Dans son livre Le Bon et le Mauvais, Christianisme et politique (1996), Claude Tresmontant, correspondant de l'Institut, commence par une critique des termes "morale" et "éthique", que l'auteur juge malvenus. Ces mots, dérivés du latin mos ou du grec ethos signifiant "coutume" ou "usage", ne capturent pas la profondeur du problème. De nos jours, la morale est souvent perçue par les adolescents comme un ensemble d'interdits arbitraires et tyranniques qui visent à restreindre leur liberté. Les hommes politiques et les journalistes la décrivent comme un ensemble de principes flottant en l'air, sans fondement dans l'expérience, souvent attribués à la tradition judéo-chrétienne et perçus comme arbitraires, à l'image de l'impératif catégorique de Kant. Ce malentendu réside dans l'aspect externe, extrinsèque et arbitraire de cette conception de la morale.
Pour dépasser cette perception arbitraire, Tresmontant propose de revenir à l'expérience objective. Il utilise des exemples concrets pour illustrer l'existence de conditions objectives indépendantes de notre caprice :
• Pour une bonne récolte de blé, il existe des conditions objectives que le paysan connaît.
• Pour avoir un enfant beau, heureux et intelligent, il existe des conditions objectives : ne pas le tuer avant la naissance, une bonne alimentation de la mère, éviter l'alcool et le tabac, une bonne nourriture après la naissance (le lait maternel), parler et sourire à l'enfant dès sa naissance. Un enfant privé de sourire maternel ne serait "pas digne du lit des déesses", selon un poète latin cité.
Ces conditions s'appliquent également au développement de l'humanité dans son ensemble, qui doit éviter de s'autodétruire et de tuer ses propres enfants. Ces conditions objectives sont ce que Maurice Blondel appelle "la normative", un terme que Tresmontant préfère à "morale" ou "éthique". Il affirme que la normative est découvrable d'une manière scientifique et objective par toute personne attentive à l'expérience, qu'elle soit chrétienne ou non, monothéiste ou non. Biologistes, médecins, psychologues, économistes peuvent tous, dans leur domaine, dégager ces normes inscrites dans la réalité objective.
L'expression "par-delà le bien et le mal" de Nietzsche n'a "strictement aucun sens" pour l'auteur. Il y a ce qui est objectivement bon pour le développement de l'homme et ce qui est objectivement mauvais, le détruisant. Il n'y a rien "au-delà du bon et du mauvais", sinon l'horreur.
Le christianisme n'apporte pas une morale spécifique pour réguler les mœurs de l'ancienne humanité animale, car ces normes objectives sont déjà universellement discernables. Son rôle est de fournir une "nouvelle programmation pour créer une Humanité nouvelle", l'humanité réelle que Dieu vise depuis les origines. Cette nouvelle humanité est le but de la Création et sa finalité ultime. C'est une destinée proprement surnaturelle, impliquant une transformation ou "métamorphose" de l'homme, passant de son "stade animal" à la condition d'"Homme nouveau et véritable", comme l'enseigne saint Paul.
Le processus de création, qui auparavant communiquait l'information créatrice aux gènes, change de régime avec l'apparition de l'homme il y a des centaines de milliers d'années. Désormais, l'information créatrice s'adresse à la pensée, à l'intelligence et à la liberté de l'homme, introduisant ainsi un risque d'échec. C'est ce que décrit le texte de Genèse 3, un texte prophétique sur l'avenir de l'humanité.
Concernant le "péché originel", Tresmontant explique que l'expression, attribuée à saint Augustin, désigne l'état dans lequel nous naissons, celui de l'homo sapiens sapiens ou "paléo-anthropos". L'idée chrétienne est que cet être est appelé à une métamorphose pour devenir l'Homme nouveau et véritable. La compréhension du péché originel a évolué : saint Augustin concevait une création achevée au départ, le Christ étant là pour réparer l'état initial. Cependant, la science moderne a montré que l'Univers est en création continue depuis vingt milliards d'années et n'est pas achevé. La fonction du Christ est donc principalement de réaliser la création de l'Homme nouveau. Les anciens théologiens hébreux, utilisant la technique du mâschâl (analogie), ont décrit l'accès de l'homme à la connaissance du bon et du mauvais comme un franchissement du seuil de la connaissance réfléchie, lié au développement du néo-cortex. Cet accès n'est pas un mal, mais une étape nécessaire à l'hominisation, bien qu'elle implique un "risque de mort" pour l'humanité, qui peut s'autodétruire. C'est une "étape redoutable, dangereuse".
