- L'inconvénient des systèmes, c'est qu'il se trouve toujours quelqu'un pour révéler qu'ils sont faux. Un système n'est jamais achevé. Et son perfectionnement perpétuel est une tyrannie envahissante. Édifier un système relève de la manie, au sens médical du mot.
- Le désordre, jadis, c'était de jouer, de s'amuser et d'avoir des maîtresses. Aujourd'hui, c'est de lire et de philosopher sans suite. Tout au plus d'être pédéraste. Le désordre est devenu triste.
- A vouloir raisonner, les bonnes raisons ne manquent pas pour prêcher l'égoïsme, à commencer par celles que donne si bien Bernard Shaw : Ne fais jamais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fît : ils peuvent avoir d'autres goûts. Je me sens, à vrai dire, peu de devoirs envers les autres. Beaucoup de ceux que nous remplissons viennent de la seule crainte devant la force : je ne paye mes impôts que parce que j'ai un peu peur du contrôleur.
- L'époque moderne a érigé le sens de la solidarité au rang d'une vertu morale. Je suis tenté de croire, en fait, que toute la morale contemporaine tient dans ce mot unique de solidarité. Les observances rituelles, le sens des convenances et de la hiérarchie, la morale de clan, le patriotisme, le respect de la famille, la morale sexuelle, la notion de propriété, tout cela et bien d'autres choses encore ont été emportés par le vent ou sont ébranlés sous nos yeux. La solidarité des hommes croit et se fortifie chaque jour. Qui osera dire : je me fous des Chinois, des mineurs du Nord ou des familles nombreuses ? Le surréalisme, lui-même, débouche difficilement ailleurs que sur le communisme. Qu'on ne s'y trompe pas : les tables de la loi, aujourd'hui, ce sont les autres.
- Aveugle, anonyme, obligatoire, la solidarité c'est de l'amour en confection, syndiqué et régi par des barèmes, avec des abattements pour certaines catégories et des surtaxes pour d'autres. Je vois, derrière ces liens informes entre des abstractions et moi, toutes les menaces de l'hypocrisie et de la violence : les deux ensemble, c'est trop.
- Il s'instaure, je crains, à l'abri de la dignité humaine, autant d'abominations qu'au nom du progrès scientifique. Je ne suis pas sûr que l'apothéose de la dignité de l'homme n'entraîne, elle aussi, avec la fin de bien des libertés, celle de bien des bonheurs.
- Disons les choses d'un mot : je suis individualiste comme on n'a plus le droit de l'être. Les contrats sociaux me font rire ou pleurer. Je ne me sens lié qu'à ceux à qui je veux l'être.
- Pour dire le fond de ma pensée, je crois, je suis persuadé que vouloir à tout prix faire le bonheur des hommes, c'est faire, à coup sûr, leur malheur, à force de catastrophes et de bonne volonté.
- Le devoir souvent me fait bâiller. Cela n'est pas une règle. Il m'amuse parfois, alors je le remplis bien volontiers, car, de nature, je suis gentil. Mais souvent je m'ennuie plus à faire ce que je dois qu'à ne rien faire du tout.
- Sauf deux ou trois choses au monde - la santé de ceux que j'aime, quelques copains, l'amour d'une femme, la liberté -, tout le reste est indifférent.
- Je n'ai pas un mot à vous dire, pas une attitude à vous proposer ; je n'ai rien à vous interdire.
Jean d'Ormesson.