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vendredi 31 octobre 2025

Benjamin Constant nous explique les différences entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes.


Benjamin Constant (1767-1830), écrivain, penseur politique et grand orateur du début du XIXᵉ siècle, est l’un des premiers à avoir formulé avec une netteté saisissante la distinction entre deux formes de liberté : celle des Anciens, héritée des cités grecques et romaines, et celle des Modernes, propre aux sociétés européennes issues de la Révolution et de l’économie de marché. Son célèbre discours de 1819, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, expose cette différence fondamentale entre deux conceptions de la liberté, toutes deux précieuses, mais inadaptées l’une à l’autre dans des contextes différents.

1. Le contexte de Constant : l’Europe postrévolutionnaire

Benjamin Constant prononce son discours à une époque de transition : la France sort à peine des secousses de la Révolution et de l’Empire napoléonien. Les idéaux de 1789 ( liberté, égalité, souveraineté du peuple) ont été trahis par la Terreur puis déformés par la dictature impériale.
Il s’agit donc, pour lui, de réconcilier la liberté politique avec la stabilité.
Mais pour y parvenir, il faut d’abord comprendre que les hommes modernes ne peuvent pas vivre la liberté comme les citoyens de Sparte ou d’Athènes.

2. La liberté des Anciens : la collectivité d'abord

Pour les Anciens, la liberté signifiait participer directement au pouvoir souverain.
Le citoyen libre était celui qui votait les lois, jugeait les affaires publiques, décidait de la guerre ou de la paix.
Sa liberté résidait dans sa participation active à la cité, non dans la jouissance de droits individuels.
L’homme libre appartenait à la communauté politique : il se devait à la patrie, à la loi, au bien commun.
Mais cette liberté avait un prix.
Elle reposait sur un système excluant : seuls les citoyens mâles, libres et nés de parents citoyens participaient. Les femmes, les esclaves, les étrangers en étaient exclus.
Surtout, cette liberté collective exigeait une surveillance constante des affaires publiques, au détriment de la vie privée.
Pour les Anciens, dit Constant, « l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés ».
En d’autres termes, la liberté des Anciens, c’est la soumission de la sphère individuelle à la volonté collective. Le citoyen se sent libre parce qu’il participe, mais son intimité, ses opinions, ses choix personnels sont contrôlés ou absorbés par la communauté.

3. La liberté des Modernes : l’autonomie individuelle

Chez les Modernes ( c’est-à-dire les Européens des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles), la société a changé d’échelle.
Les cités antiques de quelques milliers d’habitants ont laissé place à de vastes nations de millions de citoyens.
Le commerce, l’industrie, la circulation des richesses ont transformé la vie publique.
L’homme moderne ne veut plus passer ses journées à voter sur l’agora : il veut vivre, travailler, choisir, penser, aimer, sans contrainte.
Ainsi, la liberté moderne est avant tout individuelle.
C’est la liberté de faire ce que l’on veut de sa vie, tant qu’on ne nuit pas à autrui.
C’est la liberté de conscience, de presse, d’expression, de religion, d’association.
C’est le droit de posséder, d’entreprendre, de voyager, d’exister pour soi-même.
Constant écrit : « La liberté des Modernes consiste dans la jouissance paisible de l’indépendance privée. »
Cette liberté suppose la garantie des droits individuels et l’existence d’un État limité, qui ne gouverne pas les âmes.

4. Une confusion dangereuse : vouloir la liberté des Anciens dans le monde moderne !

Constant met en garde contre une tentation mortelle : celle de vouloir ressusciter la liberté des Anciens dans les sociétés modernes.
C’est selon lui la grande erreur de la Révolution française.
Les révolutionnaires, inspirés par Rome et Sparte, ont voulu imposer la vertu civique, la participation constante, la soumission de l’individu à la volonté générale, au prix de la terreur et du sang.
Mais, dit Constant, les Modernes n’ont plus ni le temps, ni le goût, ni la structure sociale pour vivre ainsi.
Le commerce a remplacé la guerre, le travail individuel a remplacé le service public permanent.
Vouloir faire des citoyens modernes des Spartiates, c’est méconnaître la nature du monde moderne.
C’est pourquoi la Révolution, en voulant fonder la liberté sur la vertu collective, a fini par la détruire.

5. L’équilibre nécessaire : participation et indépendance

Pourtant, Constant ne rejette pas toute idée de participation politique.
Il sait que la liberté moderne peut dégénérer en égoïsme, en indifférence au bien commun, en apathie civique.
Les citoyens qui ne se mêlent plus jamais de politique finissent par perdre même leurs droits privés, car un pouvoir non surveillé devient despotique.
Il faut donc un équilibre : conserver la liberté individuelle comme cœur de la vie moderne, mais maintenir la participation politique comme garde-fou.
La liberté moderne doit donc combiner la protection de l’indépendance privée, avec la possibilité d’un contrôle collectif des gouvernants, par des élections, des assemblées, une presse libre.
Ainsi, Constant fonde une conception libérale et représentative de la politique : la liberté ne consiste plus à décider soi-même des lois, mais à choisir ses représentants et à garantir ses droits.

6. La postérité de Constant

Le discours de Constant influence Tocqueville, Mill, Guizot, et plus tard les penseurs constitutionnalistes du XIXᵉ siècle.
Il montre que la liberté politique n’est pas l’égalité absolue, mais la limitation du pouvoir, la protection des droits, la tolérance et la diversité.
Face au despotisme jacobin comme face à l’autoritarisme impérial, Constant défend la liberté civile : celle qui laisse respirer les consciences, qui permet la pluralité, l’autonomie, la vie privée.
Son œuvre est à la fois une leçon d’histoire et un avertissement moral : « Que les peuples modernes ne sacrifient pas leur indépendance individuelle à un rêve antique d’unité et de vertu politique. »

8. En bref

Benjamin Constant ne choisit pas la facilité : il ne prône ni le repli égoïste des individus, ni la fusion du citoyen dans la masse.
Il cherche à réconcilier la liberté avec la modernité, à penser un monde où chacun puisse être libre en lui-même et dans la cité, sans être ni esclave du pouvoir, ni prisonnier de la foule.
C’est là le cœur de son message : la liberté des Modernes n’est pas moins noble que celle des Anciens ; elle est simplement différente, parce qu’elle place la dignité de l’individu au centre de la vie politique.

"Réflexions sur la révolution de France" : la critique libérale de la Révolution française.



Ce livre, que tout honnête homme doit avoir lu, est écrit par Edmond Burke (1790). Il s'agit d'un ouvrage majeur de la pensée politique. Député britannique tory et observateur attentif de la Révolution française, Burke y exprime sa vive inquiétude face aux bouleversements sociaux et politiques qui secouent la France. Dès le début, il établit un contraste entre l’ordre, la prudence historique et les idéaux abstraits des révolutionnaires, et met en garde contre les excès d’une réforme radicale qui ignore l’expérience accumulée des générations précédentes. Pour Burke, la société est un organisme où les institutions et les traditions jouent un rôle central dans le maintien de la stabilité et de la cohésion sociale.