Le christianisme est "la science de la nouvelle Création" et va au-delà d'une simple morale. La "normative" (ce qui est bon et mauvais) est fondée dans l'être, inscrite dans la Création, et n'est pas un "diktat arbitraire et extrinsèque".
Tresmontant critique la confusion autour du mot "religion", qui est devenu un fourre-tout englobant des "visions du monde" et des "métaphysiques diverses". Il souligne que le monothéisme hébreu s'est construit en opposition aux religions environnantes (Égypte, Sumer, Chanaan, Hellénisme, Rome) qui pratiquaient des cultes comme les sacrifices d'enfants. L'expression "se débarrasser de la religion pour se libérer de la morale" est donc trompeuse. Une morale laïque est "parfaitement possible" si elle consent à analyser l'expérience de l'homme et de l'humanité. Les conditions objectives de survie et de développement de l'humanité sont discernables par la raison et l'expérience, indépendamment de la religion. La "nature humaine" est l'ensemble des connaissances positives acquises par les sciences expérimentales sur l'anatomie, la physiologie, la biochimie et la neurophysiologie propres à l'homme. L'affirmation que "l'existence précède l'essence" n'a "aucun sens".
Les chrétiens ont toujours cru que les païens normalement constitués pouvaient distinguer le bon et le mauvais pour l'homme par leur intelligence et l'expérience. Ce que les païens ne peuvent pas découvrir sans la Révélation, c'est la finalité surnaturelle de la Création. L'intelligence humaine peut connaître le passé et le présent de l'Univers, mais pas son avenir ni sa finalité ultime, qui est prophétique.
Le livre critique la "catastrophe kantienne". Kant postule que la métaphysique est une pure déduction a priori par concepts, ignorant l'expérience. Il suppose que la nature est "non informée", un "chaos originel" que le sujet transcendantal ordonne. Or, la science moderne montre que l'Univers est fait de "lumière et d'information" et que le "chaos originel" est une fiction. L'analyse métaphysique s'enrichit des découvertes des sciences expérimentales.
De même, la loi morale kantienne est un "factum de la Raison pure", totalement a priori et indépendante de l'expérience. Pour Kant, la Loi précède l'être, et le concept du Bon et du Mauvais est déterminé par la Loi morale, non l'inverse. Cette dissociation conduit à une loi morale perçue comme un "diktat arbitraire et tyrannique", suscitant la révolte. Le christianisme, réduit à une morale kantienne, est vidé de sa substance et de sa finalité surnaturelle : l'union de l'Homme nouveau créé à Dieu unique et incréé.
Les conséquences de cette pensée kantienne en politique sont importantes. Si l'homme ne peut connaître objectivement le bon et le mauvais, si Dieu et la finalité de la Création sont inconnaissables et relèvent seulement de la "foi" au sens kantien, alors la politique est réduite à des "sensibilités politiques", "options" ou "choix libres". Sans fondement dans l'être, la normative flotte en l'air, et il ne faut pas s'étonner si des enfants tuent d'autres enfants.
Le christianisme, en tant que théorie de la Création et de la divinisation, a des implications politiques claires. L'ordre politique n'est pas la finalité ultime de l'homme, qui est son union avec Dieu. Toute politique qui se prétend ultime, ou qui prétend procurer le bonheur à l'homme, est anti-chrétienne. Toute politique qui détruit la Création ou empêche la réalisation de sa finalité est "foncièrement anti-chrétienne".
Le problème fondamental réside dans la question de la connaissance. Si l'intelligence humaine est capable de discerner la vérité de l'Univers, sa cause première et sa finalité, alors des normes objectives pour la politique peuvent être établies. Le christianisme est incompatible avec toute philosophie qui nie la réalité de la Création, sa finalité ou la capacité de l'intelligence à la connaître.