Le livre de Vladimir Lossky, intitulé Essai sur la théologie mystique de l'Église d'Orient (première parution 1944) reste un ouvrage de référence jouissant d'un rayonnement exceptionnel.
Issu d'une série de conférences données à Paris, il a été rédigé directement en français par Lossky, un Russe exilé mais « occidentaliste » convaincu, à la demande de ses amis catholiques, anglicans ou protestants.
Son but était d'exposer l'essentiel de la foi orthodoxe aux intellectuels occidentaux, en révélant ce qui est le plus profond et le plus précieux de cette tradition, sans la figer, mais en laissant à la souveraine liberté de l'Esprit Saint le loisir de la modeler.
Lossky, préoccupé par le drame de l'Église déchirée, œuvrait pour une rencontre fervente entre l'Orient et l'Occident, tout en étant parfois critique envers les positions occidentales qu'il jugeait spéculatives, rationalisantes et essentialistes, notamment sur la pneumatologie et le Filioque.
Le cœur de la thèse de Lossky est que toute théologie est mystique dans la tradition orientale. La théologie ne vise pas une connaissance abstraite de Dieu, mais la préparation de l'homme à l'union avec Lui, la déification (theosis). La mystique est considérée comme la perfection, le sommet de toute théologie. L'expérience personnelle des mystères divins et le dogme affirmé par l'Église sont indissociables. Le dogme doit provoquer une transformation intérieure de l'esprit pour l'ouvrir à l'expérience mystique, plutôt que d'être rendu compatible avec notre entendement.
Lossky développe sa pensée à travers plusieurs concepts clés :
• La théologie apophatique :
C'est la caractéristique fondamentale de la théologie orientale. Elle procède par négations (apophaireseis) pour s'approcher de Dieu, qui est absolument inconnaissable par nature et au-delà de tout ce qui existe. Il ne s'agit pas d'un simple procédé dialectique, mais d'une purification intérieure (katharsis) et d'un renoncement à tout ce qui peut être connu, afin d'atteindre l'union avec l'Inconnaissable dans les ténèbres de l'ignorance absolue (agnosia). Cette voie est illustrée par l'ascension de Moïse sur le Sinaï. Lossky distingue cet apophatisme du néoplatonisme, où Dieu est l'Un connaissable en vertu de sa simplicité. Pour Denys l'Aréopagite (figure majeure de cette tradition), Dieu est inconnaissable par nature, et son « extase » est une sortie de l'être, non une simple réduction à la simplicité. L'apophatisme est une disposition d'esprit qui refuse la formation de concepts sur Dieu, engageant l'homme tout entier dans une quête d'union.
• Dieu-Trinité :
La Trinité est le terme infini auquel aboutit la théologie apophatique. Saint Grégoire de Nazianze, le « chantre de la Sainte Trinité », décrit l'éblouissement devant sa splendeur. Le mystère de la Trinité est antinomique, transcendant notre entendement. La pensée doit osciller entre l'unité et la triade pour atteindre le repos de la « monade trine ». La tradition orientale insiste sur la monarchie du Père comme unique source de la divinité et principe d'unité des trois personnes. Les Pères ont distingué l'ousia (essence commune) des hypostases (personnes particulières), utilisant des termes philosophiques qu'ils ont épurés et transformés par l'apophatisme chrétien. Pour l'Orient, la personne (hypostasis) est ce qui est unique et incomparable, échappant à toute définition rationnelle. Le dogme trinitaire est une « croix de la pensée humaine » et un « saut de la foi ».
• Les énergies incréées :
Lossky aborde la question antinomique de l'accessibilité de la nature inaccessible de Dieu. La solution orthodoxe, formalisée par saint Grégoire Palamas (XIVe siècle) mais présente chez la plupart des Pères grecs, est la distinction réelle entre l'essence de Dieu et ses énergies (ou opérations). L'essence divine est absolument inaccessible et incommunicable, tandis que les énergies sont les forces naturelles et inséparables par lesquelles Dieu procède à l'extérieur, se manifeste, se communique et se donne. La grâce déifiante, la lumière incréée, la gloire de Dieu sont ses énergies, non son essence. Grâce à cette distinction, l'union avec Dieu (déification) est réelle : on participe à la nature divine par ses énergies, devenant « dieux par la grâce » tout en restant créature. Cette doctrine s'oppose à la conception occidentale (thomiste) qui tend à voir les énergies comme des effets créés ou comme l'essence même, rendant impossible la déification réelle.
