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mardi 14 octobre 2025

Ludwig von Mises, homme de l'Action (praxéologie).


Ludwig von Mises (1881-1973), figure majeure de l’école autrichienne d’économie, a fondé l’une des philosophies les plus rigoureuses du XXᵉ siècle sur l’action humaine : la praxéologie. Ce terme, qu’il reprend du grec praxis (action), désigne la science de l’action humaine en tant que telle, c’est-à-dire l’étude des comportements intentionnels des individus cherchant à atteindre des fins par des moyens. Pour Mises, toute activité humaine repose sur un postulat simple et indépassable : l’homme agit. De cette évidence première découle tout un édifice logique et cohérent, une théorie complète de l’économie, de la société et de la liberté.


La praxéologie est d’abord une science a priori, non expérimentale. Mises s’oppose radicalement à la vision positiviste qui veut réduire les sciences sociales aux méthodes des sciences naturelles. Selon lui, les lois économiques ne sont pas découvertes par l’observation, mais déduites logiquement de la nature même de l’action humaine. Quand un individu agit, il le fait toujours dans le but de remplacer un état de choses moins satisfaisant par un autre jugé préférable. Cette structure universelle — fins, moyens, choix, rareté — est vraie pour tout être humain, quelle que soit sa culture ou son époque. Elle constitue la base de la praxéologie, de laquelle découlent toutes les lois de l’économie.


Dans son œuvre maîtresse, Human Action (1949), Mises montre que l’économie n’est pas une science des chiffres, mais une science de la logique de l’action. Les modèles statistiques ne révèlent que des régularités passées, jamais des lois universelles. Ce que l’économiste doit comprendre, c’est la signification des choix humains dans un contexte de rareté et d’incertitude. Ainsi, l’économie est une branche de la praxéologie, et non l’inverse. L’économie politique n’est rien d’autre que la théorie des actions humaines échangées sur le marché.


Mises rejette la prétention des planificateurs à pouvoir organiser scientifiquement la société. Dans son célèbre argument contre le socialisme (1920), il démontre que sans propriété privée des moyens de production, il n’y a pas de prix de marché, et donc aucune possibilité rationnelle de calcul économique. Sans prix, on ne peut savoir quelle ressource doit être utilisée, où et comment. Le socialisme, selon Mises, n’est pas seulement inefficace : il est intellectuellement impossible. C’est une négation de la rationalité humaine. L’économie planifiée abolit les conditions mêmes de l’action rationnelle.


À l’opposé, le marché libre est pour lui un processus d’ajustement dynamique entre des individus agissant dans l’ignorance partielle, mais coordonnés par le système des prix. Le marché n’est pas une machine, c’est un organisme vivant de coopération sociale. Loin d’être anarchique, il est le seul ordre capable de traduire la multiplicité des besoins et des savoirs individuels en une harmonie globale. Mises montre que le marché n’a rien à voir avec la jungle : il est la civilisation elle-même, c’est-à-dire l’ensemble des échanges pacifiques entre individus libres.


La praxéologie fonde aussi la philosophie libérale de Mises. Si chaque homme agit pour atteindre ses propres fins, aucune autorité ne peut prétendre savoir mieux que lui ce qui le rend heureux. La liberté est donc la condition de la rationalité humaine. Contraindre l’individu, c’est nier sa nature d’être agissant. Le libéralisme, chez Mises, n’est pas une idéologie parmi d’autres : c’est la conséquence éthique de la logique de l’action. Un système de liberté n’est pas seulement moralement souhaitable, il est aussi le seul compatible avec les lois de la praxéologie.


Mises ne fonde pas cette liberté sur une métaphysique, mais sur une logique. L’homme, parce qu’il agit, choisit nécessairement. Et parce qu’il choisit, il doit pouvoir disposer de ses moyens. De là découle la propriété privée. Toute atteinte à la propriété — par la coercition, la taxation excessive ou la réglementation — fausse le calcul économique et empêche l’action rationnelle. C’est pourquoi Mises critique non seulement le socialisme, mais aussi l’interventionnisme et le keynésianisme, qu’il juge incohérents et destructeurs à long terme. Chaque intervention de l’État engendre des déséquilibres qui appellent d’autres interventions, dans une spirale menant à la servitude.


Son approche ne se limite pas à l’économie : la praxéologie est une philosophie anthropologique complète. L’homme, pour Mises, est un être d’action, non un simple animal biologique. Il agit selon des motivations subjectives, mais dans un monde objectif de contraintes et de raretés. La valeur n’existe pas dans les choses, mais dans les jugements humains. L’économie autrichienne, issue de cette philosophie, repose donc sur le subjectivisme méthodologique : ce ne sont pas les objets qui ont de la valeur, mais les préférences des individus. Ce principe explique le prix, le profit, le risque, la monnaie, et même la culture.


Mises rejette le relativisme moral et le déterminisme historique. Il croit à la raison, à la liberté et à la responsabilité. L’histoire, dit-il, n’est pas écrite d’avance ; elle dépend des idées que les hommes se font d’eux-mêmes et de la société. La civilisation progresse par la diffusion des bonnes idées, notamment celles de la liberté. Le combat pour le libéralisme n’est pas économique, mais intellectuel et moral. Le rôle du penseur est de défendre la rationalité contre les illusions de la coercition.


La praxéologie est ainsi une épistémologie de la liberté. Elle affirme que la connaissance des lois de l’action humaine doit servir à préserver les conditions de l’action. L’État, en violant ces conditions, détruit la rationalité sociale. Le libéralisme est donc une forme de réalisme. Il ne repose pas sur une utopie, mais sur la compréhension exacte de la nature humaine. Pour Mises, vouloir abolir la propriété ou les inégalités, c’est vouloir abolir l’homme lui-même.


Cette rigueur logique a souvent valu à Mises la réputation de dogmatique. Pourtant, sa pensée est profondément humaniste. Il ne voit pas dans le marché une idole, mais un mécanisme de paix. Là où la force règne, la guerre naît ; là où le marché fonctionne, les échanges remplacent les armes. Le commerce, dit-il, est la forme la plus civilisée de coopération. Il substitue la persuasion à la contrainte.


L’influence de Mises dépasse l’économie : sa praxéologie a inspiré la philosophie politique de son élève Friedrich Hayek, mais aussi celle de Murray Rothbard, qui en a tiré une théorie libertarienne complète. Chez Mises, la liberté n’est pas un droit naturel abstrait, mais une nécessité logique et pratique. Sans liberté, pas d’action ; sans action, pas de société.


Dans sa vieillesse, Mises avertit que la décadence de l’Occident vient de l’oubli de ces vérités. Les peuples, séduits par les promesses du collectivisme, renoncent à la responsabilité et à la raison. La praxéologie devient alors une arme contre l’irrationalité politique. Elle rappelle que toute action a un coût, que toute contrainte détruit de la connaissance, que toute utopie a un prix humain.


En définitive, la philosophie de Mises est une défense intégrale de l’homme en tant qu’être agissant et pensant. Elle unit la rigueur logique à la foi dans la raison, la science à la liberté, la méthode à la morale. Elle affirme que la vérité économique est inséparable de la vérité humaine. Comprendre la praxéologie, c’est comprendre que la liberté n’est pas seulement un idéal : c’est la condition même de l’existence rationnelle.