Comme toujours lorsqu’il se tient éloigné de Venise, Nietzsche se montre splénétique et affamé, dit-il, de la musique de Peter Gast : « Votre Venise constitue pour moi la plus aimable des séductions, et d’ici peu, j’y succomberai. » (Nice, 21 mars 1885) ; « Mon cher ami et maestro, vous faites en ce moment pour moi partie de Venise, et, au fond, je suis charmé à la pensée que vous n’êtes pas encore fatigué de cette ville » (Nice, 30 mars 1885).
C’est reparti ! Il se rend dans la Cité des Doges, partant de Nice en train, le 9 avril, faisant étape une journée à Gênes. Il réoccupe une chambre donnant sur le Grand Canal, face à l’église de la Salute et à la Douane de mer, dans la Casa Fumagalli, au bout de la longue Calle del Ridotto, où l’on trouve aujourd’hui, au n°1343, la Fon- dation Louis Vuitton, qu’il n’est pas nécessaire de visiter.
Non loin de là, le père de Zarathoustra retrouve sa place Saint-Marc, dont il compare les galeries aux portiques d’Éphèse où le philosophe présocratique Héraclite (VIe siècle av. notre ère) conversait avec ses élèves : « Ne diffamons pas notre Europe ; elle offre encore de beaux refuges ! Mon plus beau cabinet de travail, c’est ici, piazza San Marco... »
La place est large, ensoleillée, s’asseoir aux cafés est doux et reposant, même si déjà, au XIXe siècle, les orchestres jouent de la soupe en guise de distraction à des touristes peu exigeants. À notre époque, l’exercice est conseillé aux premières heures de la journée, ou, pour les vrais amateurs de San Marco, une fois la nuit venue.
Nietzsche, marcheur de profession, ne peut rester prisonnier des Procuraties, du café Florian et de la colonnade du Palais des Doges. Tout Venise est son terrain de sport. Il se transporte au cœur de la cité, vers le sestiere San Polo. C’est inspiré par le fameux pont du Rialto, le plus ancien de Venise, dont il était jadis le poumon d’une Bourse de plein air, qu’il compose son « chant du pont de Venise » : « La dernière nuit m’apporta encore, tandis que j’étais arrêté sur le pont du Rialto, une musique qui me toucha aux larmes, un vieil adagio si incroyablement ancien, qu’il semblait n’y avoir jamais eu d’adagio avant celui-là », écrit-il le 2 juillet suivant.
Difficile aujourd’hui d’avoir l’âme aussi romantique une fois qu’on est monté sur ce pont de cinquante mètres, surchargé de commerces d’un goût douteux et d’une population interlope pressée de se marcher sur les pieds après avoir dévalisé la boutique d’un tire-sou de masques 100% vénitiens fabriqués à Taiwan. Mais à cœur vaillant rien d’impossible, et à la nuit tombée ou dès potron-jacquet, lorsque les restaurants et les magasins ont les stores baissés et que les tables des trattorias sont débarrassées, bref quand les bipèdes excités dorment du sommeil du consommateur rassasié, on peut parvenir, en se concentrant sur ce guide et en admirant la vue dégagée que nul accident de gondoles ne vient brouiller, à entendre encore planer dans les airs cet adagio séculaire !
Nietzsche, comme toujours, est un bourreau de travail. La Sérénissime lui offre le cadre idéal pour poursuivre son œuvre en pleine quiétude. Absorbé par son travail, il passe son temps à corriger les épreuves de la quatrième partie de son Zarathoustra, puis part pour Saint-Moritz et Sils-Maria le 6 juin.
À l’automne, Peter Gast, dans l’espoir de trouver un orchestre qui veuille exécuter son septuor, quitte Venise pour Vienne et Munich. Il ne réapparaîtra à Venise qu’en janvier 1887.
Quelque temps plus tard, Nietzsche lui demande si « la chambre du rez-de-chaussée sur le Canal Grande, en face de la fabrique de mosaïque » qu’il a occupée est encore libre. Il es- père visiter avec Gast de petits villages de Vénétie (Nice, 24 janvier 1886) : « Bassano ? Conegliano ? Ah mon ami, que ce serait beau de se retrouver dans ses parages ! Ou bien au lieu natal de Titien ? » (Pieve de Cadore, commune de la province de Belluno). Occasion manquée.
Une fois Par-delà le bien et le mal achevé, Nietzsche souhaite retourner à Venise. Malgré l’état sanitaire de la ville, qu’il déplore, il s’exclame : « Après tout, il n’y a pas tant de choses qu’on aime et parmi elles, du moins pour moi, il n’est qu’une seule ville » (Nice, 21 avril 1886).
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Toujours en voyage pour proposer son œuvre aux théâtres européens, Peter Gast propose à Nietzsche de venir résider seul dans son logement vide de la Calle Nuova.
Nietzsche se retrouve cette fois dans la Dominante sans compagnie ni musique. Grande nouveauté pour lui ! A priori, l’idée est excellente. Il pourrait exulter, car il est avare de sa liberté de mouvement et de son indépendance, mais l’expérience fait long feu. Il s’y sent mal à l’aise, désaxé. Sa santé se dégrade à nouveau : « Je ne vais pas bien, mes yeux me torturent jour et nuit. Le temps est magnifiquement clair et frais – mais il ne m’est pas permis de rien voir, et tout me fait mal... Les gens ici sont parfaits ; il me semble qu’en hiver (où la lumière est moins intense) il ferait bon y vivre » (Venise, 7 mai 1886).
