BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

jeudi 21 août 2025

« Jésus et les manuscrits : Les leçons que nous livrent les plus anciens textes » (Craig Evans)



Le livre de Craig A. Evans Jesus and the Manuscripts: What We Can Learn from the Oldest Texts (2020) a pour objectif d'initier les lecteurs à la diversité et à la complexité de la littérature ancienne qui prétend enregistrer les paroles et les actions de Jésus. Evans ne traite pas en profondeur la composition, le but ou la théologie des Évangiles canoniques, qui ont déjà été largement étudiés, mais plutôt les manuscrits de ces Évangiles et d'autres textes. La littérature étudiée est diverse, couvrant des langues telles que le grec, le latin, l'hébreu, l'araméen, le syriaque, le copte et l'arabe, et des supports variés comme le papyrus, le parchemin, la céramique et la pierre.

Le livre est structuré pour explorer différents aspects des manuscrits liés à Jésus :

Les plus anciens témoins (chapitre 1) : Evans examine les plus anciens manuscrits grecs des Évangiles. Il mentionne des papyrus importants comme 𝔓45 (début du IIIe siècle, contenant des portions des quatre Évangiles et des Actes, dont Marc 9), 𝔓64 (fin du IIe siècle, Matthieu 26), 𝔓75 (IIIe siècle, Luc et Jean), 𝔓90 (fin du IIe siècle, Jean 18-19), 𝔓110 (fin du IIIe siècle, Matthieu 10), 𝔓137 (fin du IIe ou début du IIIe siècle, Marc 1), 𝔓52 (IIe siècle, Jean 18) et 𝔓66 (début du IIIe siècle, presque tout Jean). Il aborde également les grands codex du IVe et Ve siècles comme le Codex Vaticanus, le Codex Sinaiticus et le Codex Bezae. Evans souligne que la date d'un manuscrit existant ne reflète pas nécessairement la date de la composition originale du texte. Un point clé est que les manuscrits qui ont conservé leur début ou leur fin identifient tous les Évangiles selon l'attribution traditionnelle, par exemple, 𝔓75 et 𝔓66 identifient les Évangiles de Luc et Jean, contredisant l'idée que les Évangiles auraient initialement circulé anonymement.

Le Jésus autographe et la durée de vie des livres anciens (chapitre 2) : Ce chapitre se penche sur la longévité des manuscrits et des autographes. Evans indique que les autographes et les premières copies pouvaient rester en usage pendant un siècle ou plus. Il cite Suétone comme témoin de l'existence de "carnets et papiers" (pugillares libellique) écrits de la "propre main" de l'empereur Néron, montrant des mots effacés ou barrés, preuve qu'il s'agissait d'écrits originaux et non de copies dictées. Contrairement aux manuscrits gnostiques qui montrent une "instabilité significative", les manuscrits du Nouveau Testament sont "considérablement plus stables". Cette stabilité est attribuée à la lecture publique et à la mémorisation des textes. Evans affirme qu'aucune variante significative n'a été trouvée dans les papyrus du Nouveau Testament du IIe et début IIIe siècle, ce qui réfute l'idée d'une rédaction majeure du texte à cette période. Les copistes étaient des scribes professionnels dont la tâche était de reproduire fidèlement, et non de réviser les textes.

Jésus dans les "Évangiles juifs" (chapitre 3) : Evans explique les difficultés liées à l'étude de ces textes, car aucun n'a survécu dans son intégralité, ne subsistant que sous forme de citations ou de gloses. Il suggère que beaucoup d'entre eux, comme les recensions ébionites, dépendaient fortement de l'Évangile de Matthieu. Des œuvres comme le Toledot Yeshu (violente polémique juive anti-chrétienne) reflètent cette tradition.

