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jeudi 28 août 2025

La théologie selon Vladimir Lossky.


Le motif fondamental de la théologie pour Vladimir Lossky (1903-1958) est d'engager l'intelligence dans une relation personnelle avec Dieu, menant à la participation à la divino-humanité du Christ offerte dans l'Église. Il refuse la fausse coupure entre théologie et spiritualité, soulignant que le dogme doit être vécu pour permettre une transformation intérieure et l'expérience mystique. La gnose authentique (γvωμç) est inséparable d'un don de science et d'une illumination par la grâce, impliquant une rencontre réciproque avec l'objet de contemplation, c'est-à-dire une présence personnelle. La théologie se situe entre cette gnosis (charisme et silence) et l'episteme (science et raisonnement), étant nécessaire pour acheminer l'esprit vers la contemplation et la prière pure.


Lossky insiste sur la voie négative (apophatique) et la voie positive (cataphatique) pour connaître Dieu. La voie apophatique s'efforce de connaître Dieu en ce qu'il n'est pas, procédant par négations successives, car Son essence est inconnaissable en elle-même. Bien que les néoplatoniciens comme Plotin utilisent également cette voie, elle aboutit chez eux à une dépersonnalisation de Dieu et de l'homme, tandis que pour les Pères chrétiens, elle ne doit pas dépersonnaliser mais révéler la transcendance absolue du Dieu vivant. La voie cataphatique, elle, affirme les attributs divins (Sagesse, Amour, Bonté), mais la mémoire de l'apophatisme doit toujours purifier ces concepts pour éviter de les enfermer dans un sens limité. Dieu est au-delà de toute notion humaine, même l'Un de Plotin. Comme l'écrit saint Augustin, Dieu est « celui que l'on connaît mieux en ne Le connaissant pas » (Deus, qui scitur melius nesciendo).

La Révélation est toujours une relation personnelle, une histoire sainte qui nous inclut et dans laquelle nous ne pouvons juger Dieu "objectivement" du dehors. La vraie théologie chrétienne prend sa source dans la confession de l'Incarnation du Fils de Dieu, car c'est par elle que la nature transcendante de la divinité s'unit à la nature humaine. Cette perspective s'oppose à une approche philosophique qui cherche à démontrer l'existence de Dieu comme un objet abstrait ou une cause première. Le Dieu de la théologie est un "Tu", le Dieu vivant de la Bible, un Absolu personnel.

Le mystère de l'Incarnation mène directement au dogme de la Trinité. La Trinité est une nature en trois personnes, et le Christ est une seule personne en deux natures. Les Pères ont transmuté le langage, utilisant des termes comme ousia (essence) et hypostasis (personne) pour cerner la réalité nouvelle de la personne en Dieu et en l'homme. L'ousie dans la Trinité n'est pas une idée abstraite, mais une transcendance inconnaissable, tandis que chaque hypostase assume pleinement la nature divine, étant infiniment une et infiniment autre.

Lossky souligne la monarchie du Père comme unique principe (mia archè) de la divinité. Le Père, qui n'est pas engendré, engendre le Fils et fait procéder l'Esprit, ces relations étant le seul moyen de distinguer les personnes divines. Saint Basile de Césarée parle de « métamathématique » pour décrire l'unité et la diversité, affirmant que nous ne comptons pas par addition (1+2+3), mais que Dieu est « identiquement Monade et Triade ». Le Filioque occidental, qui affirme que l'Esprit procède du Père et du Fils, est rejeté car il brise la monarchie du Père et substitue l'unité naturelle à l'origine personnelle des personnes, comme dans les théories de saint Anselme de Cantorbéry et saint Thomas d'Aquin. Pour les orthodoxes, la Trinité est un dépassement infini de la dyade, un rapport toujours ternaire.

