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lundi 27 octobre 2025

Dostoïevski raconte le drame spirituel de l’athéisme.



Chez Dostoïevski, l’athéisme n’est pas une simple opinion, ni même une erreur intellectuelle. C’est une blessure, un drame, un vertige. Il ne s’agit pas de démontrer Dieu contre les athées, mais de montrer ce qui arrive à l’homme lorsqu’il veut être Dieu à la place de Dieu.

Son œuvre entière, des Carnets du sous-sol aux Frères Karamazov, explore cette tentation : la liberté absolue, la révolte de la créature contre son Créateur, la volonté de se sauver seul.

L’athée, pour Dostoïevski, n’est pas un vilain méchant : c’est un homme tragique. Il a soif d’absolu mais refuse l’Absolu. Il veut la vérité sans la source de la vérité, la justice sans le Juge, l’amour sans la grâce. C’est pourquoi il écrit dans ses carnets : « L’athéisme n’est pas un péché, mais une douleur de l’âme. » Le nihiliste moderne n’a pas tué Dieu pour se réjouir, mais pour ne plus souffrir, et il découvre que la souffrance redouble.

Dans Les Frères Karamazov, Ivan incarne ce vertige. Il ne nie pas Dieu par raison, mais par compassion : il refuse un monde où les enfants souffrent. Mais son refus, parce qu’il se coupe de la source du bien, tourne à la démence. Il déclare : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Cette phrase n’est pas un défi, c’est une constatation glaciale, qui signifie que sans transcendance, toute morale devient convention, tout crime devient logique.

Dostoïevski voit dans l’athéisme le symptôme de la maladie du siècle, le culte de la liberté absolue. L’homme veut s’affranchir de toute limite, mais ce faisant il perd la forme même de sa nature. « L’homme s’est pris pour Dieu, et n’ayant pu supporter ce fardeau, il s’est détruit » : le monde moderne croit s’émanciper, il se dissout. Il voulait la lumière de la raison ; il tombe dans la folie de la déraison.

Dans Les Démons, les révolutionnaires athées rêvent d’un paradis terrestre. Ils ne trouvent que le néant : « Ils ont voulu bâtir le ciel sur la terre, et ils ont fait l’enfer. »

L’athéisme, chez Dostoïevski, n’est donc pas seulement une thèse fausse, c’est une expérience de désagrégation. Quand l’homme perd Dieu, il perd le monde et lui-même. Dieu, loin d’être un concurrent de la liberté, en est la condition. Sans Lui, la liberté devient vide, sans but, sans mesure, elle se retourne en esclavage. La liberté du bien s’efface, ne reste que la liberté du caprice.

Cette vision ne relève pas d’un moralisme pieux. Dostoïevski a connu la tentation de l’athéisme : la prison, la Sibérie, la souffrance l’ont confronté à l’absurde. Il sait ce que signifie regarder un monde sans sens. Mais de cette nuit est née une foi purifiée, où Dieu n’est plus un concept mais une présence dans la douleur. Il écrit : « L’homme sans Dieu ne peut supporter la souffrance ; il faut ou bien croire, ou bien se tuer. » Cette alternative tragique structure toute son œuvre. La foi n’est pas une consolation facile, mais la seule manière de donner sens à la souffrance sans la nier.

L’athée, pour Dostoïevski, croit souvent aimer l’homme plus que Dieu. Mais son amour s’épuise : « L’amour des hommes sans Dieu s’épuise vite, car il n’a pas de racine éternelle. » C’est une observation psychologique autant que théologique qui dit que sans source transcendante, la compassion humaine se transforme en ressentiment ou en violence. Le bien devient calcul, la morale devient politique, la charité devient idéologie. C’est pourquoi Les Démons annonce les totalitarismes à venir. Les athées qui veulent sauver l’humanité finissent par la détruire.

Dostoïevski distingue la foi vivante du moralisme abstrait. La foi chrétienne, pour lui, n’est pas une théorie mais une relation : celle de l’homme avec un Dieu personnel, incarné, crucifié. Le Christ des Frères Karamazov n’est pas un symbole, c’est un visage. L’athée, au contraire, vit sans visage. Il cherche l’absolu dans l’idée pure, et l’idée pure devient inhumaine.

Le mal radical du siècle, écrit-il, n’est pas la haine de Dieu, mais l’oubli d’être créature : « Ils ont cessé de croire, non en Dieu, mais en l’homme créé à l’image de Dieu. » L’athéisme moderne se croit humaniste, mais il détruit la dignité humaine, car il nie la filiation. L’homme n’étant plus fils devient orphelin, et cet orphelin bâtit des systèmes pour se donner un père.

Face à cela, Dostoïevski oppose non pas une théologie d’école, mais une expérience mystique, à savoir : la liberté dans la foi. Croire, c’est consentir à ne pas être Dieu. C’est retrouver la joie d’être dépendant d’un amour infini. Sa vision est profondément christocentrique car le seul lieu où Dieu et l’homme se réconcilient, c’est la croix.

Dostoïevski ne combat pas l’athéisme par des syllogismes, mais par des personnages : Ivan, Kirilov, Stavroguine, Raskolnikov… Chacun est une parabole de la liberté coupée de sa source. Kirilov veut prouver qu’il est Dieu et se tue. Raskolnikov tue pour affirmer sa supériorité et trouve la grâce dans la souffrance. Le chemin du salut passe toujours par l’humilité et le pardon.

L’enfer, dit Dostoïevski, n’est pas un lieu, mais un état : « L’enfer, c’est la souffrance de ne plus pouvoir aimer. » C’est l’état de l’âme séparée de Dieu, enfermée dans son propre égoïsme, incapable de se donner. La foi, au contraire, rend à l’homme sa capacité d’aimer, et donc d’exister vraiment.

La grande question de Dostoïevski n’est pas : « Dieu existe-t-il ? », mais : « L’homme peut-il vivre sans Dieu ? » Sa réponse est claire : non. Sans Dieu, la vie devient une contradiction, la liberté devient désespoir, la raison devient délire. La foi n’est pas une opinion, mais une respiration. Elle est ce qui empêche l’homme de se dévorer lui-même.

Dans ses dernières années, Dostoïevski voyait l’Europe sombrer dans le matérialisme et le socialisme athée. Il y lisait une catastrophe spirituelle : « Ils ont voulu libérer l’homme de Dieu, ils l’ont enchaîné à la matière. » Pour lui, seule une renaissance chrétienne pouvait sauver l’humanité. Non par le pouvoir, mais par la compassion, par la sainteté.

Ainsi, son christianisme est à la fois mystique, tragique et réaliste. Il n’exalte pas la vertu mais la rédemption. La sainteté, chez Dostoïevski, n’est pas pureté, mais pardon. La foi, loin d’être certitude, est une lutte : il faut croire malgré la nuit.

Dostoïevski ne réfute pas l’athéisme, il en montre les conséquences existentielles. Il ne prouve pas Dieu, il le fait sentir. Chez lui, l’homme sans Dieu n’est pas libre, mais perdu, et l’homme croyant n’est pas soumis, mais sauvé. Le christianisme n’est pas pour lui un refuge moral, mais la seule réponse au vertige de l’abîme : « Croire en Dieu, c’est comprendre que tout est déjà racheté. »