Extraits de Jean-Marie, Marine et les juifs (Oser dire, 2014)
1956 est l’année de l’expédition néo-coloniale de Suez, à laquelle la France participe, en pleine guerre froide, aux côtés du Royaume-Uni et d’Israël.
Le 26 juillet, en réponse au refus américain de concourir au financement du barrage hydro-électrique d’Assouan, le colonel Gamal Abdel Nasser, au pouvoir en Égypte depuis deux ans, nationalise le canal de Suez, point stratégique pour le passage du pétrole, détenu par un condominium franco-anglais. Israël veut à tout prix cette voie pour assurer son transport maritime; et ce que Israël veut, Dieu veut. L’alliance se noue contre Nasser, qui déclare sur un ton altier: «Nous reprendrons tous nos droits, car tous ces fonds sont les nôtres, et ce canal est la propriété de l’Égypte!» Les revendications de ce fâcheux anti-impérialiste sont irrecevables. Le Premier ministre britannique, Anthony Eden, l’accuse d’être un «Mussolini du Nil».
L’assimilation de Nasser au Duce et à la doctrine fasciste n’est pas saugrenue. On apprend dans le livre Kurt Tauber, Beyond Eagle and Swastika – German Nationalism since 1945 (Middletown [Connecticut], Wesleyan University Press, 1967) qu’après la guerre, des milliers de nationaux-socialistes, gestapistes et SS se sont réfugiés en Égypte où ils ont mené des activités politiques, de propagande, de sécurité et d’entraînement militaire. Le colonel SS Johann von Leers, collaborateur de Goebbels, converti à l’islam sous le nom de Omar Amin, dirige ainsi l’Institut de recherche sur le sionisme au Caire. L’ancien chef de la Gestapo de Düsseldorf, Joachim Däumling, le général Wilhelm Fahrmbacher et Oskar Munzel, ancien général de division de Panzer, y réorganisent les forces de police sous la responsabilité du héros balafré Otto Skorzeny, l’officier de commando qui fit évader Mussolini en 1943 de sa prison du Gran Sasso – et qui depuis est devenu conseiller militaire du général Naguib (Glenn B. Infield, Skorzeny, chefs des commandos de Hitler, Pygmalion, 2009). L’ex-capitaine de la Gestapo Wilhelm Böckler, devenu Abd el-Karîm, est quant à lui intégré au service d’information. Le SS Wilhelm Berner entraîne les fedayins palestiniens, ce qui n’est pas pour plaire à Israël. Quant à l’ex-commandant de la garde du corps de Hitler, Léopold Gleim, il porte le nom d’an-Nâsir et forme les cadres des services de sécurité égyptien. Ce n’est pas rien.
Le chef du gouvernement français, le socialiste Guy Mollet, voit aussi dans Nasser, non sans quelque raison, le principal soutien de l’insurrection algérienne. Après des semaines de tergiversations, il se rallie à l’idée d’une guerre préventive. Le président de la République René Coty y est opposé, mais Mollet reçoit le soutien du ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury et du garde des Sceaux, François Mitterrand, lequel, pour être à la mode, laisse à entendre que Nasser est comparable à Hitler.
En octobre, c’est en tapinois que le Premier ministre israélien David Ben Gourion se rend en France avec son chef d’état-major Moshe Dayan et Shimon Pérès. La délégation rencontre à Sèvres, près de Paris, Guy Mollet ainsi qu’un représentant anglais. Un accord secret, dont on a longtemps nié l’existence, est signé entre les ministres des Affaires étrangères britannique, Selwyn Lloyd, et français, Christian Pineau (ancien rescapé de Buchenwald), auxquels se joint Ben Gourion. Connu sous le nom de Protocoles de Sèvres, l’accord stipule que « l’État hébreu attaquera l’Égypte le 29 octobre 1956 dans la soirée et foncera vers le canal de Suez. Profitant de cette agression “surprise”, Londres et Paris lanceront le lendemain un ultimatum aux deux belligérants pour qu’ils se retirent de la zone du canal. Si l’Égypte ne se plie pas aux injonctions, les troupes franco-britanniques entreront en action le 31 octobre.»
Une négociation ultra-secrète entre Français et Israéliens précède la signature de l’acte : l’octroi à Israël d’une aide française dans le domaine du nucléaire, qui va permettre à l’État juif de se doter de la bombe atomique.
Le 29 octobre, Israël envahit la bande de Gaza et le Sinaï et fonce vers Port-Fouad. L’ultimatum franco-britannique rejeté par Nasser, les deux pays bombardent les aérodromes et la région de Port-Saïd du 1er au 4 novembre. Les Royal Marines débarquent sur les plages égyptiennes. La puissance des commandos alliés contraint l’armée égyptienne à reculer. Il faut s’emparer par les armes du canal de Suez. Tandis que la progression des alliés écrase les poches de résistance, le président Eisenhower fait savoir qu’il désapprouve l’intervention. À l’Est, on s’inquiète aussi car Nasser est un allié de Moscou. L’URSS exige l’arrêt immédiat des combats. Dans une lettre adressée à la France le 5 novembre, le maréchal Boulganine, président du Conseil des ministres de l’URSS, agite le spectre de la menace nucléaire. Le 6 novembre, Britanniques et Français sont contraints d’accepter un cessez-le-feu. Ce devait être Austerlitz, c’est la 7e Compagnie au clair de lune. Des dizaines de milliers de juifs se voient forcés à quitter l’Égypte et se réfugient en Israël et en France.
De son côté, député poujadiste, Le Pen avait décidé de demander un congé spécial de l’Assemblée nationale pour servir en Algérie. À ses risques et périls. Physiques, d’abord, car il va au casse-pipe; politiques, ensuite, puisque son chef Poujade est opposé à l’intervention militaire à Suez. Peu lui chaut, Le Pen appellera à voter contre son mentor, alors qu’il se présente à une législative partielle à Paris. Lors du Congrès suivant du parti, en 1957, il sera exclu du parti.
En octobre 1956, le lieutenant Le Pen rejoint le 1er REP en Algérie. Arrivé au camp de la Légion, à Zeralda, près d’Alger, il part aussitôt à Suez pour aller combattre avec les troupes françaises contre le maudit Nasser. Mais lorsqu’il arrive sur place, débarquant du Foudre, c’est trop tard, la guerre a cessé. Le 1er REP occupe Port-Fouad sans rencontrer de résistance. Selon leur tactique éprouvée, les Anglais ont tout bombardé. Dans Le Pen, une histoire française, Pierre Péan et Philippe Cohen décrivent quel était l’état d’esprit du lieutenant Le Pen et de ses soldats: «Débarqué au canal de Suez trois jours avant le retrait des troupes franco-anglaises, il avait à l’époque tenté de convaincre les membres de son régiment de déserter et de combattre aux côtés de Tsahal l’ennemi commun, censé abriter les corps francs du FLN.»
L’un des compagnons d’armes de Le Pen, Daniel Godot, futur chef de l’Organisation armée secrète (OAS) pour la région parisienne, ajoute: «On envisageait vraiment de déserter. Notre chef Louis Martin était un baroudeur, qui n’avait pas peur des situations extrêmes. Nous avions le même ennemi que les Israéliens, une totale imbrication avec eux. Connivence militaire, connivence politique, connivence affective.»
Aucun d’entre eux ne suivit cette voie, mais il n’y avait point de débat quant au bord auquel on appartenait: Israël était un pays allié, le soldat de Tsahal un compagnon de guerre et de cœur. Pour Roger Mauge (La Vérité sur Jean-Marie Le Pen, éditions Famot et France-Empire, 1988): «Ils envient les officiers israéliens qui, eux, combattent pour un gouvernement qui ne recule jamais. » Les journalistes de Libération Bresson et Lionet signalent que Le Pen «professe alors vis-à-vis d’Israël une admiration qui en étonnerait plus d’un aujourd’hui. »
L’ancien légionnaire commente plus tard la calamiteuse expédition (Le Pen sans bandeau): «Je vois malheureusement l’irrésolution des alliés alors que cette opération, il faut la conduire un peu comme le font souvent les Israéliens : avec l’intelligence, le courage et la force utilisés dans un temps et une dimension limités. C’est efficace (...) En deux coups de goupillon on pouvait prendrel’Égypte. Il suffisait de lâcher le 2e Para, de faire la jonction avec les Israéliens du désert et le 3e Para de Bigeard sur le Caire, c’était fini... Terminé!» Il s’applique néanmoins à ce que les victimes égyptiennes, humbles fellahs, maraîchers et pêcheurs tués par l’aviation, aient une sépulture conforme aux règles coraniques, enveloppés dans un linceul, pieds nus, la tête tournée vers La Mecque.
Bien que la folle expédition ait tourné au fiasco pour la France et la Grande- Bretagne, Guy Mollet manifesta sa satisfaction d’avoir lutté contre l’Adolf Hitler des Pyramides. Le 24 janvier 1966, il annonçait que «dans le domaine très précis de la survie d’Israël, cela a été positif » (Denis Lefebvre, Les Secrets de l’expédition de Suez, Perrin, 2010). C’était vrai.
Tout ceci rend difficilement acceptables les accusations ultérieures, qui, se fondant sur une phrase lancée par Le Pen en 1958 à l’Assemblée nationale contre l’ancien président du Conseil Pierre Mendès France (initié à la Loge Paris du Grand Orient le 19 mai 1928), font de Le Pen un ennemi rabique de la communauté juive dès la haute époque.
Qu’a-t-il dit? «Monsieur Mendès France, vous n’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques, presque physiques ». C’est tout ; c’est peu. Mendès, il faut le concéder, n’avait pas la plastique du David de Michel-Ange; de plus, il était considéré par les nationalistes comme un traître à sa patrie pour avoir dénoncé l’engagement français en Indochine, abandonné les populations du Tonkin et du nord de l’Annam, et accéléré le démembrement de Empire. La suite du discours de Le Pen ce jour-là est explicite: «Aux yeux d’un pays auquel la fierté est aussi nécessaire que le pain et l’eau, vous êtes le responsable d’une cascade d’échecs et d’une série de décadences que dans les pires moments de son histoire la France n’a jamais connus. Voilà ce que vous symbolisez ! Que vous le vouliez ou non, vous avez été celui qui a consenti d’être l’homme de cette défaite enIndochine, l’homme qui a admis l’abandon de la Tunisie, l’abandon du Maroc. »
La sortie ne fit guère scandale et ne valut pas au député Le Pen de condamnation. Il la commenta par la suite (Le Pen sans bandeau) : « Je m’étais accroché très fort avec Mendès. Mendès, c’était l’archétype de ces radicaux-progressistes qui dans le fond, tout en prétendant le combattre, servaient la stratégie mondiale du communisme.» Le communisme, l’ennemi de toujours; non point le judaïsme. Et Israël, moins encore puisqu’il était l’allié.
Déjà, deux ans auparavant, dans une interview commune du 9 février 1956, Poujade et Le Pen avaient nié avec la dernière énergie que leur mouvement fût antisémite. Pour Le Pen, « l’antisémitisme est une casserole que les ennemis de l’UDCA attachent à sa queue dans l’espoir de la perdre » (Bresson-Lionet). La pensée ne manquait pas de pertinence quand on connaît la suite de ses mésaventures.
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Si l’on ne peut décemment tenir le Trinitain pour un adepte des conceptions utopiques du Genevois Jean-Jacques Rousseau, il faut au moins lui reconnaître d’avoir continuellement tenu à jouer le jeu démocratique. Partisan de la loi, il n’a oncques posé de bombe ni eu recours à l’activisme illicite qui massacre l’innocence en toute impunité. L’Algérie, il y est allé régulièrement, comme militaire sous contrat. Il a participé à la célèbre bataille d’Alger en 1957 d’où il est sorti décoré par le général Massu. Après six mois de service armé, il gagne la France et lance une tournée des plages nommée «caravane de l’Algérie française» avec l’appui du ministre de la Défense nationale André Morice. Il ne concourt pas à l’OAS, dont il critique l’impéritie. Il soutient le mouvement insurrectionnel – mais de loin. Il apprend le putsch d’Alger du 22 avril 1961 en écoutant la radio à La Trinité. Dans Les Français d’abord (Michel Lafon, 1984), il s’explique sur son comportement: «Je me tiens à l’écart du putsch d’autant que l’objectif que semblaient se donner les putschistes – rendre l’Algérie française au général de Gaulle qui n’en voulait pas – était incohérent et débile.» Pour lui, la solution ne peut venir que du coté politique.
