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jeudi 21 août 2025

« Jésus et les témoins oculaires : les Évangiles comme témoignages de première main » (Richard Bauckham).




Le livre de Richard Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony, publié en 2006, remet en question la tendance dominante de la critique formelle du Nouveau Testament qui a minimisé le rôle des témoins oculaires dans la formation des Évangiles. J'ai moi-même, jadis, donné dans cette tendance et c'était une erreur, comme je l'ai déjà signalé dans un précédent article paru sur ce blog.

Bauckham soutient que les Évangiles sont directement et étroitement liés aux témoignages des témoins oculaires des événements de la vie de Jésus, et que ces témoins sont restés des sources accessibles et des garants autoritaires de la tradition tout au long de la période de transmission orale, jusqu'à la rédaction des Évangiles.

L'auteur critique la thèse, popularisée par la critique formelle (notamment Rudolf Bultmann), selon laquelle la tradition évangélique était transmise de manière anonyme et fluide au sein des communautés chrétiennes, perdant ainsi tout lien direct avec des individus spécifiques. Bauckham s'appuie sur des critiques antérieures de cette position, notamment celles de Vincent Taylor et Martin Hengel, qui insistaient sur le "lien personnel de la tradition de Jésus avec des transmetteurs particuliers".

Un des piliers de l'argumentation de Bauckham est l'analyse des fragments de Papias de Hiérapolis, évêque du début du IIe siècle, dont l'œuvre majeure, Exposition des Logia du Seigneur, est perdue. Papias exprimait une préférence pour "une voix vivante et permanente" (zoes phones kai menouses) par rapport aux informations contenues dans les livres. Bauckham interprète cela non pas comme une opposition générale aux livres, mais comme une adhésion aux meilleures pratiques historiographiques de l'Antiquité, qui privilégiaient l'accès direct aux témoins oculaires. Papias cherchait à interroger ceux qui avaient été en contact avec les anciens, y compris les apôtres et d'autres disciples du Seigneur pour s'assurer de la vérité de ce qu'ils avaient dit ou disaient encore.

Concernant l'Évangile de Marc, Papias affirmait que Marc, en tant qu'"interprète" (hermeneutēs) de Pierre, a "écrit avec précision autant de choses que [Pierre] se souvenait — bien que sans ordre (ou mentoi taxei)" de ce que le Seigneur avait dit ou fait.

Marc n'avait pas connu Jésus directement, mais avait été le compagnon de Pierre. Le travail de Marc est dépeint comme une reproduction fidèle des "chreiai" (anecdotes) de Pierre, des récits courts qui pouvaient contenir des actions et des paroles de Jésus. Pour Papias, ce manque d'ordre dénotait que l'Évangile de Marc ressemblait davantage à des "notes" préparatoires qu'à une œuvre historiographique achevée, qui exigeait une composition artistique.
Quant à Matthieu, Papias indiquait que celui-ci "a mis les logia dans un arrangement ordonné (sunetaxato) en langue hébraïque". Bauckham suggère que la critique de Papias sur le manque d'ordre de Marc et Matthieu était influencée par sa haute estime pour l'Évangile de Jean, qu'il considérait comme plus conforme aux standards historiographiques grâce à sa précision chronologique et sa narration continue.

Bauckham soutient que la tradition de Jésus était transmise par des individus identifiés, qui en étaient les garants :
- La mémorisation jouait un rôle crucial dans l'Antiquité. Les enseignements de Jésus étaient probablement formulés de manière à être facilement mémorisables (aphorismes, paraboles concises), et ses disciples étaient censés les apprendre délibérément. Les "cahiers de notes" (hypomnēmata), souvent utilisés par les historiens de l'Antiquité, servaient d'aides à la mémoire pour la transmission orale.
- Le modèle de "tradition orale contrôlée informelle" de Kenneth Bailey, basé sur les pratiques villageoises du Moyen-Orient, est utilisé comme analogie. Ce modèle suggère que des "récitants qualifiés" (les anciens, et spécifiquement les témoins oculaires) assuraient la stabilité de la tradition au sein de la communauté.
- L'inclusion de noms spécifiques dans les récits évangéliques (ex: Jaïre) est interprétée comme une preuve de témoignages oculaires individuels, racontés par les personnes elles-mêmes ou par ceux qui les connaissaient. Ces détails, bien que parfois superflus narrativement, sont des survivances de la mémoire des témoins.

L'Évangile de Jean se distingue en affirmant explicitement être l'œuvre d'un témoin oculaire, le "Disciple que Jésus aimait" (Jean 21:24). Bauckham réfute l'idée, répandue dans la critique moderne, que le verbe grec graphein ("écrire") dans Jean 21:24 signifierait que le Disciple bien-aimé a seulement "fait écrire" l'Évangile de manière indirecte, n'ayant qu'une "responsabilité spirituelle" l'ayant inspiré. Il soutient que graphein signifie une écriture directe, potentiellement par dictée à un scribe, une pratique courante chez les auteurs anciens.

Il met en évidence l'idiome johannique du "nous du témoignage faisant autorité" (ex: Jean 21:24, 1 Jean 1:1-5, 3 Jean 12), où l'auteur, bien que singulier, utilise le "nous" pluriel pour conférer une autorité solennelle à son témoignage. Ce "nous" est distinct d'un simple "nous" associatif.

Le "Disciple que Jésus aimait" est présenté comme un témoin principal et un auteur, dont le témoignage, bien que humblement présenté, est destiné à avoir une signification supérieure. Le récit est construit de manière à révéler progressivement son rôle, notamment par une conclusion en deux étapes (Jean 20:30-31 et 21:24-25) qui met en lumière sa fonction d'auteur et de témoin.

L'argument en faveur de l'authenticité de cette revendication d'auteur réside dans le choix d'un personnage relativement obscur (le Disciple bien-aimé n'est pas l'un des Douze connus) ; un auteur pseudépigraphique aurait plus probablement choisi une figure apostolique plus reconnue.

Bauckham replace le témoignage oculaire dans le contexte plus large de la méthode historique. Contrairement à une vision réductrice de l'histoire qui verrait le témoignage oculaire comme une "matière première brute" à "raffiner", il s'appuie sur la pensée de Paul Ricoeur, pour qui le témoignage est une phase fondamentale et continue du travail de l'historien. Les Évangiles sont des formes de "témoignage" qui visent à transmettre la signification et la vérité d'événements singuliers et d'une importance absolue. Même s'ils incluent une certaine interprétation (comme toute mémoire autobiographique), cette interprétation ne compromet pas leur authenticité, mais reflète la compréhension des témoins.

Bref, Richard Bauckham prouve ici que les Évangiles ne sont pas le produit de traditions orales anonymes et incontrôlées, mais qu'ils sont le fruit d'un processus de transmission où les témoins oculaires ont joué un rôle actif et autoritaire, modelant et garantissant la fidélité des récits à travers des mécanismes de mémorisation et, plus tard, d'écriture.

Paul-Éric Blanrue.