Une livre de cerises... 15 pfennigs
Une livre de figues (tout à fait correctes) 24 pfennigs
Une livre et demie de pain Graham 28 pfennigs
Biftek 45 pfennigs
Risotto 38-45 pfennigs
Macaroni 24 pfennigs
Rôti de veau à la sauce citron 38 pfennigs
Deux œufs 10 pfennigs
Sucre, le meilleur, en poudre, la livre 68 pfennigs
Une grande éponge 24 pfennigs
Le tout transposé dans votre monnaie, en tenant compte du cours actuel – Pourtant on se plaint encore que tout soit devenu cher (...) »
Dans sa réponse, Elisabeth constate que « le mieux est de vivre à Venise où les prix sont étonnamment bas ». Ils étaient, en effet, trois à cinq fois moins chers qu’ailleurs en Europe. La situation a bien changé !
- Les cafés de la place Saint-Marc à l’époque de Nietzsche.
Extraits de Oscar Havard, Guide de Rome, Turin, Milan, Venise, Padoue, Florence, Assise, Ancône, Lorette, Naples, etc. (Paris, 1877) :
« Sur la place Saint-Marc, côté sud, Florian, établissement le plus fréquenté de Venise. Demi-tasse café noir : 20 cent ; grande tasse de café à la crême : 40 cent. ; de chocolat : 30 cent. ; glace : 30 cent. Café Svizzero, côté nord. Deghli Specchi, rendez-vous favori des Vénitiens ; Quadri ; Café Giardino Reale, à droite de la Piazzetta. Après le coucher du soleil, on place des centaines de petites tables et de chaises devant ces cafés, de sorte qu’une grande partie de la place en est encombrée ; il n’y a guère alors que des consommateurs de glaces. C’est aussi à cette heure que la place Saint-Marc est le rendez-vous d’une foule de marchands de coquillages, de verroteries, de friandises, etc. de musiciens et de déclamateurs. (...) Tous les jours, à deux heures, une nuée de pigeons vient s’abattre sur la place et prendre part à la distribution des grains qui leur sont octroyés par la municipalité vénitienne. C’est vers huit heures du soir que la place est la plus animée. Le coup d’œil qu’elle présente au clair de lune est des plus féériques... »
Extraits de Elie Cabrol, Notes de voyage, 1883 : Naples, Rome, Florence, Bologne, Venise, Milan, Turin (1884) :
« On répare les façades du Palais Ducal et de Saint-Marc. Certaines parties menaçaient ruines. Cette restauration fait honneur aux architectes qui la dirigent. Mais lorsque toutes ces mosaïques et surtout toutes ces colonnes si variées de forme et de marbre auront été redressées, grattées, polies, remises à neuf, ne sera-t-on pas arrivé à un effet désastreux pour l’œil ? (...) Après dîner, je m’assieds au café Florian. Sous les arcades, les magasins sont brillamment éclairés ; malgré l’incertitude du temps et la fraîcheur de la nuit, beaucoup de promeneurs. De la gaieté sans bruit. Mais que d’officiers, que de brillants officiers équipés àl’allemande ! Il est vrai qu’une musique militaire s’époumonne en face de Saint-Marc. Quelle musique, grand Dieu ! »
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Composé de 575 aphorismes et sous-titré Réflexions sur les préjugés moraux, le livre Aurore fait référence à l’œuvre du mystique et gnostique allemand Jacob Bœhme, L’Aurore à son lever (1610), et comporte pour épigraphe un extrait du Rig-Veda, une collection d’hymnes sacrés de l’Inde antique : « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui ».
La première ébauche de ces pensées est réalisée à Venise, au printemps 1880, avec l’aide de Peter Gast à qui Nietzsche dicte au jour le jour, car il a trop mal aux yeux pour réussir à écrire correctement. Le titre prévu était L’Ombre de Venise (L’Ombra di Venezia), par référence aux venelles ombreuses de la ville, et, aussi, à l’obscurité qui se répand l’après-midi sur les Fondamenta Nuove, un lieu qu’il aimait arpenter, non loin de ses lieux d’habitation favoris. Puis on a pensé à Une Aurore, mais Nietzsche s’est repenti : « Aurore et non pas Une Aurore. Avant tout un titre doit pouvoir être cité » (Gênes, 10 avril 1881).