Il est réélu député du Quartier-Latin en 1958. Le 28 janvier, son discours à l’Assemblée nationale jette un éclairage sur l’esprit qui l’anime, outre qu’il peut paraître paradoxal en des temps où il est accusé de racisme:
«Ce qu’il faut dire aux Algériens, ce n’est pas qu’ils ont besoin de la France, mais que la France a besoin d’eux. C’est qu’ils ne sont pas un fardeau ou que, s’ils le sont pour l’instant, ils seront au contraire la partie dynamique et le sang jeune d’une nation française dans laquelle nous les aurons intégrés. J’affirme que dans la religion musulmane rien ne s’oppose au point de vue moral à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet. Bien au contraire, sur l’essentiel, ses préceptes sont les mêmes que ceux de la religion chrétienne, fondement de la civilisation occidentale.
D’autre part, je ne crois pas qu’il existe plus de race algérienne que de race française (...). Offrons aux musulmans d’Algérie l’entrée et l’intégration dans une France dynamique. Au lieu de leur dire comme nous le faisons maintenant : “Vous nous coûtez très cher, vous êtes un fardeau”, disons-leur : “Nous avons besoin de vous. Vous êtes la jeunesse de la Nation” (...) Comment un pays qui a déploré longtemps de n’avoir pas assez de jeunes pourrait-il dévaluer le fait d’en avoir cinq ou six millions?»
Est-il impérialiste? À la question provocatrice que lui pose en 1984 Alain du Roy sur Antenne 2, Le Pen répond sans fausse honte : « Oui, pourquoi pas (...) Je pensais qu’avec les juifs, avec les Européens d’Algérie, avec les Arabes et les Kabyles d’Algérie, on pouvait faire une communauté française, tournée vers le monde, tournée vers l’Afrique, tournée vers une conquête pacifique du monde.»
Juifs, Arabes, Européens, tous unis pour se confronter aux bouleversements du monde? C’est un rêve insolite de confraternité à la Paul Fort, très éloigné de l’esprit racialiste qu’on lui imputa par la suite.
Avec le temps et la mise en condition des cerveaux, l’OAS et les partisans de l’Algérie française ont été considérés dans des milieux mal informés comme des nostalgiques de Pétain, une bande de crypto-fascistes couvrant de leurs képis des rancœurs antisémites. La réalité est comme toujours différente de l’idée qu’on s’en fait sous injection de propagandine.
Dans son livre L’OAS, histoire d’une organisation armée secrète (Fayard, Paris 1986), mon collègue au mensuel Historia, Rémi Kauffer, a établi que de nombreux cadres de l’OAS ont fait partie, durant l’Occupation, des forces de résistance. Dirigeant l’OAS après l’échec du putsch des généraux, le général Raoul Salan, «l’homme le plus décoré de France» disait-on, a participé au Débarquement en Provence en juin 1944 ; incarcéré à la prison de Tulle après sa condamnation pour insurrection en 1962, il est libéré en 1968, amnistié par le Parlement en 1982, puis réintégré dans ses prérogatives de général d’armée et de grand-croix de la Légion d’honneur. Georges Bidault, chef historique de l’OAS (une position qui lui vaut la perte de son immunité parlementaire, à la suite de quoi il dut provisoirement quitter la France), est entré dans le mouvement Combat à Lyon avant de succéder à Jean Moulin en juin 1943 à la présidence du Conseil national de la Résistance. Le colonel Pierre Chateau-Jobert, alias Conan, officier des FFL et Compagnon de la Libération, s’est vu confier par le général Salan le commandement de l’OAS du Constantinois, un statut qui entraîne sa condamnation à mort par contumace en 1965 (amnistié en 1968). Fusillé au fort d’Ivry en 1962, Roger Degueldre, créateur des commandos Delta à la suite du putsch d’Alger, s’était pour sa part engagé dans les FTP du Nord. Kauffer présente de nombreux autres exemples déterminants; je ne vais pas en abuser ici.
La communauté juive française et Israël sont eux aussi mêlés de près à la défense inconditionnelle de l’Algérie française. Dans Les Guerriers d’Israël (Facta, 1995), le journaliste Emmanuel Ratier consacre un long paragraphe aux «juifs dans l’OAS». Il écrit: «Moins assimilés, les jeunes juifs sépharades ont aussi un moindre souci de respectabilité. Ils ont moins de scrupules à se lancer dans des actions de contestation radicale, qui débouchent éventuellement sur la violence. Beaucoup d’entre eux, en outre, au moment de la guerre d’Algérie, ont grandi dans un climat de violence. Nombreux sont aussi ceux dont les parents ont participé de près, à l’époque, à “l’activisme Algérie française” et aux actions de l’OAS. La participation des Juifs d’Algérie aux activités de l’OAS fut d’ailleurs massive dans certaines villes, en particulier Oran. Régine Goutalier souligne l’“adhésion massive” de la communauté juive oranaise (50 000 personnes sur 400 000 non musulmans) à l’action réalisée dans le cadre de la “zone III” de l’Organisation Armée Secrète. Elle évoque en particulier la constitution d’une quinzaine de groupes d’intervention – dites “collines” – qui, dans les archives judiciaires, sont encore désignées sous le nom de “commandos israélites”. Ces groupes étaient notamment animés par Élie Azoulaï, son frère Henri Azoulaï, Albert Darmon, Ben Attar, etc. Des ces “collines”, Régine Goutalier écrit qu’elles portent “incontestablement la responsabilité des attentats les plus spectaculaires et, il faut bien le dire, des crimes de sang les plus odieux (et qu’elles ont eu) pour mission, sans doute exclusive, d’éliminer les opposants et de procurer des armes et des fonds au mouvement.” Suit une liste assez longue d’assassinats perpétrés par ces groupes d’action. Goutalier ajoute encore qu’“il n’est pas impossible qu’il y ait eu, fin 1961 et durant le premier semestre de 1962, des livraisons d’armes faites par Israël à la zone III de l’OAS”. À la même époque, à Alger, Jean Ghenassia figurait parmi les lieutenants les plus actifs de Joseph Ortiz. Évoquant les émeutes anti-arabes d’Algérie, Marcel Briant écrit : “Parmi les auteurs de ratonnades, les Européens d’origine espagnole, israélite, maltaise, sont apparus souvent comme les plus féroces.”»
Durant toute la guerre d’Algérie, parmi les anti-indépendantistes, l’État juif est perçu comme un allié objectif contre le nationalisme arabe. Israël n’hésite pas à intervenir à franc étrier dans les affaires d’un pays étranger. Dans Israël au secours de l’Algérie française – L’État hébreu et la guerre d’Algérie (1954-1962) (Éditions Prolégomènes, 2009), Roland Lombardi défend la thèse de son implication étroite dans ces événements. Il met en relief les liens tissés entre le Mossad et l’OAS et expose l’éphémère projet d’une partition de l’Algérie qui eût permis de regrouper sur une même portion de territoire les communautés européenne et juive sépharade.
La thèse est reprise par Redha Malek, ancien Premier ministre algérien (1993-1994), directeur de 1957 à 1962 du journal clandestin du FLN, El Moudjahid, et porte-parole des négociateurs FLN lors des accords d’Évian (1962). À plusieurs reprises, Malek détaille l’engagement d’Israël dans les activités de l’OAS, expliquant que des terroristes israéliens sont entrés clandestinement en Algérie pour participer aux menées terroristes perpétrées par l’armée secrète. Dans un entretien à l’Algérie Presse Service il révèle: «Ces agents s’étaient introduits sur le sol algérien pour contribuer à imposer la solution voulue par l’OAS à la question algérienne». Non contents de cher- cher à faire capoter les accords d’Évian, l’objectif des agents israéliens était de créer un État pour la minorité d’origine européenne dans le nord du pays, dans lequel eussent été inclus des dizaines de milliers de juifs descendus de ceux qui devinrent français en 1870 par la grâce du décret d’Isaac Adolphe Crémieux (fondateur en 1863 de l’Alliance israélite universelle, Grand-Maître du Rite écossais ancien et accepté) – décret abrogé par Vichy, information peu délivrée. C’est David Ben Gourion qui avait fait cette demande à de Gaulle, lors de sa visite à Paris en 1960. Selon Malek, le Général dut intervenir auprès de celui-ci pour qu’Israël mette fin à ses ingérences en Algérie et cesse d’exacerber un conflit suffisamment violent.
En 1984 Le Pen continuait, quant à lui, de proposer l’abrogation des accords d’Évian au motif, disait-il, que l’Algérie ne «les a jamais respectés» (Les Français d’abord).
Le 18 mars 1962 les accords d’Évian sont signés. Deux référendums ont scellé le sort de l’Algérie, devenue indépendante le 3 juillet. L’Algérie est devenue algérienne. Beaucoup des camarades de Le Pen sont morts au combat. Il témoigne sa solidarité envers les vaincus en aidant à la défense du général Salan et en créant l’association Secours de France pour assurer une aide matérielle aux prisonniers.
Lui-même doit affronter la disgrâce. Battu aux élections législatives de 1962, lors desquelles il fait campagne sous l’étiquette des Indépendants contre de Gaulle et pour l’intégration européenne (mais oui), il lui faut gagner sa pitance comme n’importe quel Français. Il fonde la Société d’études et de relations publiques (SERP) le 15 février 1963, sise rue de Beaune à Paris. Il fait enregistrer clandestinement, grâce à un microphone caché, la plaidoirie prononcée par Me Jean-Louis Tixier-Vignancour au procès du Petit-Clamart. Le texte de Tixier s’intitule «Plaidoirie pour la défense». Même la salve mortelle tuant le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry, fusillé au fort d’Ivry le 11 mars 1963, figure sur la bande. Le succès commer- cial est foudroyant.
Avec sa collection «Hommes et faits du XXe siècle», la spécialité de l’entreprise devient l’archive politique composée à partir de documents sonores émanant des fonds de particuliers ou de collectionneurs jusque-là inexploités. Pendant vingt ans, Le Pen produit environ 130 albums s’inscrivant dans ce créneau singulier. Certains disques sont puissamment connotés d’extrême droite : « Philippe Pétain », « Poèmes de Fresnes de Robert Brasillach » (lus par l’acteur Pierre Fresnay), «L’Action française», «Mussolini». Mais comme le souligne Le Point en 2002, «il faut donner acte à la SERP du pluralisme de son catalogue.» Celui-ci est hétéroclite et donne la parole aux grands hommes politiques de tous bords, sans exclusive. Des disques sont consacrés à Charles de Gaulle (totalité de ses interventions publiques en douze disques), Léon Blum, Mao-Tsé-Toung, Staline, Malraux... On trouve un «Lénine et les Commissaires du peuple» réalisé avec l’aide des autorités soviétiques, des «Chansons anarchistes», dont «La Complainte de la bande à Bonnot», ou encore « Les Chansons du Front populaire », enregistrées par la chorale de la CGT. Cette entreprise unique au monde est récompensée par l’attribution du Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros en 1969 et 1976. La radio et la télévision s’en servent usuellement comme matériel de base dans leurs émissions historiques. La SERP a son stand réservé au MIDEM de Cannes.
