"Ce qui manque à notre génération, ce n’est ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte : c’est un Voltaire. Nous ne savons rien apprécier avec le regard d’une raison indépendante et moqueuse. Esclaves de nos opinions comme de nos intérêts, à force de nous prendre au sérieux, nous devenons stupides. La science, dont le fruit le plus précieux est d’ajouter sans cesse à la liberté de la pensée, tourne chez nous au pédantisme ; au lieu d’émanciper l’intelligence, elle l’abêtit. Tout entiers à nos amours et à nos haines, nous ne rions des autres pas plus que de nous : en perdant notre esprit, nous avons perdu notre liberté.
La Liberté produit tout dans le monde, tout, dis-je, même ce qu’elle y vient détruire aujourd’hui, religions, gouvernements, noblesse, propriété.
De même que la Raison, sa sœur, n’a pas plus tôt construit un système, qu’elle travaille à l’étendre et à le refaire ; ainsi la Liberté tend continuellement à convertir ses créations antérieures, à s’affranchir des organes qu’elle s’est donnés et à s’en procurer de nouveaux, dont elle se détachera comme des premiers, et qu’elle prendra en pitié et en aversion, jusqu’à ce qu’elle les ait remplacés par d’autres.
La Liberté, comme la Raison, n’existe et ne se manifeste que par le dédain incessant de ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain, l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois plus près de la raison et de la liberté, que l’anachorète qui prie ou le philosophe qui argumente.
Ironie, vraie liberté ! c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même."
Proudhon.