Critique de l’idéalisme abstrait
Burke s’oppose à la conception selon laquelle la liberté et l’égalité peuvent être atteintes par la simple destruction des structures établies. Il dénonce l’arrogance des philosophes révolutionnaires qui croient pouvoir reconstruire la société ex nihilo, sans tenir compte des limites de la nature humaine ni de l’expérience historique. La raison pure, détachée de la prudence, conduit à l’instabilité et à la violence. La liberté politique et civile ne peut prospérer que dans un cadre institutionnel et moral solide, où les coutumes et les traditions servent de garde-fou contre le chaos.

Le rôle de la religion et de la morale
Burke met également en avant l’importance de la religion et de la morale pour la stabilité sociale. La Révolution française, en attaquant l’Église et ses institutions, sape les fondements moraux de la société. Les institutions religieuses, familiales et corporatives, en régulant les passions humaines, constituent des éléments essentiels pour préserver l’ordre et protéger les individus. Burke voit dans le respect de ces structures un moyen de maintenir l’équilibre entre liberté et autorité.

Le danger des changements radicaux
Pour Burke, les révolutions radicales détruisent non seulement les institutions mais aussi les liens sociaux et familiaux, laissant un vide que seule la violence peut temporairement combler. Il observe que la poursuite d’une égalité absolue peut facilement dégénérer en oppression, et que la passion révolutionnaire, si elle n’est pas encadrée par la prudence, risque de transformer la liberté en licence destructrice. Les excès de la Révolution française, qu’il pressent avant même la Terreur, illustrent ce danger et constituent pour lui un avertissement universel.

Prudence et continuité historique
Burke valorise la prudence politique, c’est-à-dire la capacité à prendre en compte les conséquences de chaque action et à respecter l’expérience historique accumulée. Pour lui, le changement doit être progressif et fondé sur les institutions existantes, plutôt que sur des principes abstraits appliqués brutalement. Il défend l’idée que l’ordre naturel des sociétés est le fruit d’une longue évolution et que toute tentative de remodeler la société selon un plan rationnel est vouée à l’échec.

Conclusion
Edmund Burke défend le respect des traditions et la prudence comme moyens de préserver la liberté et la cohésion sociale. Son œuvre met en garde contre les dangers de l’idéalisme abstrait et des révolutions utopiques, tout en soulignant que la liberté durable repose sur un équilibre entre innovation et continuité, autorité et autonomie individuelle. La critique de Burke demeure une référence majeure pour comprendre les limites des bouleversements révolutionnaires et la valeur des institutions dans l’histoire politique. Il a sans aucun doute influencé Friedrich Hayek.



Connaissez-vous le marginalisme ?

Carl Menger

Dans l’École autrichienne d’économie (voir les articles précédents), le marginaliste est un penseur (en général un économiste) qui adhère à la théorie de la valeur marginale.

Autrement dit, il considère que la valeur d’un bien ou d’un service ne dépend pas de sa quantité totale ni de son coût de production, mais de l’utilité de sa dernière unité disponible, celle qu’on appelle l’utilité marginale.

Que signifie cette idée ?

Cela veut dire que la valeur d’un bien est déterminée non par sa nature ou son essence, mais par l’importance subjective que lui accorde un individu à la marge, c’est-à-dire pour la dernière unité qu’il consomme ou possède.

Cette approche bouleverse la logique économique des classiques (comme Ricardo ou Marx), qui expliquaient la valeur par le travail nécessaire à la production d’un bien.

L’École autrichienne, née à Vienne à la fin du XIXᵉ siècle, est justement issue de ce tournant marginaliste, avec trois figures fondatrices : Carl Menger (Autriche, 1871), William Stanley Jevons (Angleterre, 1871) et Léon Walras (France/Suisse, 1874).

Chacun, indépendamment des autres, a renversé la conception classique de la valeur pour introduire une approche subjective, individuelle et contextuelle.

Selon l’École autrichienne :

  • la valeur vient des préférences individuelles, non des caractéristiques objectives du bien ;

  • le calcul économique repose sur les évaluations subjectives des acteurs ;

  • l’économie doit être comprise comme le résultat d’actions humaines intentionnelles, et non comme un système mécanique d’équilibres mathématiques.

Un marginaliste, pour l’école autrichienne, est donc un économiste qui explique la valeur, le prix et les choix économiques à partir de l’utilité marginale subjective des individus.

1. Le paradoxe de l’eau et des diamants

Pourquoi l’eau, indispensable à la vie, vaut-elle moins que le diamant, parfaitement inutile à la survie ?

Pour les marginalistes, la réponse est simple : l’eau est abondante, donc son utilité marginale — l’utilité de la dernière unité consommée — est faible.

Le diamant, lui, est rare ; chaque unité supplémentaire a donc une utilité marginale très élevée.

Valeur subjective → rareté → prix élevé.

Dans le désert, l’ordre s’inverse : l’eau devient rare, sa valeur marginale explose.

La valeur n’est donc pas absolue, mais contextuelle et subjective. Ce n’est pas la nature du bien qui compte, mais la situation dans laquelle on se trouve.

 2. Le pain du boulanger

Prenons maintenant un exemple concret : un boulanger autrichien qui produit cinq pains par jour.

- L’usage personnel (valeur d’usage)

S’il gardait ses pains pour lui, il les utiliserait selon un ordre de priorité :

  1. Le premier pour nourrir sa famille.

  2. Le deuxième pour échanger contre du beurre.

  3. Le troisième pour offrir à un ami.

  4. Le quatrième pour nourrir son chien.

  5. Le cinquième pour donner aux oiseaux.

À mesure que les besoins essentiels sont satisfaits, l’utilité marginale de chaque pain supplémentaire diminue.

S’il perd un pain, il renoncera à la satisfaction la moins urgente : nourrir les oiseaux (par exemple).

Cette hiérarchie montre comment il évalue la valeur subjective de chaque unité de son bien.

- La vente (valeur d’échange)

Lorsqu’il vend ses pains sur le marché, le boulanger ne fixe pas son prix en fonction de la quantité de travail fournie, mais selon ce que les acheteurs sont prêts à payer.

Chaque client accorde une valeur subjective différente au pain : le premier, affamé, paierait cher ; le suivant, un peu moins ; et ainsi de suite.

Plus les pains sont disponibles, plus leur utilité marginale décroît : la satisfaction procurée par un pain supplémentaire devient plus faible.

Le prix de marché s’établit donc au niveau où le dernier acheteur estime que le pain vaut exactement ce qu’il paie.

La valeur d’échange ne dépend ni du travail du boulanger, ni du coût des ingrédients, mais de l’évaluation subjective des acheteurs à la marge.