Pour charger la barque, les sycophantes ont mis en relief l’édition d’un album de chants du IIIe Reich sorti en 1965. La SERP est en effet condamnée, trois ans plus tard, pour «apologie de crime de guerre et complicité», non pas du fait du contenu de ce disque, mais à cause de la pochette sur laquelle était libellée la notation suivante: «La montée vers le pouvoir d’Adolf Hitler et du Parti national-socialiste sera caractérisée par un puissant mouvement de masse, somme toute populaire et démocratique, qui triompha à la suite de consultations électorales régulières, circonstances généralement oubliées. Dans ce phénomène, la propagande oratoire des chefs hitlériens et les chants politiques exprimant des passions collectives joueront un rôle essentiel». Le texte n’avait pas été rédigé par Le Pen mais par l’ancien résistant Serge Jeanneret, futur chef de cabinet du secrétaire d’État au développement industriel dans le gouvernement Chaban-Delmas.
N’importe. On ne peut pas dire qu’il y eût là de quoi fouetter un skin, ni d’incitation particulière à la haine raciale – il s’agissait tout au plus de la justification classique de l’accession au pouvoir du Chancelier Hitler. Quel historien scrupuleux affirmerait aujourd’hui le contraire de ce qui est mentionné dans cette anodine notice?
Jean-Marie Le Pen commente l’affaire (Les Français d’abord): «Ces poursuites avaient un but caché. Elles ont été engagées au moment où j’étais secrétaire général de la campagne Tixier-Vignancour à la présidence de la République, en 1965. Il est évident que c’est la candidature de Tixier-Vignancour que l’on visait à travers moi.»
À l’occasion de son procès il reçoit le soutien de vingt-trois personnalités, comme Jacques Soustelle, sioniste notoire, Georges Bidault, le général Koenig, Compagnon de la Libération et partisan enthousiaste d’Israël (l’association France-Israël porte aussi le nom d’Alliance général Koenig), le général de Bénouville et le colonel Rémy, deux résistants émérites, les historiens Arthur Conte, André Castelot et Alain Decaux, ainsi que le déporté à Buchenwald André Marie. Même l’éditeur Éric Losfeld, peu suspect de dévotion pour la Hakenkreuz, soutint Le Pen.
Selon le Trinitain, ces témoins « ont affirmé qu’il était de mon droit le plus strict et pour certains, de mon devoir de faire les publications que j’ai faites en la forme où je les ai faites. Par conséquent dans ce domaine je ne regrette rien, j’ai fait mon métier.» («L’Heure de vérité», 13 février 1984).
De fait, ce n’est pas une organisation juive qui l’a attaqué, mais une association d’anciens résistants politisés dirigée par Marie-Madeleine Fourcade.
À la décharge de Le Pen, les médias renifleurs qui lui cherchent pouille n’ont pas mis en exergue le produit «de propagande sioniste» de la SERP, selon la formule de Henry Coston dans le tome 2 de son Dictionnaire de la politique française. Cet album, sobrement intitulé «Histoire d’Israël» (voix et chants), comprend trois disques 33 T. Sur la couverture flotte un drapeau israélien; au dos figure une menorah, ou chandelier à sept branches. Le commentaire historique est de Jean-Marie Le Pen, dit par Pierre Durand et Nina Borowski. Le texte de présentation s’achève par ces mots : « Sur la terre des hommes, la longue marche d’Israël n’est pas terminée.»
L’article paraît peu avant la création du Front national. La publicité annonce «l’histoire sonore du peuple juif et de la renaissance d’Israël – 50 chants et 70 documents sonores authentiques». Dans un encart publié en 1971 dans la deuxième édition du Guide juif de France, préfacé par René Cassin, président de l’Alliance israélite universelle et prix Nobel de la paix 1968, on peut lire: «Pour un mariage, une bar-miztvah, un anniversaire, en toutes circonstances, un cadeau intelligent, original, éducatif, émouvant.» Vous avez dit antisémite?
Dans ce curieux document on peut entendre les voix du capitaine Dreyfus, de Haim Weizmann, premier président d’Israël, d’Albert Einstein, de David Ben Gourion, fondateur de l’État dit hébreu, du général Moshe Dayan, héros de la guerre des Six Jours, et de bien d’autres ténors du sionisme. L’orchestre et les chœurs sont israéliens (orchestre des Forces armées israéliennes, chœurs du Conservatoire de Tel-Aviv, etc.). Plusieurs chanteurs prennent part au projet parmi lesquels Naomi Lévy, Shuli Nathan – et Enrico Macias, qui roucoule «Adieu mon pays»!
Golda Meir, présidente du Conseil des ministres d’Israël, soutient avec ferveur la sortie de ces inestimables pièces d’archives: «Je souhaite que la diffusion de l’album contribue à informer le public et à resserrer les liens d’amitié et de compréhension entre les deux peuples.» Le ministre des Affaires étrangères d’Israël, Abba Eban, espère « que ce sera là une contribu- tion au renforcement entre la France et Israël». Jacob Kaplan, grand rabbin de France, estime que «l’idée de l’album est heureuse, d’autant plus que le rappel des événements alterne avec des chants de circonstances et la voix des personnages ayant joué directement ou indirectement un rôle dans l’histoire d’Israël.» Pour L’Arche, l’événement est «à ne pas manquer». Information juive s’incline devant le travail accompli: «Une synthèse saisissante du toute l’aventure du peuple juif... C’est émouvant». L’Information d’Israël félicite elle aussi la SERP: «Un travail honnête. Impartial. On ne pouvait faire mieux et nous avons le devoir de féliciter M. Le Pen et ses collaborateurs». Sur la première chaîne de télévision, le rabbin Josy Eisenberg considère enfin que c’est «une très belle réussite». On est loin de la mercuriale!
Dans son autobiographie Français d’abord, Le Pen fait un retour sur ce vinyle méconnu: «Le folklore juif, l’un des plus riches du monde, a fourni les belles images sonores qui illustrent l’histoire du peuple d’Israël. Son destin y apparaît au travers des plus fantastiques tribulations. Dispersé aux quatre coins de monde, cent fois menacé de disparaître, non seulement il a préservé son originalité et sa permanence, mais sa prodigieuse vitalité l’a conduit, lui, le plus vieux peuple du monde, à créer le plus jeune État.»
Concédons que peu de militants supposément antijuifs ont entrepris la réalisation d’une telle œuvre de propagande israélienne, vantée par les plus grands noms du sionisme national et international. Il faut penser que le fameux album sur le IIIe Reich ne les avait point échaudés et qu’ils considéraient que l’entreprise de Le Pen était insoupçonnable.
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Le général de Gaulle avait pour ambition, assure-t-on, de réunir les Français au-delà des partis politiques. Il y eut un gaullisme de droite (Alain Peyrefitte, Charles Pasqua, ancien directeur des ventes de la société Ricard, dont on disait que la devise était «Travail, Famille, Pastis»), du centre (Jacques Chaban-Delmas, Albin Chalandon), de gauche (René Capitant, Michel Debré, André Malraux), d’extrême droite (Alexandre Sanguinetti, ancien d’Action française et cofondateur du SAC, police secrète du gaullisme) et même monarchiste (Henri, comte de Paris). Avec la création du Front national en 1972, la grande affaire de Le Pen est de réunir les droites, toutes les droites, sans parti pris, de la droite libérale à l’extrême droite d’Ordre nouveau – avec tout ce que le concept d’extrême droite comporte de flou puisqu’il agrège aussi bien les royalistes d’Action française que les pétainistes, les droites bonapartiste aussi bien que légitimiste pour reprendre la classification du politologue René Rémond.
L’objectif du Menhir se présente comme une volonté de rassembler collabos, résistants et sans opinion dans un «compromis nationaliste»; sa tentative consiste à réconcilier les opposants au marxisme tout-puissant en surmontant les divisions de la mouvance nationale émiettée, divisée en groupuscules et en chapelles sectaires parfois loufoques. Ces velléités d’union de la carpe et du lapin seront à l’origine de tous les problèmes que Le Pen aura à affronter par la suite: les nationalistes radicaux le trouveront par trop flasque tandis que les coryphées de la médiacratie vont avoir beau jeu de se focaliser sur les éléments marginaux du mouvement au détriment de son courant centriste.
L’ambition de Le Pen pourtant n’est pas de préparer un coup d’État, une dictature des colonels ou de fonder les assises du IVe Reich, mais de parvenir à créer un mouvement capable de se présenter aux élections et d’empêcher la gauche de s’emparer du pouvoir. Le Pen n’est pas un élève du maître de Martigues, Charles Maurras, lequel enseigne d’après la loi de l’empirisme organisateur, que «la démocratie, c’est le mal, la démocratie c’est la mort». Il affecte être partisan d’une «démocratie churchillienne»: «J’ai argumenté bien souvent contre certaines écoles philosophiques de droite qui contestent la démocratie comme moyen de gouvernement. Je l’ai dit, je suis dans le fond un démocrate churchillien, c’est-à-dire que je me réfère au fameux aphorisme de Churchill disant: “la démocratie c’est probablement un très mauvais système, mais je n’en connais pas d’autre”.» («L’Heure de vérité», Antenne 2, 13 février 1984).
Cette conception originale de la politique est son antienne depuis l’une de ses premières interviews télévisées données après la création du Front national, en novembre 1972: «On ne peut que se féliciter que des courants qui ont été méfiants à l’égard des élections entrent aujourd’hui dans la bataille électorale. Je pense que les expériences du passé récent ont ôté à beaucoup certaines illusions et que par conséquent les gens qui avaient peut-être des tentations non électoralistes admettent maintenant, dans cette espèce de grand front qui a aussi une aile droite, un centre et une aile gauche, que la bataille politique se déroule réellement à l’échelon électoral et avec les méthodes démocratiques.»
Comment la droite nationale, y compris dans sa composante radicale, se situe-t-elle alors par rapport à la question juive et au sionisme de son temps ? Fors la revue Défense de l’Occident de Maurice Bardèche, le documentaliste Henry Coston et le cas de François Duprat, historien du fascisme et âpre pro-palestinien, elle a tourné la page des haines recuites et fait, dans sa grande majorité, assaut de sionisme.
Le temps a recouvert les rancunes d’un voile pudique. La presse nationale, Aspects de la France, Rivarol, Monde et Vie, Minute, apporte un soutien sans faille à l’État juif. La plupart des militants et des intellectuels nationalistes visent de nouvelles cibles. L’aggiornamento a été accompli, selon la formule chère au concile Vatican II (1962-1965) ; pas seulement parce que, comme l’a exprimé Georges Bernanos, « Hitler a déshonoré l’antisémitisme » (Le Chemin de la croix-des-âmes, éditions du Rocher, 1944), mais aussi parce que ce qui était par tradition reproché aux juifs, à savoir leur esprit cosmopolite suspect de dissoudre le sentiment patriotique, semble avoir décliné. Le juif, antérieurement synonyme d’étranger et d’incurable nomade (le «juif errant»), a désormais une terre à lui. Il en comprend maintenant le sens et la valeur. Et cette terre, il ne se contente pas de la parcourir à la jumelle assis sur un sac de devises, il la travaille!
L’autre critique antisémite classique était liée aux professions dans lesquelles on voyait les juifs en surreprésentation : le monde des affaires, des banques, l’agiotage, l’avocature, le commerce, la médecine... Avec la naissance d’Israël en 1948, les membres du peuple élu, aristocratie urbaine de l’Europe ancienne, se sont remontés les manches pour cultiver le sol rocailleux, les marécages et le désert d’où ils ont fait sortir jardins, vignobles et fermes. Beaucoup de droitistes voient cette entreprise comme une rédemp- tion et considèrent désormais les enfants d’Israël comme très admirables. Après deux millénaires de haine et d’incompréhension, ils sont devenus – «comme nous»!
Par ailleurs, politiquement, Israël se situe du bon côté du mur, celui du « monde libre », des États-Unis en lutte à mort contre l’URSS, cette satanocratie où les dissidents juifs, suspects de traîtrise depuis la guerre des Six Jours, se retrouvent au Goulag ou interdits d’émigrer en Israël (les refuzniks).