• L'être créé :
Le monde a été créé ex nihilo, une vérité de foi que la philosophie antique ignorait. La création est un acte libre de la volonté divine, non un débordement naturel. Les idées divines ne sont pas dans l'essence de Dieu, mais dans ses énergies, ayant un caractère dynamique de « volontés » ou logoi créateurs. L'homme est créé pour la déification. La cosmologie patristique est axée sur la vocation de l'homme et son salut. L'homme, créé à l'image de Dieu, est une personne (hypostasis) qui contient la nature, et cette image est indestructible. La ressemblance est la perfection de la nature acquise par la participation à Dieu. Le péché est un état (hexis), une maladie de la volonté, et non une nature.
• L'économie du Fils (christologie) :
L'œuvre du Christ est la rédemption et la réouverture de la voie à la déification. Il franchit la triple barrière de la mort, du péché et de la nature. La kénose (abaissement divin) du Fils est le renoncement à sa propre volonté pour accomplir celle du Père, sans appauvrir sa divinité. Le Christ, nouvel Adam, unifie le créé à l'incréé. La Transfiguration est essentielle pour comprendre l'humanité du Christ dans la tradition orientale : son humanité, déifiée par les énergies divines, resplendit de la lumière divine. L'Église orthodoxe ne pratique pas la « mystique de l'imitation du Christ » présente en Occident, mais une « vie dans le Christ » qui confère les conditions pour acquérir la grâce du Saint-Esprit.
• L'économie du Saint-Esprit (pneumatologie) :
Le Saint-Esprit est « Celui qui remplit tout en toutes choses ». Lossky distingue la procession éternelle de l'Esprit du Père seul de sa mission temporelle par le Fils. Contrairement au Fils, l'Esprit ne manifeste pas sa propre personne, mais reste non révélé, caché, se dissimulant dans son apparition même et s'identifiant aux personnes humaines. Il communique les dons incréés (la grâce) aux personnes humaines sans leur communiquer son hypostase, les rendant « participants de la nature divine ». La Pentecôte est la fin de l'économie divine et le commencement de la vie spirituelle, ouvrant à une richesse infinie à l'intérieur de chaque personne.
• L'Église :
Elle est le corps du Christ (aspect christologique) et la plénitude du Saint-Esprit (aspect pneumatologique). Elle est « catholique » au sens d'unité et multiplicité, reflétant l'ordre de la Sainte Trinité. L'Église est le milieu où s'effectue l'union des personnes avec Dieu. Les sacrements unissent notre nature au Christ. Lossky met en lumière le rôle de Marie, la Mère de Dieu, comme la première hypostase humaine à avoir réalisé la déification parfaite, devenant ainsi le sommet personnel de l'Église.
• La voie de l'union :
La déification est une synergie (coopération) de l'homme avec Dieu. Le but de la vie chrétienne est l'acquisition du Saint-Esprit. La notion de mérite est étrangère à l'Orient, qui affirme la simultanéité de la grâce et de la liberté. La pénitence (metanoia, « changement d'esprit ») est une attitude permanente qui dure toute la vie. Le cœur est le centre de l'être humain, et l'esprit (nous) en est la partie contemplative et siège de la personne. L'hésychasme, pratique ancienne d'oraison intérieure (prière de Jésus), vise la purification du cœur et l'union de l'esprit avec le cœur. Le fruit de l'oraison est l'amour divin, une grâce incréée qui parfait la nature humaine. La gnose (gnosis pneumatikê), ou connaissance spirituelle, est une conscience personnelle des réalités divines.
• La lumière divine :
Dieu est Lumière, une réalité réelle, non une métaphore. L'expérience suprême de la déification est la vision de la lumière incréée, qui n'est pas d'ordre intellectuel ou sensible, mais qui remplit l'homme tout entier. L'exemple de saint Séraphin de Sarov illustre cette expérience consciente et corporelle de la lumière divine, de la paix et de la chaleur intérieure. Contrairement à certaines mystiques occidentales, la « nuit mystique » n'est pas une étape normale de la voie de l'union en Orient, mais un état transitoire ou maladif. La pleine conscience dans la lumière divine est le but, un « festin du Royaume » anticipé ici-bas.
Lossky souligne que la théologie mystique de l'Église d'Orient est une tradition vivante et homogène, où dogme et expérience sont indissociables et orientés vers l'union de l'homme avec le Dieu-Trinité, par la grâce des énergies incréées de l'Esprit Saint.