En résumé :

  • la valeur ne vient pas du travail, mais de la satisfaction retirée du bien ;

  • chaque acheteur attribue une valeur marginale différente au même produit ;

  • le prix de marché émerge des évaluations subjectives croisées de tous les participants.

Le boulanger produit : l’offre augmente.

Les clients achètent : la demande décroît.

Le prix s’établit là où l’utilité marginale du dernier acheteur égale le coût marginal de production du boulanger.

3. L’innovation technologique et la baisse des prix

Prenons le cas des smartphones ou des téléviseurs plats.

À leur apparition, ces produits étaient rares, recherchés, et leur utilité marginale très forte : tout le monde voulait en avoir un.

Aujourd’hui, ils sont produits en masse et accessibles à presque tous : leur utilité marginale a baissé, et avec elle, le prix.

Pour les autrichiens, ce n’est pas parce que ces produits sont “moins bons” qu’ils valent moins cher (tout le monde sait que c'est le contraire), mais parce que les besoins prioritaires qu’ils satisfaisaient sont désormais comblés.

L’innovation change donc la rareté relative d’un bien, et avec elle, sa valeur subjective.

4. L’échange volontaire

Carl Menger et Böhm-Bawerk insistent : un échange n’a lieu que si chacun valorise davantage ce qu’il reçoit que ce qu’il donne.

Par exemple : Alice a trop de pommes, Bob trop d’oranges.

Pour Alice, l’utilité marginale d’une pomme supplémentaire est faible, tandis que pour Bob elle est forte — et inversement pour les oranges.

L’échange se produit lorsque leurs valeurs subjectives se croisent.

Cette logique explique aussi bien les trocs d’autrefois que les transactions modernes sur Vinted, eBay ou LeBonCoin : chacun y trouve un gain subjectif d’utilité.

5. Le prix de l’essence

L’essence illustre parfaitement la valeur marginale.

Quand votre réservoir est presque vide, chaque litre d’essence a pour vous une utilité énorme : il t’évite la panne et te permet de continuer ta route.

Mais quand votre réservoir est plein, un litre de plus ne sert à rien.

Si, pour une raison ou une autre (crise, guerre, embargo), l’essence devient rare, son utilité marginale — et donc son prix — s’envolent.

Les fluctuations du prix de l’essence reflètent souvent la perception de la rareté, bien plus que les seuls coûts de production.

6. Les biens immatériels

Dans l’économie numérique, le raisonnement autrichien trouve une confirmation éclatante.

Le premier exemplaire d’un logiciel coûte très cher à produire, mais chaque copie supplémentaire coûte presque zéro.

Pourtant, la valeur du logiciel ne dépend pas du coût, mais de l’utilité perçue par chaque utilisateur : un outil indispensable a plus de valeur qu’un gadget, même s’ils coûtent le même effort à produire.

Ainsi, l’École autrichienne montre que la valeur est toujours subjective et marginale, jamais strictement “objective” ou “matérielle”.

Ce n’est pas le travail qui confère la valeur, mais le jugement humain, toujours changeant, toujours contextuel.



jeudi 30 octobre 2025

L'État comme horreur morale et économique : la philosophie politique de Murray Rothbard.


Pour Murray Rothbard (1926-1995), fondateur du libertarianisme moderne, l’État est une horreur morale et économique parce qu’il incarne la négation même du principe de liberté individuelle. Cette condamnation repose sur une triple critique : morale, économique et épistémologique.

1. La critique morale : l’État comme institution de la coercition

Rothbard définit l’État comme l’unique institution qui revendique le monopole de la violence légitime sur un territoire donné, selon la formule wébérienne qu’il reprend pour la subvertir. Cette prétention est moralement illégitime, car elle repose sur la contrainte et la spoliation.

Dans For a New Liberty (1973) et The Ethics of Liberty (1982), il soutient que tout individu est propriétaire de lui-même et de ses fruits légitimement acquis. Dès lors, toute intervention de l’État (impôt, conscription, régulation) constitue une violation du droit naturel de propriété.

L’impôt, notamment, est assimilé à un vol institutionnalisé : l’État s’approprie le produit du travail d’autrui sans consentement, en usant de la force. Rothbard écrit : « L'impôt c'est le vol. » Ce n’est pas une métaphore, mais une thèse littérale, centrale, fondamentale. L’État n'est pas un garant du droit, c'est le plus grand voleur et criminel de l’histoire, car il vit de la coercition et de la prédation.

2. La critique économique : l’État comme source d’inefficacité et de destruction

Sur le plan économique, Rothbard s’inscrit dans la tradition de l’École autrichienne d’économie, héritée de Mises et Hayek. Il démontre que l’État, en faussant les mécanismes du marché libre, détruit la coordination spontanée des actions humaines. Toute intervention (subvention, planification, création monétaire) engendre des distorsions et des crises.

Dans Man, Economy, and State (1962), Rothbard développe une économie intégralement fondée sur l’action volontaire et les échanges libres. Il y démontre, dans la lignée de Mises, que le calcul économique rationnel est impossible sans prix de marché. Dès lors, tout socialisme ou étatisme conduit inévitablement à la désorganisation.

Loin d’être un rempart contre le chaos, l’État est l’origine même du désordre social et économique, puisqu’il substitue la coercition à la coopération. L’économie de marché est un ordre moral et rationnel, tandis que l’État représente le règne de la contrainte et de l’arbitraire.

3. La critique épistémologique : l’État comme illusion légitimatrice

Rothbard va plus loin : l’État est une illusion idéologique, un système de croyances destiné à justifier la domination. Il parle souvent de l’« appareil de propagande » de l’État, c’est-à-dire des institutions (école, médias, universités) qui inculquent aux citoyens l’idée que l’État serait nécessaire, voire bienveillant.

Cette mystification repose sur l’idée que l’État incarnerait « la société » ou « le bien commun ». Or, pour Rothbard, l’État et la société sont des entités antagonistes. La société repose sur la coopération volontaire, l’État sur la coercition. La célèbre formule de Anatomy of the State (1974) résume cette opposition :

« L’État est l’organisation, dans la société, qui cherche à conserver le monopole de l’usage de la force et de la violence sur un territoire donné ; il vit de l’impôt, qui constitue un vol, et de la falsification monétaire, qui constitue une fraude. »

Autrement dit, l’État vit du vol (l’impôt) et de la fraude (l’inflation), tout en se présentant comme le protecteur du bien commun.

4. L’État comme obstacle à la société libre

Rothbard ne se contente pas de dénoncer, il propose une alternative. Il défend une société anarcho-capitaliste, libertarienne, fondée sur le droit naturel et les interactions contractuelles.

Dans cette société, toutes les fonctions dites « régaliennes » (police, justice, défense) seraient assurées par des agences privées concurrentes, rémunérées librement par les individus.

