Anne Robert Jacques Turgot (1727-1791), ministre réformateur de Louis XVI et esprit majeur du XVIIIe siècle, a laissé une empreinte décisive dans la naissance de la pensée économique moderne. Il voyait dans l’économie une science morale, fondée sur la liberté, la raison et l’ordre naturel.
Dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), il écrit : « La nature ne fait rien en vain ; les besoins des hommes les poussent à se rendre utiles les uns aux autres. » Pour Turgot, la liberté économique n’est pas un privilège, mais une loi de la nature : chaque individu, en cherchant son bien, concourt sans le vouloir à l’harmonie du tout.
La richesse, selon lui, ne réside pas dans la monnaie mais dans la production réelle : « Ce n’est point l’argent qui fait la richesse des nations, mais les productions annuelles de la terre et du travail des hommes. » En cela, il prolonge les physiocrates tout en s’en distinguant. Si la terre demeure à ses yeux la source première de toute valeur, Turgot comprend avant beaucoup que l’industrie et le commerce participent aussi de la création de richesse. Sa pensée annonce ainsi l’économie classique d’Adam Smith, qu’il précède de dix ans. Il perçoit dans la division du travail, la circulation des capitaux et la concurrence les moteurs du progrès.
Dans son Mémoire sur les prêts d’argent (1770), Turgot défend le droit au profit et à l’intérêt : « Prêter de l’argent, c’est livrer à autrui le produit de son travail ; demander un intérêt, c’est réclamer une juste compensation. » Par cette phrase audacieuse, il brise le vieux tabou moral sur l’usure, en affirmant la légitimité du capital comme facteur de production. Le capital, le travail et la terre forment, dans sa vision, les trois piliers de toute économie libre.
Son idéal politique est celui d’un État limité, garant de la justice et de la propriété, mais non gestionnaire. « L’État doit être juste, non pas riche », affirme-t-il dans une lettre à Louis XVI. Il condamne les corporations, les privilèges et le contrôle des prix, y voyant des obstacles au dynamisme social : « Les privilèges sont des monopoles, et les monopoles sont la ruine du commerce. » Ministre des Finances, il tenta d’appliquer ses idées — en libéralisant le commerce des grains, en supprimant la corvée et en réformant l’impôt — mais il fut renversé par la coalition des privilégiés qui craignaient de perdre leurs avantages.
Turgot croyait dans le progrès de l’humanité, fondé sur la diffusion de la raison et la liberté économique. Dans son Discours sur les progrès successifs de l’esprit humain (1750), il écrit : « Le genre humain, par sa nature, ne peut se replier sur lui-même ; il marche sans cesse vers la lumière. » Pour lui, chaque génération enrichit la suivante, non seulement matériellement mais moralement, grâce à la libre circulation des idées et des biens.
Sa pensée résume la foi du XVIIIe siècle dans l’ordre naturel : si l’on laisse agir les lois de la nature et de la liberté, la société s’élève d’elle-même vers le bien commun. Turgot fut ainsi l’un des premiers à formuler le principe que Smith appellera plus tard « la main invisible ». Mais chez lui, cette main est aussi celle de la Providence : l’ordre économique n’est pas seulement spontané, il est moral.
Philosophe du travail et de la liberté, Turgot unissait l’économie et la justice dans une même vision humaniste. Il voyait dans la liberté des échanges non pas un jeu d’égoïsmes, mais « l’exercice harmonieux des intérêts légitimes ». Ses idées, trop en avance pour son temps, lui valurent sa chute ; mais elles ouvrirent la voie à tout le libéralisme classique. Par sa confiance dans la nature humaine et dans l’équilibre spontané des sociétés libres, Turgot reste l’un des plus purs défenseurs de cette vérité simple et exigeante : que « la liberté est la première richesse des peuples ».