Le volume paraît en juillet 1881. Avec Le Gai savoir, c’est le livre que Nietzsche trouve « le plus sympathique et personnel » (lettre à Karl Knortz, 21 juin 1888). Pour Daniel Halévy, « c’est Venise qui communiqua aux pages d’Aurore leur richesse, leur force et leur subtilité, l’éclat et la précision de leur détail. »
Aurore, livre vénitien ! Un aphorisme carcatéristique de la « morale » de ce petit livre sans morale ? Le n°215, par exemple :
« La morale des victimes. — ′′Se sacrifier avec enthousiasme′′, ′′s’immoler soi-même′′ — ce sont là les clichés de votre morale, et je crois volontiers que, comme vous le dites, vous parlez ′′avec franchise′′ : mais je vous connais mieux que vous ne vous connaissez, si votre ′′bonne foi′′ est capable d’aller de pair avec une pareille morale. Vous regardez de toute sa hauteur sur cette autre morale sobre qui exige la domination de soi, la sévérité, l’obéissance, vous allez jusqu’à l’appeler égoïste, et certes ! — vous êtes francs à l’égard de vous-mêmes en disant qu’elle vous déplaît, — il faut qu’elle vous déplaise ! Car, en vous sacrifiant avec enthousiasme, en vous immolant vous-mêmes, vous jouissez avec ivresse de l’idée que vous êtes dès lors uns avec le puissant, fût-il dieu ou homme, à qui vous vous consacrez : vous savourez le sentiment de sa puissance qui vient de s’affirmer de nouveau par un sacrifice. En réalité, vous ne vous sacrifiez qu’en apparence, votre imagination fait de vous des dieux et vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux. Évaluée au point de vue de cette jouissance, combien vous semble faible et pauvre cette morale ′′égoïste′′ de l’obéissance, du devoir, de la raison : elle vous déplaît parce que là il faut véritablement sacrifier et immoler sans que le sacrificateur ait comme vous l’illusion d’être métamorphosé en dieu. En un mot, vous voulez l’ivresse et l’excès, et cette morale méprisée par vous s’élève contre l’ivresse et contre l’excès, — je crois volontiers qu’elle vous cause du déplaisir ! » À chacun de chercher dans ce livre savoureux et désaltérant comme une orange mûre, dans cet exercice vitaminé de libération spirituelle, l’aphorisme qui lui convienne ou celui qui l’éprouve pour apprendre à le surmonter !
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- Dans Aurore : « Cent profondes solitudes composent ensemble Venise. D’où sa magie. Un symbole pour les hommes de l’avenir. »
- Trois ans après son premier séjour, Nietzsche se souvient du cimetière de l’île San Michele dans le chant du tombeau du Zarathoustra : « Là-bas est l’île des tombeaux, l’île silencieuse, là-bas sont aussi les tombeaux de ma jeunesse. »
- Généalogie de la morale : « Je pense à l’instant à ma plus belle chambre de travail de la piazza di San Marco, à condition que ce soit le printemps et le matin entre dix heures et midi. »
- « Mon bonheur ! » (Gai savoir) :
Et les rappelle des hauteurs,
Encore une rime que j’accroche au plumage - mon bonheur ! mon bonheur !
— mon bonheur ! mon bonheur !
— mon bonheur ! mon bonheur !
Éloigne-toi, musique ! Laisse les ombres s’épaissir
Ne scintillant pas encore dans leur splendeur de rose,
— mon bonheur ! mon bonheur !
- Le chant du gondolier d’Ecce homo est inspiré par un crépuscule passé au pont du Rialto. Nietzsche rédige son poème « Venise » en 1888. Il le recopie dans Ecce homo, écrit à l’automne 1888, où il a cette pensée : « Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise. »
Venise
Quelques mois plus tard, en janvier 1889, lors- qu’il est emmené de Turin à Bâle par son ami Franz Overbeck pour se faire soigner, en proie à la folie depuis le début de l’année, il chante ce poème durant la traversée nocturne (une demi-heure) du tunnel du Saint-Gothard.
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C 'est en 1436 que l’on fait remonter à Venise la profession de maschereri, faiseurs de masques. Liés à la cité, dont ils sont l’un des emblématiques symboles, les masques ont une importance de premier ordre dans l’œuvre et la pensée de Nietzsche, sans que celui-ci ne prenne la peine d’établir la relation entre ces objets, la Sérénissime et sa philosophie. Rien ne vaut la lecture de son œuvre pour comprendre ce qui l’intéresse dans la pratique métaphorique et non carnavalesque du masque.
