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lundi 27 octobre 2025

Isabel Paterson : une théologie de la liberté.



Publié en 1943, The God of the Machine d’Isabel Paterson (1886-1951) est un texte fondateur du libertarianisme américain, un essai visionnaire où économie, philosophie et théologie s’unissent dans une même défense du génie individuel. Paterson, journaliste et romancière canadienne naturalisée américaine, y développe une métaphysique de la liberté qui influencera profondément Ayn Rand et Rose Wilder Lane, les deux autres grandes figures du « trio libertarien » des années 1940.

Le titre du livre, provocateur, ne désigne pas une idolâtrie technicienne, mais une métaphore du monde comme système d’énergie morale. Dieu est la source première de cette énergie, la « Machine » en est l’ordre rationnel de la création, un univers structuré, dynamique, où l’homme libre est le seul conducteur digne de ce moteur divin. L’État, au contraire, apparaît comme un parasite, un court-circuit moral qui détourne l’énergie des individus pour nourrir la contrainte et la dépendance.

Paterson compare la société à un réseau énergétique : la liberté en est le courant vital, et les institutions coercitives sont les résistances qui l’étouffent. Ce qui donne la puissance à une civilisation n’est pas la richesse brute ni la force militaire, mais la capacité de laisser circuler sans entraves les forces créatrices des individus. « La liberté, écrit-elle, est la seule condition où l’énergie spirituelle peut produire des résultats matériels. »

Son christianisme est particulier : dénué de dogmatisme, mais habité par la conviction que l’ordre du monde procède d’une intelligence morale. La Providence, chez elle, n’impose pas, elle offre les lois de la raison. L’homme n’est pas sauvé par la grâce seule, mais par son usage correct de la liberté donnée par Dieu. Paterson y voit une continuité entre l’économie et la théologie, l’un comme l’autre fonctionnent selon des principes immuables de causalité, de responsabilité et de respect de l’ordre naturel.

Le Dieu de la machine s’attaque frontalement au collectivisme, accusé de violer la loi spirituelle du monde en subordonnant la conscience individuelle à la foule. Paterson y voit la racine du mal moderne : la substitution du commandement politique à la création libre. À ses yeux, l’État-providence est une forme de péché structurel, non par manque de compassion, mais parce qu’il nie la dignité de l’homme comme cause efficiente de sa propre vie.

Sa prose, énergique et tranchante, mêle l’ironie journalistique à la rigueur métaphysique. Elle évoque un Dieu ingénieur de l’univers, qui a bâti la réalité selon une loi précise de circulation des forces, et dont les hommes doivent respecter le plan s’ils veulent que la « Machine » fonctionne. Quand l’homme se prend pour le moteur, le système s’effondre.

Ce n’est pas un traité de théologie, mais une théologie implicite de la liberté. Paterson soutient que le progrès ne vient jamais de la planification, mais de l’invention et de la responsabilité personnelle. À ce titre, elle rejoint les intuitions de Tocqueville et d’Adam Smith, mais avec une verve mystique qui lui est propre : elle parle du marché comme d’un organisme vivant traversé par le souffle divin de la raison.

Le livre fut d’abord ignoré, puis redécouvert comme l’une des pierres angulaires du mouvement libertarien américain. Pour Ayn Rand, Paterson fut une « mystique de la raison » ; pour d’autres, une hérétique qui avait tenté de concilier Dieu et le capitalisme. Quoi qu’il en soit, The God of the Machine reste une œuvre unique : ni traité d’économie, ni manifeste religieux, mais un hymne à l’ordre moral du monde, celui où la liberté humaine, loin d’être un accident, est la manifestation la plus haute de l’intelligence divine.