Le suffrage universel est conservateur.
Nous n'avons jamais songé
à supprimer le suffrage universel. On peut dire que le suffrage universel doit élire une représentation et non un gouvernement, sans vouloir supprimer ce suffrage, et en
voulant tout le contraire.
Car ce suffrage, entre bien des vertus
ou bien des vices, possède une propriété fondamentale, inhérente à son être même : le suffrage
universel est conservateur.
Les théoriciens plébiscitaires n'ont
pas tort de comparer le suffrage universel à la « masse » des physiciens. Il est a peu près aussi « inerte »
qu'elle. Leur tort est de mal appliquer cette vérité, et de considérer un suffrage inerte soit comme le
moyen de créer le Souverain, soit comme un ressort d'opposition et de révolution. Leur
erreur sur le premier point est évidente. Sur le second, il suffit de songer
qu'il faut un prestige bien fort, une popularité bien puissante pour émouvoir,
pour ébranler un pesant amas de volontés qui ne concordent que dans l'idée d'un
profond repos. L'appel au peuple peut être un utile et puissant levier dans les
périodes de trouble, quand le gouvernement hésite et incline de lui même à la
mort. Il ne vaut pas grande chose dans les autres cas. Il ne vaut rien contre
un parti bien constitué, fort, uni, résolu à exploiter la nation jusqu'à l'os.
Hors les heures critiques, et tant
qu'il paraît subsister un ordre matériel quelconque, le suffrage universel
conserve tout ce qui existe, tout ce qui tend à exister. Il est conservateur de
ce qui dispose de la puissance, de ce qui paraît bénéficier du succès :
radical, si le gouvernement tend au radicalisme ; socialiste, si le
socialisme paraît dominer le gouvernement.
La foule acquiesce, suit, approuve ce
qui s'est fait en haut et par dessus sa tête. Il faut des mécontentements
inouïs pour briser son murmure d'approbation. La foule ressemble à la masse :
inerte comme elle. Ses violences des jours d'émeute sont encore des phénomènes d'inertie
; elle suit la ligne du moindre effort ; il est moins dur de suivre des
penchants honteux ou féroces que de leur résister par réflexion et volonté. La
faculté de réagir, très inégalement distribuée, n'arrive à sa plénitude que
dans un petit nombre d'êtres choisis, seuls capables de concevoir et
d'accomplir autre chose que ce qui est.
Le nombre dit amen, le suffrage
universel est conservateur.
Charles Maurras, Mes idées politiques,
1937.