« Roi du carnaval, qui ne fait aucune distinction entre acteurs et spectateurs, le masque ouvre la voie à la fuite de la vie quotidienne, en donnant un exutoire aux instincts les plus répressifs et fait en même temps ressortir des aspects que la vie en société refoule normalement, en révélant parfois quelques vérités cachées » (v. Coll., Masques vénitiens et de la Commedia dell’Arte, Arsenal Editore, 2012).
N’oublions pas que le mot « personne » dérive du latin persona, qui désigne le masque des acteurs du théâtre antique. Peut-on être soi-même sans revêtir de masque ? Le masque est-il une partie de nous-mêmes ou la simple apparence de ce que nous sommes ? Le masque nous cache-t-il ou nous permet-il au contraire de nous révéler ? N’est-ce pas, par paradoxe, parce que l’on se cache que l’on peut laisser paraître ce que nous sommes au fond ? « L’homme est peu lui-même quand il parle à la première personne ; donnez-lui un masque et il vous dira la vérité », disait Oscar Wilde (1854-1900).
On laissera le lecteur intéressé par ces questions fascinantes lire la théorie qu’en expose Carl Gustav Jung (1875-1961), par exemple dans Dialectique du Moi et de l’inconscient (folio essais, Gallimard, 1986), mais on ne saurait trop lui conseiller de commencer par méditer les textes qui émaillent l’œuvre de Nietzsche à ce sujet, ainsi que les réflexions de deux auteurs que la question a captivés, Gilles Deleuze (1925-1995) et Lou Andréas-Salomé.
- Lettre à Peter Gast, Sils-Maria, 23 juillet 1885 : « Il est distingué de maintenir avec soin une apparence frivole par quoi l’on masque une stoïque dureté et la maitrise de soi. »
- Le Voyageur et son ombre (175) : « La médiocrité est le masque le plus heureux que puisse porter l’esprit supérieur, parce qu’elle ne fait pas penser la grande foule, c’est-à-dire les médiocres, à un déguisement. »
- Par-delà le bien et le mal (40) : « Tout ce qui est profond aime le masque ; les choses les plus profondes de toutes ont même en haine image et symbole (...) Il y a des procédés d’un genre si délicat que l’on est bien inspiré de les ensevelir sous une grossièreté pour les rendre méconnaissables ; il y a des actes d’amour d’une générosité débordante à la suite desquels il n’y a rien de plus recommandable que de se saisir d’un gourdin et d’en rosser le témoin oculaire : on lui brouillera ainsi la mémoire. Plus d’un est passé maître dans l’art de brouiller et de brutaliser sa propre mémoire pour se venger du moins de cet univers complice – la pudeur est inventive (...) il n’y a pas que la ruse perfide derrière un masque (...) – il y a tant de bonté dans la ruse (...) (un homme qui a de la profondeur dans sa pudeur) et fait en sorte qu’un masque à son effigie vagabonde a sa place dans la tête et le cœur de ses amis (...) (même s’il ne le veut pas, cet homme découvrira) que c’est malgré tout un de ses masques qui s’y trouve (...) Tout esprit profond a besoin d’un masque (...) un masque pousse continuel- lement autour de tout esprit profond, du fait de l’interprétation constamment fausse, à savoir plate, de toute parole, de tout signe de vie émanant de lui. »
- Nietzsche contre Wagner : « La profonde souffrance rend grand Seigneur ; elle isole. – une des formes les plus subtiles de déguisement, est l’épicurisme, et une certaine audace du goût (...) qui prend la souffrance avec légèreté et se défend contre ce qui est triste et profond. Il y a des « hommes de belle humeur » qui se servent de la belle humeur parce qu’elle leur sert à se faire mal comprendre – ils veulent se faire mal comprendre. (...) Il y a d’insolents libres esprits qui voudraient cacher et nier qu’ils sont au fond d’incurables cœurs brisés – C’est le cas d’Hamlet : et alors la bouffonnerie même peut être le masque d’un funeste savoir trop certain. »