Ce modèle ne cherche pas à abolir le droit, mais à le désétatiser. La justice et la sécurité deviennent des services soumis à la logique du marché et au consentement. Ainsi, Rothbard pousse jusqu’à son terme le raisonnement de Nozick, qu’il juge incohérent : si l’État minimal est légitime, pourquoi pas l’État encore plus minimal, voire aucun État du tout ? Pour lui, toute concession au monopole étatique est une trahison du principe de liberté.


5. Une horreur historique : la domination au nom de la protection

Rothbard conçoit l’histoire des États comme une succession d’actes de conquête.

Nul État, selon lui, n’a jamais été fondé par un « contrat social », mais toujours par la violence, la guerre ou la domination d’une minorité sur une majorité. L’État moderne n’est qu’un prolongement raffiné de cette structure prédatrice, utilisant la légalité pour masquer la coercition.

Il écrit dans Power and Market (1970) : « L’État est l’organisation des moyens politiques — l’usage systématique de la force et de la coercition pour le pillage des biens et du travail d’autrui. »

L’État est donc une horreur non seulement morale mais anthropologique. Il pervertit la nature sociale de l’homme en institutionnalisant la violence.

Bref, pour Murray Rothbard, l’État est une horreur parce qu’il concentre en lui le mal politique absolu :

• il viole les droits naturels en contraignant les individus ;
• il détruit la coopération libre en faussant les mécanismes économiques ;
• il manipule les consciences en se présentant comme protecteur.

Là où d’autres voient dans l’État un instrument de civilisation, Rothbard y voit une inversion morale de la civilisation. La substitution de la force au consentement, du privilège à la responsabilité, du pouvoir à la liberté.

Le respect des droits comme unique fondement de la justice : la philosophie politique de Robert Nozick



La philosophie politique de Robert Nozick (1938 - 2002) s’inscrit au sein du courant libertarien américain de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Publié en 1974, Anarchie, État et utopie se présente explicitement comme une réponse à A Theory of Justice de John Rawls, parue trois ans plus tôt, et vise à démontrer la supériorité morale et politique du minimalisme étatique sur tout projet de redistribution coercitive. Nozick y propose une théorie des droits individuels fondée sur la propriété de soi et la légitimité des échanges volontaires, articulée autour de la notion de « État minimal » (minimal state), seul compatible pour lui avec le respect intégral de la liberté des individus.

Pour Nozick, la thèse première est que les individus possèdent des droits naturels qui limitent de manière stricte l’action de l’État. Ces droits ne sont pas le produit d’un contrat social fictif ni d’un calcul d’utilité collective, ils découlent du principe lockéen selon lequel chaque individu est propriétaire de sa propre personne. S’inspirant de la Second Treatise of Government de Locke, Nozick affirme que la propriété privée naît légitimement lorsque quelqu’un « mélange son travail » avec une ressource non encore appropriée, à condition que cette appropriation n’aggrave pas la situation des autres (« Lockean proviso »). Toutefois, là où Locke envisageait ce proviso comme une clause morale limitant la formation des inégalités, Nozick en donne une interprétation extrêmement restreinte : tant que personne n’est lésé en son droit d’usage et de survie, toute appropriation initiale est légitime.

Cette conception conduit à une théorie de la justice dite « historique », par opposition aux théories distributives ou téléologiques. La justice, selon Nozick, ne réside pas dans la configuration des biens à un instant donné, mais dans l’histoire des transactions qui ont conduit à cette configuration. Si ces transactions sont libres et consensuelles, si elles découlent d’acquisitions justes et de transferts justes, alors la distribution résultante est juste, quelle qu’en soit l’inégalité. C’est la fameuse formule : « Une distribution est juste lorsque chacun est légitimement titulaire de ce qu’il détient au sein de cette distribution ». Par conséquent, toute tentative de corriger ex post les inégalités issues d’échanges libres viole les droits des individus, en particulier leur droit de propriété.

Nozick oppose donc aux modèles de justice redistributive, comme celui de Rawls, une conception déontologique où la justice ne peut être évaluée en termes de résultat mais uniquement en termes de procédure. Rawls cherchait, à travers son « principe de différence », à justifier des inégalités économiques dans la mesure où elles profitent aux plus désavantagés. Nozick, au contraire, récuse toute idée de redistribution forcée : taxer un individu au-delà du financement des fonctions régaliennes revient à le contraindre à travailler pour autrui, c’est-à-dire à violer sa propriété de soi. Il assimile ainsi l’imposition redistributive à une forme de travail forcé partiel, soulignant que la justice ne saurait se réduire à la maximisation du bien-être collectif.

La fonction légitime de l’État est, pour Nozick, strictement limitée à la protection des droits négatifs des individus — ceux qui consistent à ne pas être agressés, volés ou fraudés. En cela il s'oppose à Rothbard, opposé à toute forme d'État. L’État minimal assure donc, pour Nozick, uniquement la sécurité, la défense et la justice au sens coercitif. Toute extension au-delà de ces fonctions (qu’il s’agisse d’éducation publique, de santé, de régulation économique ou de politiques sociales) constitue une violation des droits individuels. C’est pourquoi Nozick parle d’un « État veilleur de nuit », analogue à celui défendu par les libéraux classiques du XIXᵉ siècle.

La justification de cet État minimal repose sur une argumentation dite de « main invisible ». Nozick imagine un état de nature où des individus forment librement des associations de protection mutuelle, jusqu’à ce qu’émerge un monopole de fait : une agence dominante garantissant la sécurité de ses clients. Ce processus spontané conduit à l’établissement d’un État minimal, sans que celui-ci ait été institué par contrat ni imposé par la force. L’État, dans cette perspective, n’est pas un constructeur de justice sociale, mais le résultat contingent de l’agrégation des choix individuels rationnels visant à maximiser la sécurité tout en respectant les droits naturels.

Nozick distingue soigneusement les droits négatifs (libertés d’action, d’échange, de propriété) des droits positifs, qu’il rejette en bloc. Reconnaître un droit positif à l’assistance ou à la redistribution reviendrait à exiger que d’autres soient moralement tenus de fournir des ressources, ce qui viole leur autonomie. La liberté n’est pas, dans cette optique, la capacité matérielle de réaliser ses fins, mais l’absence de contrainte. Cette conception formaliste de la liberté s’oppose frontalement à la vision plus sociale qui considère les conditions matérielles d’exercice de la liberté comme partie intégrante de celle-ci.

La philosophie nozickienne dérive d’un principe moral absolu (le respect des droits individuels) et promeut une structure politique minimale et un cadre économique non interventionniste. En cela, Nozick rejoint certains aspects du libéralisme classique de Locke et de la défense du marché libre chez Hayek, mais il s’en distingue par la radicalité de son refus de toute forme de redistribution, fût-elle justifiée par l’efficience ou la solidarité. Hayek, en effet, admettait l’existence de dispositifs minimaux de sécurité sociale pour corriger certaines défaillances du marché, tandis que Nozick considère ces dispositifs comme moralement illégitimes.

