Ouvrage fondamental. Écrit par Vladimir Lossky et Léonide Ouspensky cet ouvrage invite le lecteur occidental à une compréhension profonde de l'art de l'icône, au-delà d'un simple intérêt esthétique ou d'un exotisme superficiel. Publié pour la première fois au début des années 1950, il a révélé le patrimoine orthodoxe russe au monde.
Selon les auteurs, l'icône est une traduction en image de la connaissance théologique et spirituelle, dont les formes sont conditionnées par la sagesse théologique et spirituelle de l'Église orthodoxe, et qui relève d'une démarche contemplative.
Le fondement dogmatique de l'icône
Au cœur de la tradition iconographique se trouve l'Incarnation même de Dieu, un enseignement du VIIe Concile Œcuménique. Dieu s'est fait homme pour la joie et la déification de l'homme. L'icône rend cela perceptible chez les saints. Nier l'icône du Christ revient à nier la vérité et l'authenticité de Son incarnation et donc toute l'Économie divine. L'icône est considérée comme inséparable du christianisme, car elle révèle non seulement le Verbe de Dieu, mais aussi l'Image de Dieu. Les Pères du VIIe Concile Œcuménique affirment que la tradition de faire des images a existé dès le temps de la prédication apostolique. Le rôle du peintre d'icône est comparé à celui du prêtre, voué au service d'une réalité plus haute et exigeant ferveur et ascèse spirituelle.
La Tradition et les "traditions"
Vladimir Lossky distingue la Tradition (avec un grand T) comme la vie de l'Esprit Saint dans l'Église, la faculté de recevoir la Vérité, des "traditions" (au pluriel) qui sont les diverses expressions de cette Vérité – actes des conciles, écrits des Pères, liturgie, iconographie, coutumes dévotionnelles. La Tradition n'est pas un contenu révélé, mais la lumière qui le révèle, le souffle vivant qui fait entendre la parole et son silence. Elle est le mode unique de recevoir la Révélation. Ainsi, l'iconographie est l'une des "traditions" qui reçoit son sens plénier et sa cohérence dans la Tradition de l'Esprit Saint. Les icônes du Christ, par exemple, sont rapprochées des Saintes Écritures et reçoivent la même vénération, car l'iconographie montre en couleurs ce que la parole annonce dans les lettres écrites.
La technique de l'icône : un art sacré et spécifique
La peinture d'icônes, utilisant la tempera à l'œuf, est un processus complexe et traditionnel. Les planches de bois (tilleul, peuplier) sont préparées avec des traverses, une cavité pour un cadre naturel, des sillons, un tissu fin (pavoloka), puis plusieurs couches de levkas (enduit de craie).
Le dessin est ensuite tracé, puis ses contours souvent gravés à la pointe fine (graphia) pour maintenir la composition à travers les couches de peinture. La peinture se fait par étapes, en appliquant des tons de base, puis en construisant le modelé avec des couches transparentes (plav') allant du foncé au plus clair, notamment pour les visages. Cette progression de l'ombre vers la lumière remonte au portrait hellénistique.
L'or est essentiel, utilisé pour les fonds, les nimbes et les hachures dorées (assiste) sur les drapés, qui soulignent la lumière divine. Une fois sèche, l'icône est recouverte d'olifa (huile de lin cuite), qui protège les couleurs et leur confère transparence, profondeur et un ton doré unifiant l'ensemble. La peinture à l'huile est généralement évitée, jugée inapte à traduire l'ascèse et la richesse spirituelle de l'icône.
La création d'une icône n'est pas un acte individuel mais ecclésiastique. L'iconographe ne signe jamais son œuvre, et sa liberté réside dans la soumission à la Vérité révélée et à la Tradition. Le canon iconographique n'est pas une limite extérieure, mais une nécessité intérieure, une norme constructive qui guide le peintre vers la liberté spirituelle.
Le langage et le symbolisme des icônes
L'icône ne vise pas à créer l'illusion, mais à être une image visiblement distincte de son prototype. Elle ne reproduit pas la chair corruptible, mais la chair transfigurée, éclairée par la Lumière divine.
• Le nimbe symbolise la lumière intérieure et l'illumination du saint.
• L'absence d'ombres indique qu'il n'y en a pas dans le Royaume de Dieu, le fond de l'icône étant lui-même appelé "lumière".
• Les proportions du corps et les traits du visage (nez mince, petite bouche, grands yeux) sont conventionnels et traduisent un état de sens "affinés", un visage éternel et glorifié, non le visage quotidien et charnel.
• L'architecture est souvent a-logique ou disproportionnée pour montrer que l'action représentée se situe en dehors des lois de la logique humaine et de l'existence terrestre.
• La perspective inversée, où le point de fuite est dans le spectateur, vise à retenir le regard et à concentrer l'attention sur la représentation elle-même, l'ouvrant sur une immensité.
Les saints sont généralement représentés de face ou de trois quarts vers le spectateur, soulignant la communion et le fait que l'icône est tournée vers le monde. Le but n'est pas de provoquer des émotions humaines, mais de diriger l'intelligence et les sentiments vers la transfiguration.
L'iconostase : un pont entre deux mondes
L'iconostase est une cloison d'icônes qui sépare le sanctuaire (monde divin) de la nef (monde humain). Elle symbolise à la fois une limite et un lien, exprimant un état de l'univers où toute séparation est abolie. Son développement, surtout aux XIVe et XVe siècles, a culminé dans l'iconostase classique, couronnement de la sainteté russe.
Une iconostase classique comporte plusieurs rangées:
• Les Portes Royales (au centre de la rangée locale) donnent accès au sanctuaire, figurant l'entrée du Royaume de Dieu, avec les évangélistes et l'Annonciation.