Enfin, l’indépendance de l’Algérie, dix ans plus tôt, reste en travers de la gorge de la droite nationale. Les images d’horreur de la guerre menée par la France là-bas, celles du terrorisme FLN avec ses sanglants « sourires kabyles », le sentiment d’avoir été trahis par de Gaulle au profit d’un peuple ingrat, qui, après avoir profité des routes, écoles et hôpitaux fournis par une métropole qui avait maintenu la paix et introduit les cultures de l’agrume, la vigne et les primeurs, a jeté à la mer (« la valise ou le cercueil ! ») un million de pieds-noirs, dont la plupart vivaient en Afrique du Nord depuis plusieurs générations– autant de raisons qui nourrissent la répulsion envers ceux qu’on appelle familièrement «les bicots», les «crouilles», les «bougnoules», les «melons» ou les «pastèques». Effet des accords d’Évian: les droitistes, en majorité catholiques pratiquants, ont abandonné la morale du Sermon sur la Montagne pour adopter la loi du talion: «Œil pour œil, dent pour dent». Sous-entendu: les Arabes doivent payer pour avoir saigné la France!
La guerre des Six Jours menée en juin 1967 contre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie a permis à Israël de tripler sa superficie (bande de Gaza, Sinaï, Golan, Cisjordanie, Jérusalem-Est). Le président de Gaulle a condamné ce mauvais coup au point de se faire traiter d’antisémite par le philosophe libéral Raymond Aron et de susciter un bel hourvari en Israël après sa conférence de presse du 27 novembre 1967, où il a défini les juifs comme «un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur». Les nationalistes perçoivent la victoire israélienne comme une revanche de l’Occident sur les Arabes abjects. Tsahal a démontré que les juifs sont capables de se sacrifier pour une noble cause, celle de la patrie, et de mener la guerre comme les plus grands chefs militaires de l’histoire. C’en est fini de la caricature du juif vil et pleutre, garnissant d’or son coffre-fort tandis qu’il envoie les goyim se faire massacrer au combat, tel que Louis-Ferdinand Céline le décrivait dans Bagatelles pour un massacre en 1937. L’ancien colon français, vert de rage d’avoir été chassé de ses terres, applaudit des deux mains le colon juif qui accomplit le destin à côté duquel il est passé.
L’ennemi des années 1960-1970, dans l’esprit de Le Pen et de ses compagnons, est le décolonisateur, le décolonisé, le communiste, le soixante- huitard, ou encore le babacool et le déserteur – pas le juif ni le sioniste, devenus exemples à suivre. Ayant réalisé l’utopie d’une nation de paysans- soldats en mobilisation permanente, Israël est appréciée à la manière dont le souhaitait le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, dans L’État des Juifs (1896) – à savoir comme «un bastion avancé de l’Occident contre la barbarie ».
Les plus extrémistes des militants de droite trouvent d’autres raisons de se rapprocher d’Israël ; des motifs que la Seconde Guerre mondiale avait contri- bué à estomper. Le sionisme dans sa version ultra-nationaliste et le fascisme ont en effet une parenté commune: le culte du sang et de la terre. Sans développer ni tirer des conclusions fantasques sur le prétendu fait que le fascisme soit née de la réflexion menée entre Benito Mussolini et sa maîtresse Margherita Sarfatti, juive de Venise, on peut souligner l’identité de vue entre la droite radicale, anciennement collaborationniste, et la pensée de celui qu’on a surnommé non sans raison le «fasciste juif», Zeev Vladimir Jabo- tinsky, fondateur en 1923 du Bétar, mouvement de jeunesse destiné à créer un nouveau type juif: le juif héroïque.
Aux antipodes du sionisme ouvriériste et humaniste, le sionisme dit « révisionniste» de Jabotinsky, antisocialiste et anticommuniste, tient dans les années d’avant-guerre un discours qui peut sans mal être considéré comme une version juive de celui que tient Nietzsche à propos du Surhomme ou de celui d’Adolf Hitler dans Mein Kampf à propos de l’Aryen.
Écoutons-le :
«Nous devons établir une génération qui n’ait ni intérêts ni coutumes à préserver, écrit Jabotinsky. Ce doit être une génération de fer (...) Il est impos- sible à un homme de s’assimiler à un peuple dont le sang est différent du sien (...) Nous n’autoriserons pas des choses du genre des mariages mixtes parce que la préservation de notre intégrité nationale est impossible autrement que par le maintien de la pureté de la race et pour ce faire nous aurons ce territoire dont notre peuple constituera la population radicalement pure (...) Il est inconcevable d’un point de vue physique qu’un juif né dans une famille de pur sang juif puisse s’adapter à la vision spirituelle d’un Allemand ou d’un Français (...) Il ne peut être question d’une réconciliation volontaire entre nous et les Arabes, ni maintenant, ni dans un futur prévisible (...) Essayez de trouver un seul exemple où la colonisation d’un pays s’est faite avec l’accord de la population autochtone (...) Nous ne pouvons offrir aucune compensation contre la Palestine, ni aux Palestiniens, ni aux Arabes (...) La force doit jouer son rôle – brutalement et sans indulgence» (cité dans Les Guerriers d’Israël).
Ces discours enragés n’empêchent pas Jabotinsky d’être initié à Paris, au début des années trente, à la loge Étoile du Nord du Grand Orient de France. N’importe. On estime qu’avant la guerre son mouvement compte 100 000 membres, qui défilent au pas cadencé, vêtus de chemises brunes, dans vingt-six pays. Des centres d’entraînement paramilitaires clandestins sont crées dans le cadre de l’Irgoun, organisation sioniste terroriste née en 1931 dont le but est la construction d’un État juif sur les deux rives du Jourdain; en Pologne, le chef de ces groupes est un certain Menahem Begin, futur diri- geant de l’Irgoun et Premier ministre d’Israël de 1977 à 1983. Entre 1934 et 1937 l’Italie fasciste accueille une école navale du Bétar à Civitavecchia, dirigée par les chemises noires qui forment 162 marins juifs. En août 1935, le Duce déclare à David Patro, grand rabbin de Rome: «Pour que le sionisme réussisse, il faut un État juif, doté d’un drapeau juif et d’une langue juive. C’est ce que comprend votre fasciste Jabotinsky ». Nullement antisémite à ses débuts, Mussolini n’a-t-il pas reçu Haim Weizmann en 1923 et 1926, puis Nahum Goldman, président de l’Organisation sioniste mondiale, en 1927?
Du côté du Reich naît un semblable intérêt pour les projets sionistes d’extrême droite. Alors que de nombreuses organisations juives ont appelé au boycott économique et commercial de l’Allemagne, un accord est signé en août 1933, dit Ha’avara («transfert», en hébreu), entre le gouvernement allemand et l’Agence juive: l’émigrant juif peut déposer ses fonds sur un compte ad hoc en Allemagne, qui serviront à acheter des produits allemands revendus par une compagnie juive en Palestine; l’argent est remboursé aux juifs une fois arrivés sur place. On estime que 10% de la population juive d’Allemagne, soit 60 000 personnes, émigre grâce à cet accord germano-sioniste passé sous silence par l’histoire officielle. En 1935, Reinhard Heydrich, chef du service de sécurité de la SS, peut ainsi adresser ses bons vœux à ceux qui par l’émigration « aident à bâtir leur propre État juif. » L’un des idéologues du régime, Alfred Rosenberg, écrit que «le sionisme doit être vigoureusement soutenu afin qu’un contingent annuel des juifs allemands soit transporté en Palestine».
Ainsi, dans l’Allemagne nationale-socialiste, le Bétar bénéficie, le plus officiellement du monde, de son bureau à Berlin et ses membres peuvent parader dans les rues en uniforme. Si les lois de Nuremberg (1935) discriminent avec sévérité la population juive, elles autorisent néanmoins les sionistes allemands à hisser le drapeau juif. La guerre va contrarier ce rapprochement. La stupéfiante alliance que le groupe sioniste Stern d’Yitzhak Shamir, futur Premier ministre d’Israël, propose en 1941 à l’Allemagne nationale-socialiste (créer un front contre l’Angleterre) sera refusée par celle-ci, car elle est devenue l’alliée des Arabes; en janvier 1945 Himmler écrit ainsi: «Il doit être exclu, et là-dessus une garantie devra nous être donnée, que les juifs que nous laisserons sortir par la Suisse puissent jamais être refoulés vers la Palestine. Nous savons que les Arabes, tout autant que nous Allemands le faisons, refusent les juifs et nous ne voulons pas nous prêter à une indécence telle que d’envoyer de nouveaux juifs à ce pauvre peuple martyrisé par les juifs » (Werner Maser, Nürnberg, Tribunal der Sieger, Droemer Knaur, Munich et Zurich, 1979).
Aux abords des années soixante-dix, les idées de Mussolini, Heydrich et Rosenberg reviennent sur la table. Pourquoi ne pas reprendre le dialogue avec les juifs là où il en était resté avant-guerre? Gonflés à bloc par l’écrasante victoire israélienne sur Nasser, les vieux ténors de l’extrême droite se souviennent avec nostalgie de cette tentative de collusion ratée et se hasardent au revival.
Nommé en mars 1941 commissaire général aux questions juives sous Pétain, Xavier Vallat n’a pas la réputation d’être un tendre. Il a fait promulguer une loi autorisant l’appropriation et la liquidation des biens juifs par le régime de Vichy. Condamné en 1947 à dix ans de prison, il n’en a fait que deux et s’est retrouvé amnistié en 1954. Immédiatement après la guerre des Six Jours, le 15 juin 1967, il écrit un article stupéfiant dans le journal royaliste Aspects de la France, intitulé «Mes raisons d’être sioniste». Vallat s’appuie sur le livre du dreyfusard Bernard Lazare, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, publié en 1894, dans lequel ce juif issu d’une vieille famille israélite du Midi évoque les problèmes d’assimilation qu’ont connus ses ancêtres depuis des siècles dans les différents États où ils ont séjourné. L’ancien commissaire général aux questions juives estime que celle-ci ne peut se régler qu’en restituant aux «membres de cette ethnie leur appartenance juridique à leur nation, la nation juive». La guerre des Six Jours ayant été «courageusement menée», Israël doit, contre l’avis de l’ONU, posséder la «garantie internationale de ses frontières historiques, du Sinaï à l’Hermon, de la Méditerranée au Jourdain». D’un extrême l’autre!
Vallat n’est pas le seul à cogiter en ce sens. L’ancienne plume vedette du nec plus ultra des journaux collaborationnistes, Je suis partout, Lucien Rebatet a été l’un des plus vigoureux antisémites pendant la guerre 39-45. Condamné à mort puis gracié en 1947, il se proclamait national-socialiste et avait salué sans honte les lois de Nuremberg. Jusqu’en juillet 1944, il n’a eu de cesse de soutenir l’entreprise du Reich: «J’admire Hitler. Nous admirons Hitler, et nous avons pour cela de très sérieuses raisons». En attendant, il appela à voter pour Mitterrand à la présidentielle de 1965. Dans Rivarol du 8 juin 1967, l’auteur des Décombres (éditions Denoël, 1942) défend sans réserve la légitimité de la guerre israélienne : « La cause d’Israël est là-bas celle de tous les occidentaux. On m’eût bien étonné si l’on m’eût prophétisé en 1939 que je ferais un jour des vœux pour la victoire d’une armée sioniste. Mais c’est la solution que je trouve raisonnable aujourd’hui.» En 1969, devenu « fan » de Moshe Dayan, il affirme à nouveau, dans le même hebdomadaire, «savourer le paradoxe historique qui a conduit les juifs d’Israël à défendre toutes les valeurs patriotiques, morales, militaires qu’ils ont le plus violemment combattues durant un siècle dans leur pays d’adoption.»