Toutefois, Nozick ne se veut pas anarchiste. Il consacre la première partie de son livre Anarchie... à réfuter l’anarchisme individualiste de Lysander Spooner ou de Murray Rothbard. Si l’État minimal émerge d’un processus volontaire, il détient un monopole légitime de la coercition, non pas parce qu’il produit le bien commun, illusoire, mais parce qu’il protège efficacement les droits individuels. Ce monopole, selon Nozick, n’est pas incompatible avec la liberté, dans la mesure où il découle du consentement implicite des individus rationnels et ne s’exerce que pour empêcher les violations de droits.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Nozick propose une réflexion sur l’utopie. Loin de concevoir une société idéale uniforme, il envisage une métastructure permettant à une pluralité de communautés d’expérimenter librement leurs propres conceptions de la vie bonne, tant qu’elles respectent le principe du consentement volontaire. Cette « framework for utopia » incarne la tolérance par excellence : une société de sociétés, sans imposition d’un modèle moral ou politique unique. La liberté individuelle devient ainsi non seulement le fondement éthique du politique, mais aussi le moteur du pluralisme social.

La philosophie libertarienne de Nozick s’appuie sur une articulation étroite entre éthique déontologique et théorie économique. L’éthique déontologique découle du principe kantien de la fin en soi qui veut qu'aucun individu ne peut être utilisé comme moyen pour le bien-être d’un autre. La théorie économique, quant à elle, se fonde sur l’efficience et la spontanéité des échanges libres. Nozick ne défend pas le marché au nom de son efficacité empirique, mais au nom de sa légitimité morale, autrement dit : le marché est juste parce qu’il respecte les choix individuels, non parce qu’il maximise la richesse globale.

Ainsi comprise, la philosophie de Nozick réhabilite un individualisme moral radical qui rompt avec la tradition utilitariste dominante en philosophie anglo-saxonne. Elle réaffirme la primauté du droit sur le bien, et du respect des procédures sur la recherche d’une distribution idéale. Dans cette perspective, la justice n’est pas une question d’égalité, mais de légitimité historique des acquisitions. En cela, Nozick inverse la perspective rawlsienne : alors que Rawls part d’une situation hypothétique d’égalité pour dériver des principes de justice, Nozick part de la réalité des droits individuels pour déduire les limites du pouvoir politique.

Cependant, l’ambition de Nozick n’est pas seulement politique, elle est aussi métaphysique. Sa défense de la propriété de soi repose sur une conception forte de l’individualité, héritée du libéralisme classique mais radicalisée par le contexte post-hobbesien. L’individu est conçu comme une entité moralement auto-fondée, antérieure à tout lien social. Le droit ne crée pas la personne ; il la protège. L’État ne fonde pas la justice ; il la garantit. D’où le caractère presque moralement sacré de la propriété dans l’univers nozickien, considérée comme le prolongement de la personne elle-même.

La philosophie libertarienne de Robert Nozick a profondément marqué la philosophie politique moderne, en imposant le débat sur les limites morales de la redistribution et le statut des droits individuels. Son opus magnum demeure une œuvre charnière, à la fois critique du contractualisme égalitariste et affirmation d’un libéralisme moral intégral. Nozick y élabore une éthique du respect absolu des personnes, pour laquelle la justice n’est rien d’autre que le refus d’utiliser autrui sans son consentement, même au nom du bien commun. On a le droit de lui préférer (c'est notre cas) Rothbard et Hoppe, plus radicaux, mais il importe de le connaître et de l'apprécier pour son apport à la réflexion sur le droit naturel.



mercredi 29 octobre 2025

Le Poids de la gloire, de C.S. Lewis.



C. S. Lewis (1898-1963) fut un géant intellectuel du vingtième siècle, l'auteur génial du Monde de Narnia et probablement l'écrivain chrétien le plus influent de son époque.

Ce volume est composé de dix pièces, arrangées chronologiquement. J'en choisis les principales, celles qui m'ont le plus parlé.

I. The Weight of Glory (Le poids de la gloire)

Lewis soutient que les chrétiens ne devraient pas être troublés par l'idée que la promesse de récompense rendrait pour certains la vie chrétienne "vénale." Il distingue la récompense mercenaire (sans lien naturel avec l'activité) de la récompense tout à fait appropriée (l'activité elle-même en consommation). Il affirme que, si la plupart des hommes modernes considèrent l'abnégation comme la vertu suprême, les grands chrétiens d'autrefois mentionnaient l'Amour.

Lewis estime que le Seigneur trouve nos désirs non pas trop forts, mais trop faibles. Nous sommes des créatures à moitié engagées, jouant avec des bagatelles alors qu'une joie infinie nous est offerte. Le chrétien est comme un écolier apprenant le grec : il ne peut pas encore désirer la récompense ultime (la vision de Dieu) pour elle-même, mais il y parvient progressivement par l'obéissance. Le pouvoir de désirer cette récompense pour elle-même est en soi une récompense préliminaire.

Lewis parle d'un « secret inconsolable » qui nous fait rechercher notre « pays lointain », un désir que nous appelons parfois nostalgie. Ce désir est constant, mais nous ne pouvons pas le satisfaire car il vise quelque chose qui n'est jamais apparu dans notre expérience. Les choses que nous considérons comme la beauté (livres, musique) ne sont que le « parfum d'une fleur que nous n'avons pas trouvée, l'écho d'un air que nous n'avons pas entendu, des nouvelles d'un pays que nous n'avons jamais visité ».

Si la faim (physique) prouve l'existence de la nourriture, notre désir du Paradis est une bonne indication que cette chose existe et que certains hommes en jouiront.

Lewis examine la promesse de la gloire, qui, dans l'Écriture, est associée aux couronnes, aux robes blanches, aux trônes et à la splendeur. Il découvre que la gloire signifie la renommée auprès de Dieu, l'approbation, l'« appréciation » de Dieu. Ce n'est pas la célébrité conférée par nos semblables, mais le plaisir le plus humble et le plus enfantin : le plaisir de la créature devant son Créateur. Le salut est la possibilité pour nous de survivre à l'examen divin, de trouver l'approbation, de plaire à Dieu. C'est un fardeau de gloire que nos pensées peuvent difficilement soutenir.

La gloire, au sens d'être « remarqué » par Dieu, répond au désir que nous avons d'être accueillis, reconnus, d'être du « bon côté » de la porte que nous avons toujours vue de l'extérieur. La nostalgie de toute notre vie est l'indice le plus vrai de notre situation réelle.

En tant que luminosité, la gloire signifie que nous serons unis à la beauté que nous voyons, en y passant, la recevant en nous-mêmes. Si nous croyons que Dieu nous donnera un jour l'Étoile du Matin et nous fera revêtir la splendeur du soleil, alors les mythes et la poésie modernes, faux comme histoire, pourraient être très proches de la vérité comme prophétie.