• La Rangée locale (inférieure) est dédiée à la vénération directe des fidèles, avec l'icône du Christ et de la Mère de Dieu, et souvent le saint patron de l'église.
• Le Déisis ou Tchin (rangée du milieu) représente l'accomplissement de l'incarnation divine, avec le Christ Pantocrator entouré de la Mère de Dieu, de saint Jean le Baptiste, d'archanges et d'autres saints, exprimant l'intercession pour le monde.
• La Rangée des fêtes expose les douze grandes fêtes liturgiques et la Résurrection du Christ, étapes de l'action providentielle de Dieu.
• La Rangée des prophètes présente les prophètes de l'Ancien Testament, tenant des phylactères avec leurs prophéties sur l'incarnation divine, centrée par la Vierge du Signe.
• La Rangée des patriarches (supérieure, non présente dans le polyptyque illustré) figure l'Église vétérotestamentaire depuis Adam jusqu'à Moïse.
Exemples d'icônes et de sujets spécifiques
Le livre décrit de nombreux types d'icônes, offrant des exemples précis de leur iconographie et de leur signification :
• Le Sauveur Acheiropoïète (Non fait de main d'homme) : Représente le visage du Christ imprimé sur un tissu, témoignant directement de l'incarnation. Les traits sont schématisés, avec de grands yeux dilatés et un regard attentif et attristé, un nimbe crucifère avec les lettres grecques Ο ΩΝ ("Celui qui est").
• Le Christ Pantocrator : Le Souverain universel, assis sur son trône, bénissant de la main droite et tenant un livre ou un parchemin. Il est majestueux mais compatissant. L'icône du Christ en majesté reproduite montre le Sauveur entouré d'une mandorle octogonale, symbole de l'éon futur, et des symboles des évangélistes.
• La Mère de Dieu du Signe : La Vierge Marie en orante, les bras levés, avec le Christ Emmanuel sur sa poitrine, image de la prophétie d'Isaïe. L'exemple reproduit de la fin du XVIe siècle montre la Vierge et l'Emmanuel avec des mandorles.
• La Mère de Dieu Hodigitria (Celle qui montre le chemin) : Un prototype byzantin attribué à saint Luc, où Marie majestueuse tient l'Enfant-Emmanuel sur son bras gauche, pointant vers Lui. Christ bénit et tient un rouleau. L'exemple du XIVe siècle (style macédonien) illustre cette solennité détachée.
• La Mère de Dieu de la Miséricorde (Éléousa / Umilenie) : Très répandue en Russie, elle exprime la tendresse maternelle et la compassion pour le Fils souffrant. Notre-Dame de Vladimir (XVIe siècle russe) et Notre-Dame de Tolga (début XVe siècle russe, Novgorod) sont des variantes célèbres, montrant l'Enfant blotti contre Sa Mère, le regard de Marie empreint d'une profonde tristesse et d'intercession.
• La Nativité du Christ : Met en évidence le rôle central de Marie comme Nouvelle Ève. Christ dans une grotte, entouré du bœuf et de l'âne (prophétie d'Isaïe), anges, bergers et mages (représentant les Juifs et les Gentils). La scène du bain de l'Enfant souligne son humanité, et Joseph est représenté avec le diable, symbole des doutes humains face à l'Incarnation. Les icônes composites du XVIIe siècle accumulent les scènes narratives.
• La Théophanie (Baptême du Seigneur) : Représente le baptême du Christ dans le Jourdain, une manifestation de sa Divinité. Christ est immergé, Jean-Baptiste pose sa main, l'Esprit Saint descend sous forme de colombe. Des figures allégoriques du Jourdain et de la mer (Ps 113-114) peuvent être présentes.
• L'Annonciation : Icône de joie, montrant l'Archange Gabriel dans un mouvement rapide, annonçant la bonne nouvelle à la Vierge Marie. Les regards sont dirigés vers les rayons de l'Esprit Saint, soulignant l'unité d'action entre Dieu et sa créature. L'icône peut accentuer différents moments, du trouble de Marie à son consentement décisif.
• La Résurrection de Lazare : Illustre la préfiguration de la Résurrection du Christ et de toute l'humanité. Le Christ ressuscitant Lazare de son tombeau, entouré de témoins, mettant en avant l'aspect concret du miracle.
• L'Entrée du Christ à Jérusalem : Une scène festive et solennelle, préfigurant Pâques. Le Christ sur un âne, suivi des apôtres et accueilli par une foule, notamment des enfants qui étalent leurs vêtements. Jérusalem est représentée de couleurs lumineuses, comme une image du Royaume de Dieu.
• La Descente du Christ aux Enfers (Anastasis) : Représente l'aspect spirituel de la Résurrection. Le Christ, victorieux, dans une mandorle lumineuse, foule les portes brisées de l'enfer et relève Adam et Ève, entouré des justes de l'Ancien Testament.
• La Sainte Trinité d'André Roublev : Un chef-d'œuvre (début XVe siècle) qui représente trois anges dans un cercle harmonieux, minimalisant les détails historiques pour souligner le sens dogmatique de l'unité et la trinité de Dieu. Les couleurs et les gestes des anges expriment les qualités propres à chaque Personne divine.
• La Descente du Saint-Esprit sur les Apôtres (Pentecôte) : La naissance de l'Église, le baptême par le feu. Les douze apôtres sont assis en arc, recevant des langues de feu du ciel, exprimant l'unité de l'Église dans la diversité des dons de l'Esprit Saint.
Ce merveilleux livre est bien plus qu'un livre d'histoire de l'art; c'est une exploration théologique et spirituelle de l'icône, comprise comme une expression visible de la Révélation divine et un chemin vers la déification de l'homme, enracinée dans la Tradition vivante de l'Église orthodoxe.