« Voici Nietzsche malheureux à Venise même », commente Daniel Halévy.
Pas question de rester dans ces conditions ! Venise doit être un tonique, pas une source d’ennuis. Au bout de dix jours, Nietzsche s’enfuit de la ville pour rejoindre Munich, Naumburg et Leipzig afin de s’occuper de la sortie de Par-delà le bien et le mal.
Toutefois, comme à son habitude, plus le temps passe et plus l’idée de revenir à Venise se fait obsédante : « La vieille Autrichienne sur le Canal Grande a-t-elle un locataire ? Il est hors de doute qu’à présent un délassement, une évasion hors de moi me sont nécessaires au plus haut degré » (Cannobio, 15 avril 1887) ; « Récemment encore j’écrivais à Overbeck que je n’aimais qu’un seul endroit sur terre – Venise » (Cannobio, 19 avril 1887).
Le voyage prévu tombe à l’eau : « Mélancolie et instabi- lité affreuse : je ne suis pas digne de voir (et d’entendre) d’aussi belles choses ! » (Cannobio, 26 avril 1887).
De Coire, le 20 mai 1887, il souligne combien le besoin de la Sérénissime se fait sentir et à quel point la cité des ensorcellements serait susceptible de lui redonner vigueur, optimisme, joie, tonus et santé morale : « Venise est de loin le séjour le plus indiqué pour moi. Pour m’aider à traverser de longues périodes mauvaises, il suffit de quelques mi- nutes de bonheur, même moins encore, un petit sursaut du cœur, en écoutant une musique que j’aime ; mais jusqu’à présent, il n’y a pas eu de ces sursauts ! Pas de musique, pas de place St Marc, pas de gondoles – rien que la laideur des paysans de la montagne dont les gestes et les accents me blessent. »
Le 22 juin, après avoir lu un article dans le Bund, journal suisse de langue allemande, il se renseigne sur la qualité de la Casa Petrarca, la Maison Pétraque, sur la Riva degli Schiavoni, juste à côté de Saint-Marc, vantée comme résidence d’hiver à Venise. C’est un lieu connu et réputé, où l’écrivain français Paul Bourget (1852- 1935) séjourne parfois. Écrivant durant l’été La Généalogie de la morale, Nietzsche redemande à Gast de se renseigner sur le prix au mois de cette Casa, car la « femme du Canal Grande » ne lui plaît pas (8 septembre 1887). Il compte par exception « essayer Venise » à l’automne.
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Le 15 septembre 1887, Nietzsche écrit à Gast : « La proximité de la place Saint-Marc m’est agréable. Je ferai valoir, en faveur de la Casa Fumagalli, qu’elle ne m’est pas étrangère, que les dames [NDA : qui tiennent la maison] ont des manières bonnes et décentes, que tout y est propre ; mais la lumière blessait mes yeux, et le plafond était trop bas. J’aurais besoin d’une chaise- longue (pour m’étendre)... Quant aux hôtels, je crois qu’on loue par ex. à l’hôtel de la Place St Marc (ne s’appelait-il pas l’Albergo San Marco ?) des chambres seules (avec vue sur la Place), sans assujettissement à la vie d’hôtel (table d’hôte, etc...) Car un régime complètement indépendant m’est essentiel (...) Pas de vin, pas de petits verres d’alcool (...) Il faut que le lit soit protégé par une zan- zariera » (moustiquaire).
De Sils-Maria, Nietzsche se dirige vers Colico, puis Menaggio et arrive, par le train « comme d’habitude », à Venise le 21 septembre, à 7 heures et demie du soir. Il loge finalement au n° 1263, Calle dei Preti. Il s’agit d’une ruelle sombre située dans un Sotoportego (passage traversant des bâtiments), près de l’aile ouest de la place Saint-Marc, construite en 1810 par ordre de Napoléon Ier (1769-1821) sur l’emplacement de la vieille église San Gemigniano.
Le temps lui convient à merveille : « clair, frais, pur, sans nuages, presque comme à Nice », écrit-il à sa mère le 3 octobre. Il se rend à la bibliothèque de Venise pour y lire les cri- tiques de Par-delà le bien et le mal : « Un effroyable méli-mélo de fiel et de confusion », note-t-il avec amertume le même jour.
Il y corrige avec Gast, de nouveau présent, les épreuves de la Généalogie de la morale, et ébauche des notes sur l’histoire de Thésée (représentation dans son esprit de Richard Wagner) et Ariane (qui n’est autre que Cosima, la femme du maître de Bayreuth), se distribuant lui-même dans le rôle de Dionysos, le dieu grec de la démesure, de la folie mais aussi de la liberté et de la vie aventureuse.
Halévy décrit sa vie sur place : « Venise, toujours secourable, lui ouvre le plus beau des refuges : la basilique de Saint-Marc, tabernacle assombri par les ans (...) C’est là qu’il attend patiemment et assis en silence les premiers déclins du jour. »
Nietzsche et la place Saint-Marc, une grande et belle love story !
Il demeure un mois dans la Sérénissime, jusqu’au 22 octobre, à la suite de quoi, rasséréné, retapé, il part pour Nice, où Gast lui envoie, en guise de souvenir, la robe de chambre remise à neuf qu’il portait à Venise. Il vient d’accomplir son ultime voyage sur les bords de la Lagune.
Paul-Éric Blanrue.