L'application pratique de cette spéculation est de penser profondément au poids, ou fardeau, de la gloire de notre voisin. C'est une chose sérieuse de vivre dans une société de dieux et de déesses possibles. Il n'y a pas de personnes ordinaires. Notre voisin est l'objet le plus saint présenté à nos sens, car en lui aussi le Christ est vraiment caché.

II. Transposition

Lewis explore la Transposition pour comprendre la continuité entre les phénomènes naturels et les phénomènes spirituels. La glossolalie (parler en langues), par exemple, peut être miraculeuse ou hystérique.

La Transposition survient lorsqu'un système plus riche (comme l'émotion) se manifeste dans un système plus pauvre (comme la sensation physique). Étant donné les ressources limitées des sens, le même élément sensoriel doit être utilisé pour exprimer des émotions diverses, voire opposées. Par exemple, la même sensation physique peut accompagner une intense extase esthétique ou une grande angoisse.

Lewis compare cela à la représentation d'un monde tridimensionnel (riche) sur une feuille de papier (pauvre). La critique qui approche la Transposition « par le bas » (par exemple, le brutal qui ne voit que la luxure dans l'amour) ne voit que les faits sans le sens, et sera toujours conduit à conclure que le supérieur est dérivé de l'inférieur.

Concernant l'espoir du Ciel, la Transposition nous aide à imaginer que les négations de nos désirs naturels (pas de nourriture, de sexe) sont le revers d'un accomplissement. Notre humanité sera le véhicule de la béatitude. Si la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume, ce n'est pas parce qu'ils sont trop solides, mais parce qu'ils sont trop minces, trop transitoires, trop fantomatiques.

III. Is Theology Poetry? (La théologie est-elle poésie ?)

Lewis pose la question de savoir si la théologie est seulement de la poésie, c'est-à-dire si les croyants confondent le plaisir esthétique et l'assentiment intellectuel.

Lewis ne trouve pas la théologie chrétienne esthétiquement supérieure à ses rivales (il préfère la mythologie nordique, par exemple). Il soutient que la croyance a tendance à nuire au plaisir imaginatif parfait. Toute vision du monde acceptée (y compris l'« Scientific Outlook » des wellsiens) produit sa propre poésie, mais cette poésie est le résultat, non la cause, de la croyance.

Lewis examine les ressemblances entre le Christ et les figures païennes (Balder, Osiris). Ces ressemblances sont ce à quoi nous devons nous attendre, car il y a une illumination divine accordée à tous les hommes. L'histoire chrétienne est la condensation du mythe en fait historique : ce qui, dans le mythe, était partout et toujours, imagé et ineffable, devient petit, solide – « pas plus grand qu'un homme qui peut dormir dans un canot ».

Lewis critique le cosmologie scientifique populaire pour son inconsistance radicale. Elle demande d'accepter la Raison (pour valider les inférences scientifiques) tout en affirmant que la Raison est un sous-produit imprévu et non intentionnel de la matière sans esprit. Si l'esprit dépend de la biochimie et celle-ci du flux atomique, nos pensées n'ont pas plus de signification que le bruit du vent dans les arbres.

Lewis croit au Christianisme parce qu'il lui permet d'intégrer la science, l'art et la moralité, alors que le point de vue scientifique ne peut intégrer aucune de ces choses, ni même la science elle-même.

IV. Membership (L'appartenance)

Le christianisme n'est pas une religion solitaire. Lewis note que notre âge est paradoxal, car il exalte l'individu en religion tout en imposant le collectivisme dans tous les autres domaines.

Le collectivisme séculier est inférieur à la vie personnelle et privée. Le but suprême de la communauté séculière est de faciliter et de sauvegarder la famille, l'amitié et la solitude. Les activités collectives sont nécessaires, mais elles sont des moyens, pas des fins.

La société chrétienne n'est pas un collectif (des unités interchangeables), mais un Corps. Les membres d'un Corps (comme dans une famille) sont des organes, essentiellement différents et complémentaires, chacun étant presque une espèce en soi. L'unité de l'Église est une unité de dissemblables.

Lewis soutient que l'égalité est un résultat de la Chute et un remède à celle-ci, car nous ne pouvons pas nous faire confiance les uns aux autres avec un pouvoir irresponsable. Mais dans l'Église, nous retrouvons nos réelles inégalités, où l'autorité exercée avec humilité et l'obéissance acceptée avec plaisir sont les lignes de vie de nos esprits.

La valeur de l'âme humaine, considérée en soi, est zéro ; si Dieu nous a aimés, c'est parce qu'Il est Amour, non parce que nous étions aimables. La personnalité véritable et éternelle n'est pas un point de départ, mais un objectif. Nous atteindrons la personnalité lorsque nous occuperons la place dans la structure du cosmos éternel pour laquelle nous avons été conçus. L'individu reçoit sa valeur par l'union avec le Christ.

V. On Forgiveness (Sur le pardon)

Lewis rappelle que nous devons pardonner les péchés des autres si nous voulons que Dieu nous pardonne les nôtres, sans exceptions. Le pardon de Dieu n'est pas une excuse : si l'on a une excuse parfaite, il n'y a rien à pardonner. Le vrai pardon signifie regarder le péché dans toute son horreur, et néanmoins être entièrement réconcilié avec la personne qui l'a commis. Le chrétien doit pardonner l'inexcusable, parce que Dieu lui a pardonné l'inexcusable.


Pourquoi la réserve fractionnaire est immorale.



Pour les penseurs libertariens, la réserve fractionnaire n’est pas seulement économiquement problématique : elle est fondamentalement immorale. Elle repose sur une tromperie, une violation du droit de propriété et une confusion volontaire entre deux types de contrats distincts : le dépôt et le prêt. Dans un système de réserve fractionnaire, une banque conserve seulement une fraction des dépôts reçus et prête le reste, tout en laissant croire à chaque déposant qu’il peut retirer son argent à tout moment. Cela revient à promettre simultanément la même somme à plusieurs personnes, ce qui est, en substance, une fraude.

Murray Rothbard, notamment, décrit la réserve fractionnaire comme une contrefaçon institutionnalisée. Si un particulier imprimait de la fausse monnaie, il serait arrêté ; mais quand une banque crée de la monnaie ex nihilo à partir des dépôts de ses clients, cela est considéré comme normal. L’acte est pourtant identique, à savoir l’émission de titres de propriété sans contrepartie réelle. En créant de la monnaie scripturale sur la base de réserves inexistantes, la banque prétend détenir une richesse qu’elle n’a pas. Cela viole, selon la logique du droit naturel, le principe fondamental de non-agression et de propriété légitime.

