La pensée d'Étienne de La Boétie (1530-1583) naît d’un scandale : pourquoi les hommes obéissent-ils ? Comment se fait-il qu’un seul homme, le tyran, puisse tenir sous sa domination des milliers, des millions d’êtres humains ? C’est cette énigme morale et politique qu’il affronte dans son Discours de la servitude volontaire, écrit alors qu’il n’a pas vingt ans, et qui demeure, cinq siècles plus tard, un cri d’étonnement et de révolte. « C’est le peuple qui se rend esclave et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être libre ou d’être serf, rejette la liberté et prend le joug. »
Pour La Boétie, la servitude ne vient pas seulement de la force ; elle vient du consentement. Le tyran ne tient pas par la contrainte seule, mais par la soumission volontaire des sujets. « Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. » Cette phrase, d’une simplicité foudroyante, résume toute sa philosophie. Le pouvoir du tyran repose sur une illusion : celle que l’obéissance est nécessaire. Dès que les hommes refusent de servir, le pouvoir s’effondre de lui-même, car il n’a pas d’autre fondement que leur obéissance.
La Boétie observe que l’habitude joue un rôle décisif dans cette servitude. On ne naît pas esclave, mais on le devient par accoutumance. « Les hommes naissent bien plutôt libres et égaux ; mais la servitude les forme et les façonne. » Avec le temps, la domination cesse d’être perçue comme une injustice ; elle devient une seconde nature. L’homme, habitué à obéir, en vient à aimer ses chaînes. Cette idée, vertigineuse, fera écho des siècles plus tard chez Tocqueville, Nietzsche ou Orwell.
Mais d’où vient cette habitude d’obéir ? La Boétie la rattache à une stratégie du pouvoir : le tyran distribue des faveurs, corrompt les âmes, entretient la dépendance. « Le tyran asservit les uns par le plaisir qu’ils prennent sous sa domination, les autres par la crainte qu’il leur inspire. » Il ne gouverne pas seul : il tisse une hiérarchie d’intérêts, une pyramide de servitudes. « Cinq ou six tiennent le tyran, six cents tiennent ceux-là, et des milliers tiennent les six cents. » Ainsi, le despotisme se propage par le bas : chaque petit tyran, à son échelle, trouve un profit à sa servitude.
Ce système d’obéissance emboîtée, La Boétie le décrit comme une corruption morale plus que politique. La tyrannie ne réside pas seulement dans le tyran, mais dans le cœur des hommes qui aiment leur maître, qui flattent le pouvoir, qui recherchent les honneurs et les faveurs. « Ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, et ces quatre ou cinq en ont sous eux autant, qui font d’eux ce que les tyrans font du peuple. » Il y a, au fond, dans la servitude volontaire, une chaîne d’intérêts et de lâchetés.
La Boétie ne croit pas à la violence pour renverser le tyran : il suffit d’un refus pacifique, d’un désengagement collectif. Le peuple n’a qu’à cesser d’obéir. C’est une philosophie de la désobéissance civile avant la lettre, que reprendront Thoreau, Gandhi et Martin Luther King. La liberté n’est pas un droit octroyé, mais une décision intérieure. « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. » Cette résolution, simple mais exigeante, suppose un courage moral, une conversion de l’âme.
Pour La Boétie, la source de la servitude réside dans la perte du goût de la liberté. L’homme libre, dit-il, se suffit à lui-même ; l’esclave cherche à plaire. « Les gens asservis perdent tout à la fois la vigueur, le courage et la liberté. » L’habitude de la dépendance rend les hommes incapables de concevoir la liberté. C’est pourquoi le tyran veille à infantiliser ses sujets : il les distrait par des jeux, des spectacles, des fêtes, les abreuve de plaisirs pour mieux les détourner de leur condition. « Les peuples se laissent mener, séduits par les jeux et les festins. » La Boétie anticipe ici les analyses modernes du divertissement politique, de la propagande et de la consommation comme instruments de docilité.
Il ne condamne pas seulement le tyran, mais la complicité collective qui le soutient. L’esclavage politique, selon lui, n’est jamais purement subi : il est voulu. « Ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran, mais toujours quatre ou cinq hommes qui le soutiennent, et ces quatre ou cinq en ont six cents, qui les suivent pour leur profit. » Ainsi, le mal politique repose sur un réseau de bénéfices privés, une chaîne d’intérêt qui transforme la servitude en carrière.
Le ton du Discours n’est pas celui d’un théoricien, mais d’un moraliste. La Boétie s’adresse moins aux institutions qu’aux consciences. Il exhorte à la dignité, à la fierté, à la lucidité. La liberté, dit-il, ne se conquiert pas, elle se retrouve. Elle est naturelle, inscrite dans l’homme, mais elle se perd par oubli. « La nature nous a tous faits de même forme et, semble-t-il, selon un même moule, afin de nous reconnaître tous pour frères. » Dans ces lignes, La Boétie fait résonner une foi humaniste : la servitude est contre-nature, la liberté est notre état originel.
Le Discours n’est pas une théorie du contrat social ; c’est une méditation sur la corruption du cœur humain. Là où Hobbes justifiera plus tard l’obéissance par la peur du chaos, La Boétie voit dans cette peur une maladie morale. L’homme préfère la sécurité à la dignité, le repos à la liberté. « Ils ne désirent pas la liberté, mais seulement des miettes de la servitude. » En cela, il est l’un des premiers critiques du conformisme de masse.
Sa pensée est également une réflexion sur le langage et la mémoire. Le tyran impose sa domination aussi par les mots : il réécrit l’histoire, il façonne les symboles, il s’arroge le monopole de la vérité. Pour résister, il faut retrouver la parole libre, celle qui réveille les consciences. « C’est chose étrange que voir tant d’hommes, tant de villages, tant de villes, tant de nations se soumettre à un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent. » Par le langage, La Boétie rend visible l’absurde : il dénude la tyrannie, il la dissout par l’évidence de la raison.
Ce qui fait la force du Discours, c’est son intemporalité. Il ne parle pas d’un tyran particulier, mais de la tyrannie comme tentation universelle. Chaque époque a ses chaînes : l'État, la bureaucratie, le parti unique, la publicité, la surveillance numérique... Mais la racine du mal demeure la même : le renoncement volontaire. « Le peuple se forge lui-même ses liens ; il se fait geôlier de lui-même. »
La Boétie ne propose pas une politique, mais une éthique. Il invite à la responsabilité individuelle, à la clarté morale, à la désobéissance intérieure. La liberté, pour lui, n’est pas un bien extérieur, mais une vertu de l’âme. Elle ne s’impose pas par la force, elle s’éveille par la conscience. C’est en cela que son message demeure révolutionnaire : il fonde la résistance non sur la violence, mais sur la lucidité.
Dans les dernières lignes de son Discours, La Boétie s’adresse directement à ses contemporains : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Cette phrase, peut-être la plus célèbre de tout le texte, résume son cri : le pouvoir n’est rien sans notre consentement. Le jour où les hommes refuseront d’être esclaves, il n’y aura plus de maîtres.
À travers sa jeunesse fulgurante, La Boétie nous a légué une des plus puissantes intuitions de la philosophie politique : la servitude n’est pas imposée, elle est consentie. Et tant qu’un seul homme gardera la force de dire non, la liberté demeurera possible.