L'Évangile de Thomas (chapitres 4 et 5) : Evans argumente que l'Évangile de Thomas, bien que populaire, date de la fin du IIe siècle et est dépendant des Évangiles canoniques, réfutant les thèses d'indépendance. Il s'appuie sur des fragments grecs (P.Oxy. 1, 654, 655) et la version copte complète (NHC II,2). Un exemple précis est la ressemblance entre le Logion 99 de Thomas ("Ceux qui font la volonté de mon Père, ceux-là sont mes frères et ma mère") et Luc 8:21, où Thomas suit l'omission et le pluriel de Luc, suggérant une dépendance.

L'Évangile de Pierre (chapitre 6) : Ce texte est considéré comme une élaboration des Évangiles canoniques, en particulier de Matthieu, et est daté de la fin du IIe siècle.

L'Évangile de Judas (chapitre 7) : Découvert dans le Codex Tchacos, cet évangile gnostique a suscité des controverses, notamment en raison de ses interprétations initiales (par Kasser, Meyer et Wurst). Evans note que les traductions initiales comportaient des erreurs significatives affectant la compréhension du rôle de Judas.

• Les "petits textes" (chapitre 10) : Cela inclut des agrapha (paroles de Jésus non trouvées dans les Évangiles canoniques), des amulettes, des fragments et des inscriptions. La valeur de ces textes réside principalement dans la lumière qu'ils jettent sur les communautés qui les ont conservés. Des exemples d'agrapha incluent la parole de Jésus dans certains manuscrits de Luc 9:55-56 : "Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Car le Fils de l'homme n'est pas venu pour détruire les vies des hommes, mais pour les sauver". Justin Martyr cite aussi un agraphon : "Dans toutes les choses où je vous trouverai, en celles-là je vous jugerai" (Dialogue 47.5). Les amulettes intègrent souvent des incipits évangéliques pour leur pouvoir protecteur, comme les débuts de Matthieu ("Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit" ou "Livre de la généalogie de Jésus Christ"), Jean ("Au commencement était la Parole"), Marc ("Commencement de l'évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu") et Luc ("Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit..."). L'Évangile d'Egerton (P.Egerton 2), daté de la fin du IIe ou début du IIIe siècle, est considéré comme une harmonie ou un texte qui puise dans les traditions canoniques. La correspondance entre Abgar et Jésus, un texte largement diffusé et souvent utilisé comme amulette sur les portes et les murs, se retrouve sur des inscriptions en pierre et en céramique, avec une version plus longue de la promesse de Jésus que celle trouvée chez Eusèbe.

Jésus et les débuts du canon (chapitre 11) : Evans explore comment l'usage des Écritures par Jésus lui-même (les livres de Moïse, les Prophètes, les Écrits, avec une préférence pour le Deutéronome, Isaïe et les Psaumes) a influencé la formation du canon chrétien.

Jésus imprimé : Érasme et les débuts du fondamentalisme textuel (chapitre 12) : L'avènement de l'imprimerie a marqué un changement majeur, permettant la production en masse de textes uniformes, contrastant avec la nature unique de chaque manuscrit. Érasme a joué un rôle central avec ses éditions du Nouveau Testament grec (1516 et 1519), initialement destinées à améliorer la traduction latine. Son travail a mené à l'émergence du Textus Receptus, un "texte reçu" qui a servi de base à de nombreuses traductions, comme la King James Bible. Evans explique que, dans l'Antiquité, la transmission orale permettait une certaine flexibilité dans la formulation des récits – expansion ou contraction – pour la clarté, tant que le sens original était préservé. Cela diffère de l'attente moderne d'une reproduction textuelle exacte que le texte imprimé a favorisée.

Evans défend en somme l'idée que les Évangiles sont des témoignages fiables issus de témoins oculaires, s'inscrivant dans la tradition historiographique gréco-romaine. Il critique les approches qui postulent des "communautés" imaginaires derrière les Évangiles, partageant sur ce point les vues de Richard Bauckham.

Paul-Éric Blanrue.