Les libertariens distinguent deux contrats légitimes :
1. Le dépôt à vue, où le déposant confie son argent à une institution pour qu’elle le garde en sécurité, accessible à tout moment.
2. Le prêt à terme, où le prêteur renonce temporairement à l’usage de son argent, en échange d’un intérêt.

Dans un monde cohérent avec le droit naturel, ces deux contrats ne peuvent être confondus. Si une banque utilise les fonds d’un dépôt à vue pour accorder un prêt, elle agit comme si elle était à la fois gardienne et emprunteuse, ce qui est une contradiction logique et juridique. L’argent ne peut pas être à la fois disponible pour le déposant et prêté à quelqu’un d’autre. C’est pourquoi Rothbard et Jesús Huerta de Soto affirment que la réserve fractionnaire est un délit de double propriété : une appropriation simultanée du même bien par deux individus.

Sur le plan moral, la réserve fractionnaire est une violation du contrat implicite entre le déposant et la banque. Le client pense confier son argent pour le garder, mais la banque le prête sans l’en avertir clairement. Cela s’apparente à une trahison de confiance, à un mensonge légalement toléré. En régime de marché libre, un tel comportement serait puni par la faillite et la perte de réputation. Mais comme l’État protège les banques, via la banque centrale, le cours forcé et l’assurance des dépôts, la fraude devient systémique, socialisée et perpétuelle.

C’est ici qu’intervient la critique libertarienne la plus virulente : la réserve fractionnaire est indissociable de l’existence de la banque centrale. Sans prêteur en dernier ressort, le système s’effondrerait au premier “bank run”. La banque centrale, en garantissant les dépôts et en injectant de la monnaie nouvelle, rend possible la perpétuation d’un mensonge économique. Elle socialise les pertes et privatise les gains. Cela constitue une alliance immorale entre l’État et la finance. C'est une banqueroute légalisée.

L’injustice morale de la réserve fractionnaire réside aussi dans son effet sur les plus faibles. En créant de la monnaie à partir du néant, les banques dévaluent le pouvoir d’achat de la monnaie existante. Cette inflation profite aux premiers bénéficiaires du crédit (banques, grandes entreprises, gouvernement) au détriment des derniers utilisateurs, c’est-à-dire les épargnants, les retraités et les salariés. Rothbard y voit un transfert de richesse caché, une forme subtile de vol légal. L’inflation n’est pas un phénomène naturel, c’est une politique organisée et une spoliation discrète.

D’un point de vue éthique, la monnaie doit être un instrument de confiance et de mesure stable des échanges. Quand la création monétaire devient illimitée, cette confiance est détruite. L’économie se transforme en jeu à somme nulle où l’information des prix devient fausse. Mises l’a montré dans La théorie de la monnaie et du crédit : la réserve fractionnaire introduit un déséquilibre structurel entre l’épargne réelle et le crédit artificiel. Ce déséquilibre engendre les cycles de boom et de récession. Derrière chaque crise financière moderne, il y a le même péché originel, à savoir la création de monnaie sans épargne préalable.

Les libertariens, fidèles à la philosophie du droit naturel, ne jugent pas l’économie selon ses effets statistiques, mais selon la légitimité morale des actions qui la composent. Une promesse impossible à tenir, même légale, reste immorale. Si toutes les banques étaient forcées de rembourser simultanément les dépôts qu’elles prétendent posséder, le système s’effondrerait immédiatement, preuve qu’il repose sur une fiction. Dans un marché libre, un tel système ne survivrait pas, seuls les dépôts à 100 % de réserves subsisteraient.

Rothbard, Hoppe ou de Soto voient dans la réserve fractionnaire un symbole du mensonge moderne, celui d’une prospérité sans production, d’une richesse sans travail, d’un crédit sans épargne. C’est la négation même de la responsabilité individuelle, un monde où la rareté est abolie par décret et où le droit est subordonné à la commodité politique. En d’autres termes, une économie sans vérité.

La seule solution juste, morale et logique consiste à revenir à une monnaie saine, fondée sur l’or ou sur tout autre actif physique impossible à créer arbitrairement. Dans un tel système, la création monétaire redevient l’expression de l’épargne réelle, non d’une illusion comptable. La transparence remplace la tromperie, la responsabilité remplace le privilège.

La critique libertarienne de la réserve fractionnaire n’est pas seulement technique, elle est éthique, presque spirituelle. Elle s’attaque au cœur du mensonge moderne, celui qui confond promesse et réalité, apparence et substance. Une société libre ne peut se construire sur un contrat falsifié. La monnaie doit être un instrument de vérité, ou elle devient un instrument d’esclavage. C’est pourquoi la réserve fractionnaire n’est pas seulement inefficace : elle est profondément, radicalement immorale.

mardi 28 octobre 2025

Gustave de Molinari, la liberté comme ordre naturel.




Gustave de Molinari (1819–1912) fut l’un des penseurs les plus radicaux du libéralisme classique et l’un des premiers à formuler ce qu’on appellera plus tard le libertarianisme. Disciple des économistes français Frédéric Bastiat et Jean-Baptiste Say, il pousse leur logique jusqu’à son extrême cohérence : si la liberté et la concurrence sont des principes universels, alors ils doivent s’appliquer à tous les biens et services, y compris à la sécurité et à la justice. Là où ses contemporains s’arrêtaient au seuil de l’État, Molinari osa franchir le pas et soutint que même les fonctions régaliennes pouvaient être assurées par des entreprises privées sur un marché libre.

Né à Liège et actif à Paris, Molinari participa aux débats intellectuels du XIXᵉ siècle sur le rôle de l’État et le fondement du droit. Son œuvre la plus célèbre, Les Soirées de la rue Saint-Lazare (1849), présente sous forme de dialogues les grands principes du libéralisme économique et moral. On y retrouve déjà les thèmes centraux de toute sa pensée : la propriété, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la concurrence comme loi fondamentale de la société. Pour Molinari, la société n’est pas une construction artificielle de l’État, mais un ordre spontané résultant de l’action libre des individus mus par leurs besoins et leur raison.

Sa philosophie repose sur un individualisme méthodologique absolu. L’individu est la seule réalité morale et sociale de base. Toute organisation collective ne tire sa légitimité que de la volonté des individus qui la composent. Dès lors, l’État, en prétendant détenir un monopole sur la force et la loi, se rend coupable d’une usurpation car il substitue à la coopération volontaire un pouvoir contraignant, c’est-à-dire la violence légale. Molinari ne rejette pas la loi en soi, mais il vitupère le monopole de sa production. Selon lui, la loi véritable est le produit du marché, un équilibre entre les intérêts, les contrats et la justice naturelle issue de la raison humaine.

Le fondement moral de sa philosophie est le droit de propriété. Tout droit découle de la propriété, et celle-ci découle du travail. L’homme est propriétaire de sa personne, de son corps, de ses facultés, de ses biens et des fruits de son travail. Ce droit est antérieur à toute législation et supérieur à toute autorité politique. La mission de la société n’est pas de redistribuer ou de réglementer, mais de garantir le libre exercice des droits naturels. Dès qu’un gouvernement outrepasse cette mission, il devient oppresseur.