- Nietzsche, Gilles Deleuze (PUF, 1965) : « Tout est masque, chez Nietzsche. (...) Il avait écrit : "Et parfois la folie elle-même est le masque qui cache un savoir fatal et trop sûr." En fait, elle ne l’est pas, mais seulement parce qu’elle indique le moment où les masques, cessant de communiquer et de se déplacer, se confondent dans une rigidité de mort. Parmi les plus hauts mo- ments de la philosophie de Nietzsche, il y a les pages où il parle de la nécessité de se masquer, de la vertu et de la positivité des masques, de leur instance ultime. Mains, oreilles et yeux étaient les beautés de Nietzsche (il se félicite de ses oreilles, il considère les petites oreilles comme un secret labyrinthique qui mène à Dionysos). Mais sur ce premier masque, un autre, représenté par l’énorme moustache. "Donne-moi, je t’en prie, donne-moi... - Quoi donc ? Un autre masque, un second masque." »
- Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Lou-Andreas Salomé (Grasset, 1992) : « Le comportement de Nietzsche, lui aussi, donnait la même impression de mystère et de mutisme. Dans la vie courante, il était d’une grande courtoisie et d’une douceur presque féminine, d’un caractère égal et bienveillant ; il prenait plaisir aux formes raffinées et élégantes de la vie, et il ne cessa de leur attacher une importance considérable. Mais la joie du déguisement ne fut jamais étrangère à ce plaisir – un manteau et un masque qui cachaient une vie intérieure jamais, ou presque jamais, dévoilée. »
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- Nietzsche en Italie, Guy de Pourtalès (1881-1941), Bernard Grasset, 1929 :
« Il est entendu que Venise est la cité des amours. (...) Elle fut pour Nietzsche le lieu béni de sa convalescence. Non du tout une « ville d’art », une « ville de beauté », et, comme pour tant d’autres, un bel exercice de littérature peinturluré de couchers de soleil, une rutilante symphonie d’eaux mortes où se reflètent des galanteries casanoviennes. Pour le Nietzsche échappé à son bagne pédagogique, Venise n’est que l’exquise cité du silence et de la libre méditation. (...) Pour lui, pas d’églises, pas de Tiepolo, de Tintoret, de doges, de pont des soupirs, ni petits érotismes stendhaliens, ni tire-laine, ni carnaval en costume du XVIIIe. Cet artiste ne frémit qu’aux jouissances de la pensée coulées dans la musique des mots. (Et notez qu’il n’est nullement hostile au plaisir ni aux filles). Il n’entre jamais dans un musée, ces conservatoires de rêves défunts et d’ambitions épuisées. Il ne goûte que la vie (...) Lorsqu’il revint à Venise au printemps suivant (1886), Nietzsche y apporta un nouveau manuscrit achevé, enveloppé de papier et noué de petites faveurs. C’était Par-delà le bien et le mal, qui restera comme l’un des joyaux les plus purs, les plus transparents de la prose allemande. Il est bien étonnant et philosophiquement bien beau, que plus Nietzsche descend vers sa mort cérébrale, plus sa pensée devient ailée. Il y a maintenant en lui un don de prescience et de divination presque surnaturels. Bergson et Freud sont en puissance dans bien des pages de son nouveau livre. Et Gide. Et même Maurras, par le truchement de Machiavel. Et voire Mussolini (...) Il est intéressant de remarquer que ces choses ont été pensées et écrites sous le ciel voisin de celui où naissait, exactement à cette date, Mussolini. Elles sont toutes imprégnées d’Italie ; d’une vieille Italie à la Stendhal et d’une jeune Italie réaliste ; d’une Venise à la Peter Gast ; de musiques sonnantes et dansantes à la Georges Bizet. »
- Michel Onfray (1959), La sculpture de soi – La morale esthétique, Grasset, 1993 :
« Mon premier voyage à Venise fut sans souci de l’ombre nietzschéenne. Je ne me souvenais plus qu’entre Sils et Gênes, Nice et Messine, il y eût la cité des doges. Plus tard, lorsque j’y revins, j’eus envie de pérégrinations sur les lieux hantés par le philosophe. En suivant les traces de Zarathoustra, je savais qu’on se perd dans le dessein de se retrouver. Un modèle n’est pas une prison, il invite à trouver sa voie et manifester son ingratitude : chemin faisant, il s’agit de se défaire des ombres avant qu’elles ne deviennent des défroques, des entraves. Il faut être nietzschéen comme, vraisemblablement, Nietzsche aurait aimé qu’on le fût : en insoumis, en rebelle. Le paradoxe est que, même ici, il s’agit de leçons...