La génération suivante, moins portée sur la question raciale, emboîte le pas à ses devanciers. Jean-Louis Tixier-Vignancour, que, nous l’avons vu, Le Pen a soutenu dans la présidentielle de 1965, déclare quatre ans plus tard: «La création d’Israël est véritablement le retour d’un peuple dispersé (...) Rien de plus normal» (Patrick Wajsman et René-François Teissèdre, Nos politiciens face au conflit israélo-arabe, Paris, Fayard, 1969). Passant la tragédie de la Nakba par pertes et profits, Tixier est convaincu du caractère pacifiste d’Israël: «Jamais l’État juif n’aurait manifesté le moindre acte, le moindre sentiment d’impérialisme si, entre 1948 et 1968, aucun coup de feu n’avait été tiré sur ses frontières». Pour lui, cerné par des État arabes haineux, Israël est en situation de «légitime défense». Comme l’État juif se trouve en position de lutter contre l’influence soviétique au Proche-Orient, l’avis de Tixier ne souffre pas de tempérance: il lui apporte un soutien sans condition.
Les mouvements nationalistes français eux-mêmes calment le jeu avec la communauté juive. Dans les années soixante-dix, les milices sionistes de combat et le Groupe union droit, qui deviendra le Groupe union défense (GUD), organisation nationaliste des étudiants de la Faculté d’Assas fondée en 1968 par des anciens d’Occident, s’évitent avec soin. Hormis des heurts passagers, l’heure est au pacte tacite de non-agression. Dans Génération Occident (Éditions du Seuil, 2005), Frédéric Charpier note: «En 1969, Serge Volyner participera à la création du Bétar, une organisation prosioniste et anticommuniste. Puis il ouvrira un cabinet d’avocats avec son ami Patrick Devedjian avant de s’installer, plus tard, à Jérusalem. Lors de son mariage, une table est réservée aux anciens d’Occident».
En 1970, à la suite d’un grand meeting d’Ordre nouveau à la Mutualité de Paris, Jean-François Galvaire, porte-parole du mouvement, révèle dans une interview publiée par Minute que son groupuscule a eu l’occasion de collaborer avec le Bétar (Jack Marchal, Frédéric Chatillon, Thomas Lagane, Les Rats maudits – Histoire des étudiants nationalistes, 1965-1995, Paris, 1995). Dans le comité de direction secret d’Ordre nouveau, on trouve, outre François Brigneau ou Gérard Longuet, Claude Goasguen, futur député de Paris et ministre, qui deviendra des années plus tard président du groupe parlementaire d’amitié France-Israël.
Or c’est précisément du chaudron magique d’Ordre nouveau, mouvement activiste lancé sur les ruines d’Occident, que va surgir le Front national. Ordre nouveau, né en 1969, qui comprend quelques milliers de membres, envisage dès 1971 la création d’un parti unitaire destiné à rassembler la famille nationaliste dévastée. Les jeunes militants d’Occident se sont défoulés en 1968 au Quartier Latin en maniant la barre à mine contre les «bolchos» d’Alain Krivine et les gauchistes de Daniel Cohn-Bendit, mais le mouvement – auquel appartenaient des jeunes gens prometteurs comme Gérard Longuet, Hervé Novelli ou Alain Madelin – a été dissous en 1968. La fête est finie: Ordre nouveau a repris le flambeau. Il importe maintenant de «sortir du ghetto», selon la formule de Frédéric Charpier, c’est-à-dire créer une plate-forme électorale afin d’intégrer le cadre institutionnel.
Ordre nouveau nourrit en son sein de nombreux sous-courants qui ne regroupent chacun qu’une poignée de militants. On a pu dire néanmoins qu’il représentait un «fascisme à la française». Cela n’empêche pas Pierre Sidos, dirigeant de l’Œuvre française, un mouvement de tendance bonapartiste fondé en 1968, de ne point goûter cette stratégie d’union à tout prix qui lui semble dangereuse sur le plan politique et impure au plan doctrinal. Il affirme vers cette époque que des dirigeants d’Ordre nouveau sont « vendus aux juifs».
C’est dans ces conditions que Le Pen survint.
*
Les initiateurs du Front national se mettent en quête d’un leader qui, sans être une guimauve, soit tenu pour respectable. Le Breton François Brigneau, pamphlétaire et membre influent du bureau politique d’Ordre nouveau, suggère à ses camarades de choisir comme représentant son compatriote breton Le Pen, dont il goûte les qualités d’estrade et le fascinant charisme. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps et s’apprécient. Tous deux possèdent un voilier et sont de grands navigateurs.
De son côté, Jean-Marie Le Pen n’a jamais participé à Ordre nouveau, dont il taxe les membres de «gauchistes de droite». Mais il a le profil idéal pour devenir le patron d’une droite sans complexe et honorable. Fors une tentative exceptionnelle et malchanceuse en 1968, il s’est tenu éloigné de la politique politicienne depuis plusieurs années. Il n’a point trempé dans les mouvements folkloriques qui auraient nui à son image. Ce n’est pas un théoricien mais un pragmatique, un animal politique à sang froid doté de qualités de tribun peu communes. On loue son dynamisme. Il est soucieux de la légalité républicaine; ce n’est pas un factieux. Il a connu une traversée du désert durant laquelle il s’est peu exprimé sur l’actualité immédiate; ce n’est pas plus mal. Il a même repris les études. En 1971, il a présenté un mémoire pour son diplôme d’études supérieures de sciences politiques. Son titre: "Le Courant anarchiste en France depuis 1945", un document témoignant une certaine proximité entre son auteur et les esprits réfractaires qu’il porte dans son cœur; il y rend hommage au pacifiste Louis Lecoin, l’homme qui a arraché à de Gaulle en 1962 un statut pour les objecteurs de conscience, et avec lequel il s’est lié. On est loin des conflits picrocholins et des préoccupations qui agitent l’extrême droite de la période post-gaulliste.
Entre lui et Ordre nouveau, on assiste à un mariage de raison. Le Pen ne tarde pas à tout verrouiller, et lors de la dissolution de Ordre nouveau en juin 1973, il se défait sans déplaisir de ces partisans groupusculaires pour avoir les mains libres. Ne supportant nul joug, il n’a pas voulu être la marionnette du mouvement à croix celtique.
Qu’en est-il d’Israël? De nombreux cofondateurs du FN sont dans les meilleurs termes avec l’État juif. Parmi eux, Rolande Birgy, ancienne résistante du Réseau Valette d’Osia, surnommé «Béret bleu», Croix du Combattant volontaire de la Résistance. Durant la guerre, elle a fait passer des enfants juifs en Suisse; en 1984, l’État d’Israël lui décernera le titre de «Juste entre les nations».
En octobre 1972 a lieu l’élection du premier bureau politique du FN. Le président en est Jean-Marie Le Pen. Le vice-président, François Brigneau. Alain Robert, d’Ordre nouveau, est secrétaire général; Roger Holeindre est trésorier, Pierre Bousquet et Pierre Durand sont ses adjoints.
Sur Israël, Alain Robert suit la ligne d’Ordre nouveau. Si Bousquet est un dur de dur, sorti de la SS Charlemagne, on ne connaît guère son avis sur Israël à cette époque, bien qu’il ne se soit guère privé par la suite, par exemple dans la revue Militant de mars 1978, de dire tout le mal qu’il pensait du «lobby sioniste» qui «a renforcé son influence et son pouvoir». Mais en 1972 il est le trésorier du Parti de l’unité française, dirigé par Roger Holeindre, dit «Popeye», issu de la Résistance, ancien d’Indo et de l’OAS. Devenu grand reporter à Paris Match, Holeindre n’est pas réputé pour ses prises de position à l’emporte-pièce sur le conflit au Proche-Orient. Sa préoccupation du moment se situe du côté du Sud-Vietnam, un conflit dans lequel il prend partie avec virulence, en tant qu’anticommuniste de choc, pour les forces américaines contre le Viet Cong.
Le plus proche ami de Le Pen durant cette période, son homme-lige et saute-ruisseau, est Pierre Durand. À ce moment-là, Durand est assoté d’Israël. Marié en 1970 à une juive d’origine polonaise nommée Nina Borowski, ce codirecteur de la SERP écrira encore, quatre ans avant sa mort, dans le journal national-catholique Présent du 14 juin 1990, qu’il a cofondé dans les années quatre-vingt: «Il m’a échappé, préoccupé par ce qu’il se passe en France et ce qui s’y accomplira dans les prochaines semaines, que des collaborateurs de Présent, quelquefois emportés par les flots de la jeunesse et des passions, avaient rendu hommage sans trop de mesure à un chef terroriste internatio- nal condamné par les nations civilisées pendant de longues années. La facilité de plume inspire parfois des élans romanesques. Je suis aussi convaincu que c’est une certaine naïveté qui a fait oublier à nos amis de condamner Arafat sans réserves. Faut-il oublier qui est Arafat parce qu’il vient aux affaires aujourd’hui (...). Pour nous, le temps de la complaisance à l’égard du chef palestinien n’est pas encore venu. J’ajoute que, contrairement à quelques-uns, nous ne toucherons et ne recevrons en aucun cas les subsides que les officines proche-orientales sont réputées distribuer à ceux qui les soutiennent en Occident. Présent, sans réserve, condamne le terrorisme, que ses auteurs soient irlandais ou leurs maîtres libyens ou palestiniens, et forme le vœu que le plomb vienne dans les cervelles sous la forme de la réflexion et non comme un métal brûlant.»
Quant à Brigneau, l’homme qui a hissé Le Pen sur le pavois du Front national, il est lui aussi dans les années soixante-dix, un coruscant sioniste. Né en 1919, de son vrai nom Emmanuel Allot, François Brigneau a un impressionnant pedigree: il a milité au Rassemblement national populaire de Marcel Déat, puis s’est engagé dans la Milice le 6 juin 1944. Il a été emprisonné à Fresnes avec Robert Brasillach qu’il a vu partir au poteau d’exécution. Comme son ami Le Pen, il a fait partie du Comité de soutien à Tixier en 1965.
Néanmoins, cet homme qui n’a pas ses idées dans les chaussettes a travaillé à L’Aurore pour Pierre Lazareff, fils d’immigrés russes d’origine juive, qui dirigea les services de la radio américaine eu Europe depuis Londres durant la guerre. Connu pour être l’un des derniers grands polémistes français, Brigneau est aussi rédacteur en chef de l’hebdomadaire Minute, où il travaille depuis 1964. Or Minute, créé en 1962, est publié par une société fondée par Jean-François Devay (Croix de guerre, Médaille de la Résistance) et, parmi d’autres, Edmond de Rothschild, Raoul Lévy et Marcel Dassault. L’une des plumes discrètes du journal à cette époque est Serge de Beketch, qui a moult fois raconté comment il a tenté sans y parvenir – les affrontements ayant été trop brefs – de s’engager dans l’armée israélienne à l’occasion de la guerre des Six Jours. En cette même année 1967, notons-le au passage, Le Pen, qui vivotait avec la SERP, fut embauché durant huit mois par Devay en tant que responsable des relations publiques et directeur de la publicité. Clairement de droite, Minute affiche tant ses positions prosionistes qu’en 1974 le « révolutionnaire professionnel » et pro-palestinien Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, revendique un attentat à la voiture piégée qui fait exploser ses locaux, ainsi que ceux de L’Aurore et de L’Arche.
Adoncques, dans Minute, Brigneau écrit des articles à la gloire d’Israël. II s’y est rendu pour la première fois en juin 1967 en qualité d’envoyé spécial et en est revenu littéralement bluffé. À son retour, Roger Holeindre lui demande de venir narrer l’expérience qu’il a vécue aux membres de son Cercle des combattants, rue Quincampoix à Paris, un lieu où se retrouvent aussi les militants fidèles à Le Pen après la scission du mouvement de Tixier-Vignancour (François Brigneau, «J’ai été philo-sioniste», Quotidien de France, 16 octobre 2000). C’est l’époque où Holeindre chasse de ce local servant de cantine et de salle de sport des jeunes excités qui s’étaient mis à entonner des couplets antisémites pour jouer les durs. «Entre une chanson de para et un chant nazi, il y a une différence, dit Holeindre. Or ils chantaient le bras levé. Je les ai virés. Ils n’ont plus remis les pieds au restaurant» (Bresson-Lionet).