L’un des aspects les plus révolutionnaires de Molinari est sa réflexion sur la sécurité. Dans un célèbre article de 1849 intitulé De la production de la sécurité, il soutient que la défense et la justice devraient, comme tout autre service, être offertes par des entreprises concurrentes. Chaque citoyen choisirait la compagnie de protection qui lui inspire le plus de confiance, selon le prix et la qualité du service. Cette idée, choquante pour l’époque, anticipait les analyses modernes des économistes libertariens tels que Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe ou David Friedman. Molinari y voit la conséquence logique du principe de libre concurrence : si celle-ci est source d’efficacité et de moralité dans tous les domaines, elle doit l’être aussi pour la sécurité.

Dans sa conception, l’État est économiquement inefficace et moralement dangereux. Inefficace, car il fonctionne en dehors des mécanismes du marché, dépensant sans responsabilité et sans sanction. Dangereux, car il tend naturellement à s’étendre au détriment des libertés individuelles. Plus il promet de bienfaits, plus il détruit la responsabilité et la vertu civique. Molinari voyait déjà, avant la montée des États-providence du XXᵉ siècle, les germes du collectivisme dans la mentalité assistée et la peur de la liberté.

Mais Molinari ne fait pas l'apologie du profit sans règle. Il repose sur une éthique naturelle, héritée du christianisme, où la liberté n’est pas licence, mais devoir. L’homme libre doit respecter la liberté d’autrui, tenir parole et assumer les conséquences de ses choix. Dans cette vision, l’économie et la morale convergent. Le marché n’est pas une jungle, c'est une école de responsabilité. La concurrence, bien loin de détruire la société, la civilise, car elle récompense la compétence, la probité et l’effort.

Molinari développe une théorie de l’ordre spontané avant Hayek. Il montre que les lois économiques, comme les lois physiques, opèrent sans plan central. La société trouve son équilibre dans la libre interaction des volontés. Les prix, les salaires, les contrats ne résultent pas d’un décret, mais d’un dialogue continu entre les besoins et les ressources. Intervenir, c’est troubler cet ordre naturel et produire des déséquilibres qui appellent encore plus d’interventions. C'est un cercle vicieux qui finit en servitude.

Sur le plan politique, Molinari prône la découverte de la loi par la liberté plutôt que son imposition par la force. L’histoire humaine, pour lui, est celle du lent affranchissement des individus face aux pouvoirs coercitifs : monarchie, Église autoritaire, État centralisé... Le progrès ne vient pas des réformes politiques, mais des révolutions morales et économiques qui rendent le pouvoir inutile. Il rêve d’un monde sans guerre ni privilèges, où la justice, la monnaie, l’éducation et même la diplomatie seraient des services libres, régulés par la concurrence et la réputation.

Molinari, à la différence de certains libéraux anglais, insiste sur la dimension morale et spirituelle de la liberté. L’homme, dit-il, ne se définit pas seulement comme producteur. Il est un être moral capable de prévoir, de choisir, de créer. Sa liberté est inséparable de sa dignité. Cette dimension humaniste explique pourquoi son libéralisme n’est pas matérialiste. Il ne cherche pas la maximisation du profit, mais l’harmonisation des intérêts par la raison.

Dans ses œuvres tardives, notamment L’Évolution économique du XIXᵉ siècle (1880) et Les Lois naturelles de l’économie politique (1887), il approfondit sa conviction que les lois économiques ne sont pas des conventions humaines, mais des lois morales universelles, analogues à celles de la physique. Vouloir les ignorer, c’est se condamner à la misère et au chaos. De là son mépris pour le socialisme, qu’il considère comme une révolte contre la nature même des choses, une tentative de reconstruire le monde sur la contrainte au lieu de la liberté.

Molinari, bien qu’économiste, ne fut jamais indifférent à la question de Dieu. S’il n’en fait pas une doctrine théologique, il considère la liberté humaine comme le reflet de l’ordre divin. Dans ses écrits les plus moraux, notamment Les Lois naturelles de l’économie politique, il évoque la Providence non pas comme une force arbitraire, mais comme la loi supérieure qui régit la création et que la raison découvre peu à peu. À ses yeux, Dieu n’est pas un législateur extérieur, mais l’auteur de ces lois naturelles que l’homme doit respecter s’il veut vivre en paix avec lui-même et avec les autres. La vérité économique, écrit-il, est « une vérité morale, une expression de l’ordre divin ». L’erreur économique (le socialisme, le monopole, la guerre) n’est pas seulement inefficace, elle est aussi un péché contre la loi naturelle. Ainsi Molinari rejoint la grande tradition du libéralisme chrétien du XIXᵉ siècle qui veut que la liberté n’est pas une invention humaine, mais une participation à l’ordre voulu par Dieu. Plus une société respecte les lois naturelles de la propriété, du travail et de la responsabilité, plus elle s’approche de la justice divine, c’est-à-dire d’un monde où la contrainte disparaît devant la raison et la foi dans l’harmonie providentielle.

Molinari meurt presque oublié, à l’âge de 93 ans, après avoir vu l’Europe sombrer dans le protectionnisme et les prémices de la guerre. Ses idées ressurgiront au XXᵉ siècle dans la pensée libertarienne américaine. Murray Rothbard le reconnaîtra comme le premier à avoir compris que la cohérence du libéralisme exige la disparition complète de l’État. Friedrich Hayek, sans le suivre jusqu’au bout, admirera sa lucidité sur les dangers de la planification.

La philosophie de Molinari peut se résumer ainsi : la liberté n’est pas un chaos, mais un cosmos. L’ordre naît du libre jeu des volontés rationnelles, pas de la contrainte. Là où règne la propriété privée, la responsabilité individuelle et le respect des contrats, la société s’auto-régule mieux que ne le fera jamais une administration. Le rôle de la science économique, dès lors, est de décrire ces lois et non de les violer.

Pour lui, la civilisation n’avance pas par les décrets, mais par la confiance dans la liberté créatrice de l’homme. L’État, en prétendant protéger les individus, les infantilise ; la liberté, elle, les oblige à devenir justes et intelligents. En ce sens, Molinari n’est pas seulement un économiste, il est un moraliste et un prophète d’un ordre social sans maître ni serviteur.

Son héritage demeure celui d’un penseur de la cohérence absolue : appliquer les principes du marché et du droit naturel jusqu’au bout, sans exception. Pour lui, il n’existe pas de “bon monopole”, toute concentration de pouvoir est une menace. Le marché n’est pas un lieu de cupidité, c'est une école d’autonomie. Et l’économie, loin d’être une science du profit, est une éthique de la liberté ordonnée, une vision du monde où chaque homme, en étant libre, contribue à l’harmonie du tout.