(...) Après la lumière, les parfums, l’énergie et la grâce, il fallait que la cité fût musiquée, entre le madrigal et l’aria d’opéra. Aussi insaissiable qu’une orchestration, aussi fugace qu’un écho d’harmonie, Venise, chant profane sur lequel Dionysos puisse danser et prendre la forme de Zarathoustra.
Dans la cité de Monteverdi, Nietzsche et Gast (...) mettent au point le manuscrit d’Aurore (...) puis ils pensent, ensemble, un ouvrage sur Frédéric Chopin. Nietzsche lit George Sand, Gast étudie les partitions, ils jouent les pièces au piano. Il me plaît d’imaginer, sous les doigts du philosophe, l’Étude n°12 en ut mineur, en allegro con fuoco – l’expression musicale du génie nietzschéen, de sa qualité, de son destin.
(...) Rendez-vous est déjà pris avec la déraison – l’étude de Chopin montre ce qui reste à parcourir et quel abîme s’ouvre aubout du sentier. Nietzsche ne sait pas qu’il écoute là la préfigura- tion de son effondrement. (...) Solitaire, toujours habité par les songes et préoccupé par les aphorismes en cours, il emboîte le pas aux âmes mortes ayant, elles aussi, joué du labyrinthe vénitien. (...) Et la nuit est peuplée de songes avec lesquels se nourrissent les livres. Le lendemain, on peut voir le philosophe piazza San Marco en plein soleil, écoutant la fanfare militaire, ou, plus intempestif, sortant de l’office à la basilique, le dimanche, car il aime le lieu encore plein des mânes de Cavalli et Gabrieli. Les jardins publics lui plaisent et les terrasses où il goûte les huîtres et les figues, qu’il aime par-dessus tout. Enfin il a ses habitudes chez Barbese dont les bains chauds sont revigorants. (...) Le long de la lagune, entre la cité des doges et l’appel de la haute mer, il promène son corps secoué de tressaillements, traversé de fulgurances ».
- Philippe Sollers (1936), Dictionnaire amoureux de Venise, art. « Nietzsche », Plon, 2004 :
« Nietzsche, Proust : transformation de la perception et de la pensée du Temps.
Au cœur de ces deux expériences révolutionnaires, une ville : Venise.
Il est remarquable que ces deux aventures, très différentes, aient lieu toutes les deux à la fin du XIXe siècle et à l’orée du XXe siècle, quand Venise semble avoir ′′disparu′′ dans une décadence irréversible. Remarquable aussi que le campanile, évoqué par Nietzsche en français comme un "accent aigu", soit le même que Proust voit dominé par un ange d’or, et qui s’effondre en 1902, pour être recontrstruit par la suite. Un signal pour plus tard, une ponctuation d’espoir.
Le correspondant de Nietzsche, à Venise, est un musicien, Friedrich [NDA : en réalité Heinrich], rebaptisé par lui Peter Gast, sur quoi il fonde de grands espoirs de rénovation musicale (...) Cette amitié est elle-même un roman passionné.
(...) Sils-Maria, Gênes, Turin, Nice : on suit avec une étrange empathie tous les déplacements de Nietzsche, ses différentes adresses, ses problèmes de climat, de nourriture, de logement. Mais Venise a un autre nom : Musique.
(...) Nietzsche souffre littéralement de l’absence de musique. Il n’y a presque rien dans les concerts, il se rabat sur la Carmen de Bizet, il n’a pas accès au grand répertoire européen des XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui nous paraît aujourd’hui difficile à imaginer. Scène impossible à imaginer : Nietzsche appuyant sur un bouton, et ayant à sa disposition instantannée tous les enregistrements de Monteverdi, Vivaldi, Bach, Haendel, Haydn, Mozart [NDA : Nietzsche avait une profonde admiration pour Mozart]. La preuve dont il a besoin et qui lui manque.
(...) Peu importe que la musique de Gast soit finalement médiocre. Il faut qu’il y ait un corps et une conscience de musique pour ce printemps, pour cet autre temps.
(...) Venise c’est le printemps, l’allègement, la joie, la résurrection, Pâques. (...) Ailleurs, pas de musique, tout est lourd, grossier, blessant, gestes, mimiques, accents. Tout le monde chante en parlant et, en général, chante mal. Trop fort, trop vite, trop mensongèrement, mauvaise poésie, sentimentalisme, niaiserie, vulgarité générale. »
Paul-Eric Blanrue