Plus tard attaqué par la LICRA et racketté par diverses personnalités pour sa dénonciation d’un certain lobby-qui-n’existe-pas, Brigneau a, pendant longtemps, été fasciné par ce nouveau pays «où coulent le lait et le miel», grand comme trois départements français. En 1988, il déroule cette période dans National-hebdo n°182: «À l’époque, le sionisme me paraissait une réponse possible aux problèmes que posait la Diaspora dans les pays d’ac- cueil. Je croyais que l’existence d’un État hébreu allait rendre les rapports plus faciles, plus logiques, moins chargés de brouillards et de mystères. D’un côté, il y aurait des citoyens israéliens. De l’autre, des hommes d’origine juive qui, ayant préféré la France à la Terre promise, allaient rechercher l’assimilation. Je me croyais très fort et ferré à glace. J’étais surtout simplet et ignorant de ce monde redoutable et magique auquel je me frottais. J’étais aussi indifférent au drame des Palestiniens. On les chassait de leurs terres ? Et les Pieds-Noirs ? (...) En bon nationaliste, j’aurais dû être sensible à la tragédie d’un peuple privé de son sol natal par des décisions cosmopolites de haut rang. Je ne le fus pas et le regrette aujourd’hui. Aveuglé peut-être par la perte de l’Algérie française, mon nationalisme ne se passionnait que pour l’époque sioniste. Miracle du sol! Miracle de la nation! Voilà des populations de nomades, usuriers, prêteurs, colporteurs, boutiquiers, fourreurs, attirées par le négoce, l’or, l’argent et les discussions infinies, coupeurs de cheveux en 374 (...) que nous avions connus matérialistes, nationalistes pilpouleurs, ennemis jurés du trône et de l’autel, contempteurs de la foi, de la patrie, de l’armée, destruc- teurs, acteurs et spectateurs fascinés de la décadence qui soudain, retrouvant la terre où leurs ancêtres menaient les troupeaux, se métamorphosaient de corps et d’âme. Leur taille se redressait. Leur port devenait plus assuré. Ce qu’ils avaient tourné en dérision chez les autres, ils le découvraient chez eux comme sacré! Ils obéissaient à des voix venues du fond des âges. Ils se faisaient soldats. Il se faisaient paysans et dans leurs fermes menacées ils gardaient les berceaux, car on tire avec plus de détermination quand on entend gazouiller près de soi le petit enfant qu’on a la charge de protéger. Miracle. »
Il n’y avait certes pas que des israélomanes au Front des premiers temps. Reste, en effet, la figure floue de François Duprat, fort médiatisée et davantage tourmentée, à coup sûr, que celle des autres nationalistes. Il apparaît au FN peu après sa création. Une vie étrange, Duprat : après un court séjour dans le trotskisme, ce fils de résistants se rapproche de l’OAS Métro-Jeunes et d’organisations d’extrême droite comme Jeune nation des frères Sidos et de Dominique Venner et cofonde la Fédération des étudiants nationalistes. Enseignant d’histoire-géographie, il se spécialise dans la mise sur fiches des groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche. Documentaliste hors-pair, hypermnésique, se définissant comme nationaliste-révolutionnaire, il fonde la Revue d’histoire du fascisme, puis les Cahiers européens, et se décide, au milieu des années soixante-dix, à diffuser des brochures révisionnistes, notamment celle de Richard Verrall, dit Harwood, Six millions de morts, le sont-ils réellement ?. Auteur de L’Histoire des SS (Les Sept Couleurs, 1968), il n’est toutefois point racialiste et se rapproche du parti Ba’as irakien. Antisioniste, il crée en 1967 le Rassemblement pour la libération de la Palestine, qui regroupe quelques dizaines de membres. Un tel engagement ne l’empêche pas d’être acquis à la doctrine atlantiste et au libéralisme économique, car ce révolutionnaire paradoxal ne soutient pas Che Guevara mais les mouvements contre-révolutionnaires du Tiers monde, dirigés en sous-mains par la CIA. Il se rend au Nigéria et au Congo, en pleine décolonisation, pour aider à sa manière le camp anticommuniste, sous couverture de l’Unesco ou comme conseiller d’ambassade.
Bizarrement, Duprat se voit exclu de tous les mouvements auxquels il appartient, comme la Fédération des étudiants nationalistes, Occident et Ordre nouveau. Entré au Front national, il en est également chassé en 1973, puis réintroduit l’année suivante. Drôle de va-et-vient; peut-être a-t-il trop pratiqué Sénèque: «J’ai coutume de passer dans le camp adverse, non en transfuge, mais en espion.» On le soupçonne d’être indicateur de police; à raison, car il émarge aux Renseignements généraux. Mais contrairement à ce que laisse entendre le titre d’un livre, au demeurant excellent, de Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard (Denoël, 2012), il ne fut pas «l’homme qui inventa le Front national».
Informateur autant qu’intoxicateur, vendeur de renseignements et cristallisant les haines, Duprat est victime, le 18 mars 1978 près du Havre, d’un attentat alors qu’il se rend à son collège de Caudebec (Seine-Maritime). Sa Citroën GS explose en rase campagne sous l’effet d’une bombe télécommandée composée d’un kilo de mélinite. Sa femme Laurence, qui conduisait, est grièvement blessée. Lui est déchiqueté sur le coup. Son adresse personnelle venait d’être publiée quelques mois plus tôt dans Dossier Néonazisme (Ramsay, 1977) de Dominique Yvan Calzi, alias Patrice Chairoff, avec une préface de Beate Klarsfeld, la femme du beau Serge. Deux jours après l’attentat Duprat avait rendez-vous avec son éditeur afin de lui remettre la version finale d’un manuscrit portant sur le financement des partis politiques. On ne saura jamais qui a fait le coup.
Membre du bureau politique du FN, Duprat a eu l’idée du slogan «Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop». Cette idée va devenir le point cardinal du FN, quand bien même, depuis sa virée dans les colonies, l’assimilationniste Le Pen ne partage guère cette ligne; au début, il estime d’ailleurs que le thème n’est pas porteur. En 1991, lorsque le Menhir s’engagera contre la guerre états-unienne en Irak au nom du slogan « Nationalistes de tous les pays, unissez-vous!», ce sera en écho aux analyses de Duprat ; mais dans l’immédiat celui-ci n’a nullement imposé son antisionisme au parti, pas davantage que l’admiration qu’il porte aux pays arabes. Appréciant l’intelligence de Duprat, Le Pen reconnaît qu’il était «assez éloigné de son monde» et qu’une partie de sa vie était «obscure». Si celui-ci l’a convaincu de mener sa propagande autour de «l’immigration sauvage», selon l’expression de l’époque, il ne lui a point fourni de slogan ni de manuel théorique contre Israël. À l’instar des rares antisionistes du Front qui se tenaient tranquilles sur la question, se contentant de diffuser leurs idées hérétiques par le biais de leurs propres revues comme Militant, Duprat, homme de l’ombre, avait opté pour la stratégie trotskiste et demandé à sa petite troupe, les Groupes nationalistes-révolutionnaires (GNR), nantis d’une dizaine de militants, de pratiquer l’entrisme au sein du FN. La mort de Duprat entraîna le départ du FN de la tendance nationaliste-révolutionnaire.
C’est Jean-Pierre Stirbois, dirigeant de l’Union solidariste, connue prioritairement pour son action anticommuniste, qui prit la relève de Duprat, avec ses amis Michel Collinot et l’ancien mercenaire Jean-Claude Nourry. Nommé secrétaire général du FN en juin 1981, favorable à Israël, celui que certains surnommaient «Stirbaum» en chassa les derniers radicaux. Pour Mark Fredriksen, fondateur de la Fédération d’action nationale et européenne (FANE), «Stirbois est juif» (Libération, 8 septembre 1980.) Dans le mensuel de son groupe, Notre Europe, (avril 1980) le militant d’extrême droite Michel Faci déclarait : « Monsieur Le Pen, il n’y aura plus de fascistes pour défiler avec vous dans les manifestations sionistes».
Quant à Pierre Bousquet, il sera poussé vers la sortie; l’un de ses cama- rades, Pierre Pauty, patron de la revue Militant, se dira « écœuré par les manigances talmudiques » de Stirbois et accusa à cette occasion Le Pen d’être « un agent des sionistes».
Quel est l’esprit de Le Pen à cette époque vis-à-vis d’Israël? Il ne s’est guère exprimé en public sur le sujet, peut-être pour ne pas courroucer une partie des antisionistes qui l’avaient rejoints, comme Duprat dont il appréciait le travail de fond. Mais en 1987, dans National Hebdo n°166, François Brigneau, l’homme qui l’a fait roi, le décrit selon ses souvenirs: «Jean-Marie Le Pen a eu beaucoup d’amis juifs et d’amies juives. Il en a toujours, je pense. Un de ses plus vieux et plus proches lieutenants est mariée à une Israélite. Leurs relations ne furent pas perturbées pour autant. Par nationalisme profond, par tendresse pour le paysan-soldat, parce qu’il est habité par un puissant sentiment de la patrie charnelle, Jean-Marie Le Pen fut sensible à la grande aventure sioniste. Il fut pro-israélien. Un antisémite de tradition ou de rencontre se serait-il mis en congé de l’Assemblée pour s’en aller à Suez en 1956 combattre les Arabes et aider les Israéliens (qui d’ailleurs n’en avaient nul besoin)? (...) Il serait juste de s’en souvenir. Dans tous les mouvements politiques que Le Pen a crées et animés, Front national des Combattants, Comité Tixier-Vignancour, Front national, les juifs français étaient admis comme les autres. La question juive n’était jamais évoquée. J’ajouterai que certains adhérents ne cachaient pas leur philosémitisme (...) Pour Le Pen, les Français de tradition juive qui privilégient l’intérêt français ne posent aucun problème. Ils font partie à part entière, sans équivoque ni discrimination, sans restriction ni statut particulier, de la communauté nationale.»
Les amis juifs de Le Pen, dont parle Brigneau, lui sont en effet fidèles, et la réciproque est vraie. Lorsqu’en 1976 l’appartement du Menhir fait l’objet d’un attentat, un ami d’enfance dont j’ai parlé plus haut, le juif sioniste Gérard Silvain, lui propose de l’héberger, une offre que celui-ci déclina toutefois.
«Nous nous voyions souvent, déclare Silvain. Quand mon fils est né, j’ai immédiatement reçu un télégramme de félicitations. Puis il l’a vu grandir. Il me disait parfois: “J’aurais voulu un fils comme le tien.” Il a assisté aussi au mariage de ma belle-sœur (la tête coiffée d’une kippa, bien entendu). Et puis il est venu à la fête. Il a adoré la musique, l’ambiance... Il a été porté sur une chaise, comme un vrai Juif. Lorsqu’il est devenu riche, après l’héritage Lambert, il m’a invité sur son bateau, au large de La Trinité, avec Olivier de Kersauson... J’allais aussi aux fêtes organisées à Saint-Cloud par Pierrette. J’ai retrouvé là-bas quelques coreligionnaires».
Sur la question d’Israël, Gérard Silvain propose en 1977 à Le Pen de «jouer les missi dominici pour un voyage en Israël. À l’époque j’avais quelques contacts politiques... notamment avec le bureau de Meïr Kahane, le rabbin d’extrême droite, qui n’était pas encore ostracisé par l’ensemble de la classe politique du pays. Son secrétaire, un certain Perez, était prêt à orga- niser une série de rencontres avec les leaders de droite, y compris des députes du Likoud – qui auraient joué le jeu bien sûr. Le Pen était d’accord. Mais pas son entourage (...) Deuxième épisode (....) je lui ai suggéré de dire claire- ment, à la télévision, qu’il n’était pas antisémite. “Interviewé par Paul Amar, son ami Le Pen le confesse bien volontiers”» , conclut Olivier Guland.
Le bandeau que porte alors Le Pen sur son œil gauche (perdu en 1965) comme un défi à la bourgeoisie n’est pas sans rappeler celui du général Moshe Dayan. Il est souvent perçu comme tel, et Le Pen se garde de nier son inspiration: «Ça ne m’ennuyait pas, j’étais en bonne compagnie», confie-t-il à Jean Marcilly, citant d’autres célébrités portant le fameux cache-œil qu’il affectionne.