La création est l'œuvre de la Trinité, un acte libre et gratuit de la volonté divine, non une nécessité de l'être divin. Elle est ex nihilo, c'est-à-dire à partir du non-être, et non d'une matière préexistante ou par émanation de Dieu. Le Père crée par le Verbe dans l'Esprit Saint, le Fils étant la « cause opératrice » et l'Esprit la « cause perfectionnante ». Chaque créature a son logos (sa raison essentielle) en Dieu, ces logoi étant des paroles subsistantes de Dieu qui appellent les êtres à l'existence. Le « Ciel et la Terre » du premier jour de la Genèse signifient l'ensemble de l'univers, visible et invisible, intelligible et corporel. Les ténèbres du premier jour ne sont pas le mal, mais le moment potentiel et fécond de l'être créé.

L'anthropologie chrétienne voit l'homme comme un être personnel, créé à l'image et ressemblance de Dieu. L'homme est l'hypostase du cosmos entier, appelé à le « personnaliser » et à le transfigurer en Dieu, plutôt que de se fondre dans un divin impersonnel comme dans les conceptions antiques. La liberté humaine, don de Dieu, est essentielle pour la déification, car elle implique la possibilité de choisir l'amour ou le refus.

Le péché des origines résulte de la liberté des créatures, n'ayant d'autre origine que la volonté de celui qui l'accomplit. L'homme a introduit le mal dans le monde par son choix libre, guidé par la suggestion du serpent qui l'a attiré vers des valeurs autonomes. La mort et les « tuniques de peau » (Genèse 3:21) représentent un ordre introduit par Dieu pour éviter une désintégration totale.

Le Christ, vrai Dieu et vrai homme, réunit les deux natures sans confusion ni séparation. Le dogme de Chalcédoine (451) est central, définissant le Christ comme « parfait en divinité et parfait en humanité, vrai Dieu et vrai homme », consubstantiel au Père par sa divinité et consubstantiel à nous par son humanité. Il s'est vidé, dépouillé par sa kénose (kéνωσις), prenant la « forme de serviteur ». Sa mort sur la Croix est celle d'une personne divine, subie volontairement par son humanité pour vaincre le péché et la mort. Le Christ possède deux volontés et deux énergies, divine et humaine, unies en sa seule personne, comme l'explique saint Maxime le Confesseur. Sa volonté humaine, « enhypostasiée » par le Verbe, n'est pas détruite mais se soumet à la volonté divine. La Rédemption est l'œuvre du Christ qui vainc le péché et la mort, non par un simple rachat juridique, mais par une « substitution volontaire » et un sacrifice qui transforme les conditions du péché en conditions de salut. La Résurrection est le triomphe du Christ sur la mort, devenant une loi universelle pour toute la création.

L'œuvre du Saint-Esprit est complémentaire à celle du Fils. Si le Fils récapitule l'humanité et la recrée, l'Esprit réduit la dualité entre l'humanité déifiée du Christ et l'homme, en faisant prendre conscience à chacun de son appartenance au Corps du Verbe. La Pentecôte est la descente de l'Esprit Saint sur l'Église, conférant la grâce comme principe de déification personnelle. L'Église, Corps du Christ, est elle-même un sacrement, une image de la Trinité où la nature une se manifeste dans la diversité des personnes. Les sacrements (Baptême, Chrismation, Eucharistie) sont des aspects de ce mystère unique de l'Église, rendant visible la réalité invisible et permettant la participation à la vie divine.

L'eschatologie est vécue dans le temps de l'Église comme une attente de la Parousie, bien qu'elle soit déjà présente dans les sacrements et la sainteté des individus. La Vierge Marie est l'exemple de l'accomplissement intégral de la vocation de la créature, ayant reçu la plénitude de la gloire. Le jugement commence ici-bas, et la destinée ultime implique la restitution de toutes choses (apocatastase), où la nature sera pleinement restaurée. Le but de l'existence humaine est d'acquérir le Saint-Esprit, comme le déclarait saint Séraphin de Sarov.