cravate chic, l’élégant comte Dissera Bragadin m’a beaucoup aidé à comprendre quelle fut la vie du philosophe dans la Sérénissime de la fin du XIXe siècle. Pour l’anecdote, il a été l’un des propriétaires du fameux paravent vert possédé par Nietzsche !
Ce vieil aristocrate affable, ne parlant qu’à peine le français mais le comprenant d’instinct, décéda trois ans plus tard, en 2016, à l’âge de 94 ans. Ses funérailles eurent lieu en la basilique San Giovanni e Paolo, derrière le Colleone.
Quelques mois plus tard, l’appartement fut mis en vente.
Paul-Eric Blanrue