*
Au début des années quatre-vingt, la communauté juive de France vit une fois de plus dans la phobie de l’antisémitisme. Le 3 octobre 1980 une bombe placée dans les sacoches d’une moto explose devant la synagogue de la rue Copernic, dans le XVIe arrondissement de Paris. Bilan: quatre morts et 46 blessés. L’émotion est immense: 200 000 manifestants défilent en solidarité entre Nation et République. La réaction du Premier ministre Raymond Barre est maladroite; il se dit «plein d’indignation à l’égard de cet attentat odieux qui voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents». Est-ce à dire que les «Israélites» ne sont pas des « Français innocents » ? Le méchef contribue, six mois plus tard, à orienter le vote juif contre le président sortant Giscard d’Estaing – lequel a par mégarde oublié de se rendre en Israël durant son septennat.
La police cherche aussitôt, vieux réflexe, du côté de l’extrême droite. Jean- Yves Pellay, responsable du service d’ordre de la FANE, revendique l’attentat ; il se révèle n’être qu’un vil provocateur sioniste infiltré dans le mouvement et préfère tout avouer car il est à présent l’objet de la vindicte de ses frères (Le Quotidien de Paris et Le Matin, 28 novembre 1980). Le commissaire Jean- Pierre Pochon (Les Stores rouges, au cœur de l’infiltration d’Action directe, Éditions des Équateurs, 2008) expliquera plus tard comment le nouveau pouvoir socialiste, arrivé aux affaires le 10 mai 1981, a fait pression sur les services pour que la piste de l’extrême droite soit privilégiée au détriment de l’hypothèse proche-orientale.
N’importe. Dès le début des investigations, Le Pen (RLP hebdo, 8 octobre 1980) dénonce cet «attentat antisémite». Dans sa lunette de visée, il discerne la « main du KGB ». Ses affiches de campagne portent sur le thème : «La peine de mort pour tous les terroristes». Il apporte sans ambiguïté son soutien aux victimes juives.
Aux législatives de juin 1981 le Front national n’obtient que 0,18 % des suffrages exprimés, mais en mars 1982, lors des élections cantonales, ses résultats sont en progression dans certaines circonscriptions (12,62 % à Dreux-Ouest, Eure-et-Loir).
Le 9 août 1982, un attentat (grenade et coups de feu tirés dans la foule) survient cette fois dans le célèbre restaurant tenu par Jo Goldenberg, rue de Rosiers à Paris, au cœur du quartier juif du Marais. Le commando fait six morts et 22 blessés. Le président François Mitterrand se déplace sur les lieux. Sur son ordre, le capitaine Barril et des membres du GIGN procèdent à Vincennes à l’arrestation d’Irlandais censés appartenir à l’IRA et présumés auteurs de la tuerie. Des explosifs sont retrouvés dans leur appartement. On apprend finalement que ce sont les hommes de Barril qui les ont eux-mêmes déposés. L’affaire tourne en scandale national. Cette fois, on n’accuse pas l’extrême droite et le FN profite, comme tous les partis de l’opposition, de cette cacade socialo-communiste.
L’année 1983 est marquée par l’ascension du FN. En mars, Le Pen, candidat aux municipales dans le XXe arrondissement de Paris, réalise le score de 11, 3% face au radical valoisien Didier Bariani. Il est élu conseiller d’arrondissement. En septembre, à la municipale partielle à Dreux, Jean-Pierre Stirbois, secrétaire général du parti, obtient 16,7%, meilleur score jamais obtenu par un candidat FN. Il fusionne au second tour avec la liste de droite de Jean Hieaux (Rassemblement pour la République, RPR) et contribue à l’élection de ce dernier. Stirbois devient marie-adjoint, en charge de la sécurité.
Contre la gauche qui tachycarde à la vue d’une telle alliance, Jean-Claude Gaudin de l’Union pour la démocratie françaisde (UDF) et François Léotard du Parti républicain manifestent leur ferveur. Même le chatouilleux Raymond Aron regimbe et se refuse, dans L’Express du 16 septembre 1983, à « prendre au sérieux la menace fasciste brandie par la gauche» et proclame: «La seule internationale de style fasciste dans les années 1980, elle est rouge et non pas brune». Seule Simone Veil a recommandé l’abstention.
Dans le Quotidien de Paris du 29 octobre 1983, Jean-Marie Le Pen, avec un sens aigu du subliminal, rédige une tribune intitulée «Extrême droite et étoile jaune ». Il condamne avec fermeté l’étiquette d’« extrême droite » accolée à son mouvement: «L’extrême droite est une notion floue, imprécise, équivoque, d’usage plus polémique que scientifique. On s’en sert comme d’une arme dans un combat où les mots tuent parfois plus sûrement que les balles. Cousue comme une tunique de Nessus sur leurs adversaires, elle est à leurs yeux ce qu’était l’étoile jaune pour les nazis, un signe d’infamie, un repère pour les chasses aux sorcières». L’opération de charme est enclenchée.
En décembre, Le Pen poursuit sur sa lancée. Il joue les trouble-fête en réalisant 12% lors d’une élection législative partielle à Auray (Morbihan), avec comme suppléant surprise Yann Cadoret, ancien motard paraplégique. Il recueille 53% des voix à La Trinité-sur-Mer : Le Pen devient prophète en son pays !
En février 1984, au Grand Jury-RTL-Le Monde, Raymond Barre fait montre de nuance à son égard. Subtil, ayant en vue la présidentielle de 1988, l’ancien Premier ministre ne tient pas à participer à la curée: «Il a été député sous la IVe République... Ce qui m’intéresse, ce sont ses électeurs, parce qu’ils sont exaspérés». Une cajolerie par ci, un appel du pied par là; Le Pen divise l’opposition, mais a le vent en poupe et reste courtisé.
Trois mois avant les européennes, on annonce que le Menhir est invité pour la première fois dans l’émission-phare de François-Henri de Virieu, «L’Heure de Vérité». Dès 1982, Le Pen avait écrit à François Mitterrand, lorsque celui-ci avait lancé son appel «à l’unité nationale». Il lui avait fait remarquer que le scrutin majoritaire écartait le FN de toutes les assemblées; il se plaignait d’être privé du droit d’expression, contrairement aux autres formations politiques. Ce furent les prémices d’un échange épistolier nourri entre les deux hommes. Le 13 février 1984, le Président lui écrivit une lettre, acheminée au domicile de son correspondant par porteur spécial, où il lui déclarait: «Il revient désormais à la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle d’assurer en France l’indépendance du service public et de veiller à l’accomplissement des missions que la loi lui confie (...) Parce que c’est mon devoir, je rappellerai à tous et en toute circonstance, comme je l’ai déjà fait, la nécessité de reconnaître les droits de chaque formation politique, notamment son droit d’expression et de représentation.»
Le feu vert étant donné, Le Pen pouvait être convié chez François-Henri de Virieu, dans l’émission politique la plus populaire de France que le marquis dirigeait de main de maître depuis deux ans.
Pour l’extrême gauche, l’invitation est ressentie comme un camouflet. Ses maigres troupes manifestent leur ire devant les studios d’Antenne 2. Mais le reste du pays n’entre pas en transe. Le Français moyen attend de voir. Quant à la communauté juive, elle reste elle aussi dans l’expectative. Son a priori n’est pas spécialement défavorable.
Pour la tenue de l’émission, Tribune juive a consacré un dossier spécial au Menhir. Dans le n° 808 du 10 au 16 février 1984, le directeur de la rédaction, le rabbin Jacquot Grunewald postule que la montée de Le Pen est due aux «carences de l’ancienne majorité», qui «n’a su éviter que se pose en France un problème incontestablement préoccupant des émigrés maghrébins». Il précise sa pensée jusqu’à écrire, en des termes pesés au trébuchet : « L’émergence du phénomène Le Pen concerne-t-elle les Juifs de façon spécifique? S’il s’agit d’antisémitisme disons tout de go que nous n’avons pas connaissance de propos antisémites qu’on puisse attribuer au chef de Front national. Lui-même affirme qu’il n’est pas antisémite et comme notre vocation n’est pas de sonder les reins et le cœurs, nous ne formulerons aucune accusation en ce sens. À l’égard d’Israël, M. Le Pen tient un langage plutôt flatteur, si bien que nous ne saurions non plus le taxer de la variante antisioniste.»
Si l’on sait lire, il s’agit là d’un blanc-seing donné au président du FN par l’un des plus illustres responsables des juifs de France. Un blanc-seing provisoire, peut-être, assorti de réserves ; mais un blanc-seing malgré tout. Et cela compte.
Ce numéro historique de Tribune juive, qui fait figurer Le Pen en couverture, comprend un entretien d’Edwin Eytan avec le chef du FN. Se plaignant du fait que Le Pen soit mal entouré, Eytan lui administre néanmoins un certificat de bonne conduite: «Dans l’épais dossier de coupures de presse et de citations dont je me suis armé (...), je n’ai pas pu trouver la moindre remarque qui puisse lui être attribuée et qui aurait une connotation antisémite.»
Flatté d’être reçu à l’examen, Le Pen lui répond avec une semblable courtoisie : « Quant à moi, je n’ai jamais ressenti le moindre sentiment antisémite, si par antisémitisme on entend vouloir persécuter ou nuire à un Juif, ou même établir des distinctions entre diverses catégories de Français. En revanche, je ne peux admettre, car là je suis coupable, qu’on soit taxé d’antisémite si on n’aime pas la peinture de Chagall, si on désapprouve la politique de Mendès France et on est opposé aux lois de Mme Veil sur l’avortement. »
Le discussion se déplace sur l’État juif. Les élections européennes vont se tenir en juin; celles-ci, remarque complaisamment Eytan, «contrarient les plans de voyage de Le Pen, qui comptait se rendre à un congrès d’anciens parachutistes qui se tient en Israël au même moment». Le Pen enfonce le clou : « J’étais décidé à y assister et même à participer au saut inaugural avec des collègues israéliens.» Qu’on se le dise!
Eytan poursuit avec la même bienveillance: «Il suit d’assez près la poli- tique israélienne, est un admirateur du gouvernement actuel [le Premier ministre israélien est alors Yitzhak Shamir, du droitiste Likoud] et connaît d’une manière surprenante l’histoire du pays.» Le Pen boit du petit lait.
Quid des anciens collabos dont il est entouré? «Les anciens officiers SS, pour être franc, je m’en fous », dit le Menhir, impavide. « Les quelques survivants sont d’âge canonique. Ce ne sont pas les SS qui menacent l’Europe mais bien les missiles SS 20 pointés sur nous, je crois que le débat est là (...) Je n’aime pas piétiner mes anciens adversaires quand ils sont à terre.»
La déclaration est peu amène pour les anciens engagés de la Waffen – mais elle est radicale. De son côté, de toute évidence, Eytan est conquis par le président du FN. Le charme du Trinitain a joué. Sa capacité de s’adapter à son auditoire est légendaire. Et puis au fond, même s’il passe la brosse à reluire à la communauté, ce qu’il déclare à Tribune juive ce jour-là ressemble aux propos qu’il tient depuis toujours.
Ce 13 février, alors, Le Pen se retrouve sur le plateau d’Antenne 2, face à François-Henri de Virieu, Alain Duhamel, Albert du Roy et Jean-Louis Servan- Schreiber, PDG du groupe Expansion. C’est la première grande émission à laquelle il participe en trente ans de vie politique. Il avouera qu’il a le trac, c’est rare.
La première question du standard SVP porte sur le «cas Barbie», l’ancien chef de la Gestapo de Lyon retrouvé en Bolivie et expulsé vers la France un an plus tôt. Le Pen répond du tac au tac: «Le fascisme, la racisme, l’antisé- mitisme, tout cela c’est ce qui m’est en général reproché par la presse communiste et celle qui lui est directement liée. Cela fait partie de la désinformation à laquelle le communisme est en quelque sorte habitué. (...) Le cas Barbie ne m’intéresse pas plus qu’il n’intéresse tous les autres Français et je voudrais dire à cette occasion combien je suis scandalisé, en ce qui me concerne, de voir qu’à la télévision dans des émissions, où je ne suis pas présent d’ailleurs, mon nom ou ma photographie sont très souvent associés à des défilés de l’armée allemande ou à la photo d’Hitler (...) Je dis que cela est scandaleux (...)».
