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mercredi 27 août 2025

Une vision orthodoxe de la théologie morale.





L'auteur, Paul Evdokimov (1901-1970), fait partie de la pléiade de penseurs religieux russes émigrés après la révolution de 1917, qui ont formé l'"école de Paris" à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge. Ce livre est le fruit de plusieurs années d'enseignement de la théologie morale à cet institut, entre les années 1950 et 1970.

L'ouvrage est profondément enraciné dans la tradition patristique, que Paul Evdokimov cite abondamment, voyant en elle une source inépuisable d'inspiration pour la pensée théologique.

Au cœur de cette vision, la théologie morale est définie non pas comme une theologia theoretica, mais comme une theologia practica. Elle se fonde sur "l'expérience morale", s'éloignant des systèmes classiques d'obligations envers Dieu, la société ou soi-même. Les obligations morales, bien que bonnes en soi, doivent être dépassées.

Le principe éthique central est que "l'éthique de l'amour" — illustrée par "Tu aimeras ton Dieu, ton prochain comme toi-même" — surpasse l'éthique des devoirs et des obligations. Ce dépassement n'est possible qu'à condition de mener sa vie religieuse non pas à partir du Bien, conçu comme une catégorie abstraite, mais à partir de Dieu, une personne vivante, dans une communion vivifiante où l'homme se transforme. Il ne s'agit pas de collectionner les vertus, mais de la "métanoïa évangélique", un revirement total et une métamorphose de l'être humain.

L'anthropologie orthodoxe, telle que présentée, n'est pas morale mais ontologique, une "anthropologie de la déification" (théosis). L'homme, créé "à l'image de Dieu", est destiné à la participation au divin. Ce processus de déification est un "synergisme" parfait, un équilibre libre entre la liberté humaine et les dons de la grâce, qui construit une "nouvelle créature" atteignant la stature parfaite du Christ. La grâce est considérée comme "co-naturelle" à la nature humaine, impliquée dès l'acte de création.

La "conscience morale" est une fonction axiologique innée de l'esprit humain. Elle est "transsubjective" et résonne au plus profond de la conscience personnelle comme le principe métapersonnel du Sens absolu et universel. Le texte souligne que "la lumière du Christ illumine tout homme venant en ce monde", même chez les païens, révélant une instance immuable de discernement entre le Bien et le Mal. Le jugement de la conscience est la fonction de l'image de Dieu dans l'homme. Elle est désintéressée et vient "d'en haut".

L'ouvrage critique divers systèmes philosophiques classiques. L'empirisme et le phénoménisme (Épicure, Hume) sont jugés insuffisants car l'expérience sensitive ne contient aucun jugement moral et ne peut s'élever au-dessus d'elle-même. Le rationalisme (Spinoza, Brunschwig) ne peut expliquer les fautes, les conflits tragiques de la conscience, ni la "folie de la Croix", car il ne laisse pas de place à la liberté morale ni aux principes irrationnels de l'existence. L'évolutionnisme (Spencer) est réfuté car l'élection naturelle n'a pas de caractère moral et la nature est indifférente au bien et au mal. Le positivisme (Comte, Durkheim) est dénoncé pour sa "sociolâtrie", qui nie toute métaphysique et objective le jugement moral, éliminant la personne humaine et sa liberté. La science elle-même est moralement "neutre".

La "philosophie de l'autonomie" de Kant est analysée. Si elle a le mérite d'affirmer que l'homme possède un principe moral indépendant du Ciel et de la nature, elle est ambiguë car elle débouche sur le "sujet transcendantal" et peut conduire à l'amoralisme de Nietzsche. La séparation de la morale de la religion est jugée comme un échec. Le marxisme est considéré comme un "amoralisme" totalitaire qui nie les valeurs morales autonomes et projette la perspective biblique sur le plan économique. L'existentialisme (Heidegger, Sartre) est décrit comme une philosophie de l'absurde et du désespoir, où la liberté n'a pas de fondement ontologique et où la différence entre le Bien et le Mal est inexistante.

Le Mal est un "problème-limite", transcendant notre connaissance actuelle. Il n'est pas une création divine, mais le résultat de la perversion d'une volonté libre, comme celle de Lucifer, qui a choisi le Mal avant de l'offrir à l'homme. La chute d'Adam et Ève est vue comme une "négligence coupable" envers la communion avec Dieu, un manque d'attention spirituelle. Le Mal se manifeste sous forme de parasitisme, imposture et parodie. Le péché est une "maladie de l'esprit" qui le polarise entre la lumière et les ténèbres.

L'ascèse est un thème fondamental. Il s'agit de l'"emprise ascétique du spirituel sur le matériel". L'ascèse chrétienne n'est pas un moralisme ; le contraire du péché n'est pas la vertu, mais la foi. Dans les conditions modernes, l'ascèse se traduit par la libération des addictions (alcool, tabac, drogues, surcharge d'activités) et la recherche du silence, du calme contemplatif. La prière est l'arme principale du combat spirituel, une "vie de prière" dense, profonde, rythmée.

Les sacrements sont cruciaux pour la vie spirituelle. Ils sont des événements dans l'Église, par et pour l'Église, actualisant la présence du Christ. Le baptême est une "régénération", une refonte totale de l'être humain à l'image de Dieu, symbolisant la mort et la résurrection avec le Christ. L'onction chrismale (chrismation) restitue et imprime la ressemblance divine, conférant les dons de l'Esprit Saint. Le sacrement de la confession est conçu comme une "thérapeutique spirituelle", le prêtre agissant comme un "médecin de Dieu". Le mariage est "le sacrement de l'amour", une "église domestique", dont le sens premier est l'amour conjugal. L'Eucharistie est le "Sacrement des sacrements", le lieu où l'Église se constitue et manifeste son essence. Elle est un "hyperréalisme" de l'acte de foi, où le pain et le vin deviennent réellement le corps et le sang du Christ sans transformation physique.

La liturgie et le culte sont au cœur de la vision orthodoxe. La vie chrétienne est essentiellement une doxologie perpétuelle, une juste louange. La liturgie est une "œuvre commune" (synergie) où le peuple entier participe. Elle intègre le temps et l'espace sacrés, transformant le monde en Temple de la gloire de Dieu. L'icône est un élément clé de cette vision, un "sacrementel de la présence" qui rend le "protocopyte" présent à la contemplation.

Enfin, la liberté est un don divin, non une autonomie absolue. Dieu désire le "libre amour de l'homme", non des esclaves. La vraie liberté est un élan total vers le Bien, non un choix hésitant. Le Christ sauve la liberté humaine en la plaçant dans des conditions où elle retrouve un lien surnaturellement naturel avec le Bien.

Cette "vision orthodoxe" est une "anthropologie maximaliste" qui met l'accent sur la dignité de l'homme comme "lieu de Dieu", capable de déification par la grâce, et dont la vie est une liturgie incessante, une anticipation du Royaume de Dieu.