Jean-Louis Servan-Schreiber l’interroge sur une phrase d’Alain Renault, secrétaire général du FN de 1978 à 1980, qui a écrit en septembre 1980 dans le journal Militant à propos d’un attentat antisémite survenu à Anvers, en Belgique, qu’il s’agissait «d’une grenade jetée distraitement par un Palestinien sur un groupe d’adolescents juifs, progéniture en balade des diamantaires». Serein, déterminé à ne pas froisser la communauté juive, Le Pen «condamne cette déclaration tant dans son fond que dans sa forme.» Au reste, il « considère les juifs comme des citoyens comme les autres » ; pas plus, mais pas moins.
L’émission ressemble à un match de boxe à quatre contre un. Les journalistes ne font pas de cadeau à leur invité ; leurs questions sont insidieuses avec des coups bas inattendus. Mais Le Pen s’en tire haut la main et retourne le débat en sa faveur. L’émission remporte un franc succès. Dans son livre Les Français d’abord (Michel Lafon, 1984), le Menhir se montre satisfait de son intervention qui, écrit-il, «m’a suffi pour déposer le masque à la fois monstrueux et carnavalesque que mes adversaires de tous bords m’avaient si généreusement appliqué, escomptant me tenir dans un hors-jeu politique irréversible. Raté.»
Questionné par Antenne 2, Bernard Pons (RPR) déclare : « Nous reconnaissons l’existence du Front national depuis longtemps. Mais c’est un phénomène marginal.» Pour lui, les voix de Le Pen proviennent des mécontents. L’heure n’est pas (pas encore) à l’anathème.
Du côté sioniste non plus. Circonspection, attentisme. Et même, douce tentative de rapprochement. Le n°117 de Perspectives France-Israël de mai-juin 1984, publié par l’Alliance France-Israël dont le président est Claude Giraud, ancien sénateur de Paris et vice-président de la LICRA, ouvre ses colonnes à Le Pen, au même titre qu’aux deux autres principaux candidats aux européennes, Simone Veil (UDF-RPR) et Lionel Jospin (PS). Le geste s’apparente a minima à une reconnaissance de l’importance politique nouvelle que vient d’acquérir le Menhir.
Les réponses de Le Pen à Perspectives nous renseignent sur l’état d’esprit qui l’anime: «J’attache la plus grande importance aux accords bilatéraux conclus entre la Communauté économique européenne et Israël et soutiens leur développement. Je suis opposé au boycott arabe envers Israël. Je rappelle qu’il a été organisé par les États arabes sous influence soviétique et qu’en le combattant nous aidons Israël et nous encourageons les États arabes modé- rés à résister au terrorisme intellectuel et physique animé par l’Organisation de libération de la Palestine et l’Union soviétique (...). Les accords de Camp David étaient une bonne base de négociation. L’assassinat du Président Sadate, celui de Bachir Gemayel, le renoncement des États-Unis à rétablir la souveraineté du gouvernement légitime au Liban au lendemain de l’opéra- tion Paix en Galilée [une opération qui avait abouti à la destruction du corps d’occupation syrien et à l’évacuation de Beyrouth-Ouest par les forces de l’OLP] ont gravement compromis les chances d’un rétablissement progressif de la paix au Proche-Orient. (...) Dans le but de m’informer, j’ai l’intention, si je suis élu, de me rendre en Israël avec une délégation de mon Groupe afin d’y rencontrer les plus hautes autorités de l’État (...). À l’exemple des fils d’Israël, le Français que je suis pense qu’il n’existe pas de bonheur sans liberté et pas de liberté sans courage.»
Un voyage officiel en Israël, pourquoi pas? Riche idée! Tous les hommes politiques s’y soumettent, comme jadis les jeunes aristocrates accomplissaient le Grand Tour (Junkerfahrt); et ceux qui négligent l’excursion, comme cette tête en l’air de Giscard d’Estaing, se retrouvent Gros-Jean comme devant. La tentation est grande d’imiter les premiers, avisés et astucieux, et de laisser les autres barboter dans leur cul-de-basse-fosse sondagier. C’est l’occasion de se délester enfin, une bonne fois pour toutes, d’une accusation qui cloue au pilori celui qui en est victime.
Le Pen s’enhardit et lance des œillades à l’adresse de Simone Veil, candidate de la liste unique d’opposition. Le 10 juin 1984, une semaine avant les européennes, il se montre câlin au Grand-Jury RTL-Le Monde: «Je préfère la social-démocratie de Mme Veil au socialisme révolutionnaire de M. Mitterrand». Cette gracieuseté lui vaut le titre d’un article du Monde deux jours plus tard.
Le 17 juin, le FN se présente sous le nom de « Front d’opposition nationale pour une Europe des patries » et réalise son plus gros score lors d’une élection nationale: 10,95% des voix. Un raz-de-marée. Plus de deux millions d’électeurs ont voté pour lui. Sur Antenne 2, Albert du Roy, fébrile, parle du « choc Le Pen » : « Est-ce que l’opposition doit durcir son discours ?... Est-ce qu’il faut s’allier ou ne pas s’allier avec Jean-Marie Le Pen ? C’est le problème qui, dans les mois qui viennent, pour les cantonales, sénatoriales et législatives se posera au RPR et à l’UDF».
L’avancée sans précédent de Le Pen est un séisme politique qui tend en effet à placer la question de l’alliance au cœur de l’actualité pendant de longs mois.
La tactique de Le Pen s’est révélée payante. Le FN a obtenu dix élus. Et pas n’importe lesquels. Quand on scrute leurs biographies, certains d’entre eux ont une qualité particulière: celle de ne point déplaire outrément aux hiérarques de la communauté juive.
Positionné sur la liste juste derrière le Menhir, on trouve ainsi Michel de Camaret. Ce diplomate qui fut conseiller politique auprès de l’OTAN a servi, on l’a vu au début de l’ouvrage, dans les commandos parachutistes durant la Seconde Guerre mondiale. Il est l’intime du général de Bénouville, l’homme- lige de Marcel Dassault (né Bloch, devenu Bloch-Dassault en 1946, puis Dassault en 1949), pour qui il a dirigé des journaux et administré diverses entreprises. Selon les journalistes de Libération Bresson et Lionet, le capitaine d’industrie aurait mis 500 000 francs sur la table pour faire figurer son poulain sur la liste du FN.
Avant d’être directeur de cabinet de Le Pen et élu européen à ses côtés, Jean-Marie Le Chevallier, quant à lui, a été, de 1975 à 1976, directeur de cabinet de Jacques Dominati, secrétaire d’État aux Rapatriés; c’est même ce dernier qui l’a présenté à Le Pen. Or Dominati fait partie du comité d’honneur de l’Alliance France-Israël; élu lors d’une législative partielle en janvier 1982, il s’est envolé dès le mois suivant en Israël pour aller « manifester une fois de plus sa reconnaissance à ceux qui, dans les IIe et IIIe arrondissements de Paris, lui ont apporté de leur soutien» (Henry Coston, Dictionnaire de la politique française, tome 4).
Un autre élu d’envergure est Olivier d’Ormesson, cousin de l’écrivain et académicien français Jean d’Ormesson. Fils et petit-fils de diplomate, il est maire, député et sénateur. En 1979 il a été élu aux européennes au titre de CNI sur la liste UDF de Simone Veil. En cinquième position sur la liste de Le Pen, d’Ormesson est un grand adepte de l’État juif: après son élection, il s’inscrit sans perdre une minute à la délégation pour les relations avec Israël du Parlement européen.
On découvre aussi sur la liste FN, en position non éligible, un ancien membre de l’Irgoun de Menahem Begin, Robert Hemmerdinger, dont j’aurai à parler plus tard.
Le 18 juin, sur Antenne 2, Simone Veil fait porter la responsabilité du score exceptionnel du FN sur le PS : « Ce parti se gonfle de gens qui ne sont pas des extrémistes, mais qui en ont ras-le-bol.» Alain Juppé marmonne: «Ses électeurs ont voulu donner une leçon au PS.» Une semaine plus tard François Léotard s’exprime sur France Inter en vue des législatives: «Il y a chez M. Le Pen des gens qui n’ont jamais fraudé sur le plan électoral. Il y a des gens qui ont des convictions qui sont souvent très proches des nôtres. Donc, je dis tout simplement qu’au cas par cas nous jugerons selon l’ampleur du risque que font peser les communistes et les socialistes sur la démocratie des Français. »
Pour d’aucuns, la possibilité existe de nouer des alliances locales avec le FN. Certes, tout le monde n’est pas de cet avis. Ainsi, comme Le Nouvel Observateur qui fulmine contre «le poison Le Pen», Jacques Chirac n’est guère séduit: «Nous rejetons toute négociation avec Le Pen», affirme-t-il sèchement. Toutefois le débat fait rage: alliance? Pas d’alliance? Au niveau local? National? Chacun y va de son point de vue.
Le 23 juin 1984, pris d’une frénésie atlantiste, Le Pen proclame: «Mon modèle, c’est Reagan » (Le Figaro-Magazine, 23 juin 1984). On le sait, Ronald Reagan a été subjugué par un groupe d’intellectuels néo-conservateurs principalement juifs, collaborateurs de la revue Commentary (organe de presse de l’American Jewish Committee), qui ont renforcé l’engagement de l’ancien acteur de cinéma pour la « sécurité d’Israël ». Pendant la campagne présidentielle de 1980 Reagan a laissé peu de doute sur ses opinions pro-israéliennes. Il a dénoncé l’OLP comme une organisation terroriste et décrit l’État juif comme un «atout stratégique» et une «force de stabilisation». Une fois dans le bureau ovale, il a nommé plusieurs de ces néoconservateurs d’origine juive (Elliot Abrams, Richard Pipes, Eugene Rostow, Michael Ledeen, Max Kampelman, Richard Perle) à des postes importants dans son administration. Pendant son premier mandat, il est devenu le premier Président américain à autoriser la signature d’un «accord de coopération stratégique» entre les États-Unis et Israël, visant à contrecarrer l’influence soviétique au Proche- Orient. Tout au long des années Reagan les États-Unis ont accru leur aide financière à Israël de façon constante, atteignant un niveau sans précédent.
Fin juin, à Paris, le «Reagan français» participe à une grande manifestation rassemblant environ deux millions de personnes contre la loi Savary et «pour l’école libre». Y défilent Simone Veil, Jacques Chirac, Michel Debré, Raymond Barre. Les différents cortèges se rejoignent place de la Bastille. Si la présence du Menhir ne fait pas l’unanimité, aucun heurt n’est à noter.
Le 1er juillet Le Pen est invité à «Sept sur Sept» sur TF1, dont les présentateurs sont Jean-Louis Burgat et Érik Gilbert:
– Vous vous sentez plus proche de qui au Moyen-Orient, la Syrie ou Israël ?
Le Pen : Je me sens bien sûr plus proche d’Israël, puisqu’Israël est dans le camp du monde libre et que la Syrie est un allié de l’Union soviétique et un de ses instruments d’hégémonie.
Depuis quatre ans, Le Pen a donné des gages de bonne volonté aux juifs de France. Il n’a point commis de faux pas; nulle rodomontade inconsidérée ni de blague douteuse et tonitruante ne l’a discrédité. La communauté ne s’est fendue d’aucune vespérie à son encontre. Critique, elle ne l’a guère poussé dans ses derniers retranchements ; elle paraît lui donner sa chance. Le dialogue reste ouvert. Sur le papier.
Pourtant, les représentants de la communauté ne vont pas réagir comme Le Pen l’espérait...
Paul-Éric BLANRUE