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vendredi 31 octobre 2025

Benjamin Constant nous explique les différences entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes.


Benjamin Constant (1767-1830), écrivain, penseur politique et grand orateur du début du XIXᵉ siècle, est l’un des premiers à avoir formulé avec une netteté saisissante la distinction entre deux formes de liberté : celle des Anciens, héritée des cités grecques et romaines, et celle des Modernes, propre aux sociétés européennes issues de la Révolution et de l’économie de marché. Son célèbre discours de 1819, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, expose cette différence fondamentale entre deux conceptions de la liberté, toutes deux précieuses, mais inadaptées l’une à l’autre dans des contextes différents.

1. Le contexte de Constant : l’Europe postrévolutionnaire

Benjamin Constant prononce son discours à une époque de transition : la France sort à peine des secousses de la Révolution et de l’Empire napoléonien. Les idéaux de 1789 ( liberté, égalité, souveraineté du peuple) ont été trahis par la Terreur puis déformés par la dictature impériale.
Il s’agit donc, pour lui, de réconcilier la liberté politique avec la stabilité.
Mais pour y parvenir, il faut d’abord comprendre que les hommes modernes ne peuvent pas vivre la liberté comme les citoyens de Sparte ou d’Athènes.

2. La liberté des Anciens : la collectivité d'abord

Pour les Anciens, la liberté signifiait participer directement au pouvoir souverain.
Le citoyen libre était celui qui votait les lois, jugeait les affaires publiques, décidait de la guerre ou de la paix.
Sa liberté résidait dans sa participation active à la cité, non dans la jouissance de droits individuels.
L’homme libre appartenait à la communauté politique : il se devait à la patrie, à la loi, au bien commun.
Mais cette liberté avait un prix.
Elle reposait sur un système excluant : seuls les citoyens mâles, libres et nés de parents citoyens participaient. Les femmes, les esclaves, les étrangers en étaient exclus.
Surtout, cette liberté collective exigeait une surveillance constante des affaires publiques, au détriment de la vie privée.
Pour les Anciens, dit Constant, « l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés ».
En d’autres termes, la liberté des Anciens, c’est la soumission de la sphère individuelle à la volonté collective. Le citoyen se sent libre parce qu’il participe, mais son intimité, ses opinions, ses choix personnels sont contrôlés ou absorbés par la communauté.

3. La liberté des Modernes : l’autonomie individuelle

Chez les Modernes ( c’est-à-dire les Européens des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles), la société a changé d’échelle.
Les cités antiques de quelques milliers d’habitants ont laissé place à de vastes nations de millions de citoyens.
Le commerce, l’industrie, la circulation des richesses ont transformé la vie publique.
L’homme moderne ne veut plus passer ses journées à voter sur l’agora : il veut vivre, travailler, choisir, penser, aimer, sans contrainte.
Ainsi, la liberté moderne est avant tout individuelle.
C’est la liberté de faire ce que l’on veut de sa vie, tant qu’on ne nuit pas à autrui.
C’est la liberté de conscience, de presse, d’expression, de religion, d’association.
C’est le droit de posséder, d’entreprendre, de voyager, d’exister pour soi-même.
Constant écrit : « La liberté des Modernes consiste dans la jouissance paisible de l’indépendance privée. »
Cette liberté suppose la garantie des droits individuels et l’existence d’un État limité, qui ne gouverne pas les âmes.

4. Une confusion dangereuse : vouloir la liberté des Anciens dans le monde moderne !

Constant met en garde contre une tentation mortelle : celle de vouloir ressusciter la liberté des Anciens dans les sociétés modernes.
C’est selon lui la grande erreur de la Révolution française.
Les révolutionnaires, inspirés par Rome et Sparte, ont voulu imposer la vertu civique, la participation constante, la soumission de l’individu à la volonté générale, au prix de la terreur et du sang.
Mais, dit Constant, les Modernes n’ont plus ni le temps, ni le goût, ni la structure sociale pour vivre ainsi.
Le commerce a remplacé la guerre, le travail individuel a remplacé le service public permanent.
Vouloir faire des citoyens modernes des Spartiates, c’est méconnaître la nature du monde moderne.
C’est pourquoi la Révolution, en voulant fonder la liberté sur la vertu collective, a fini par la détruire.

5. L’équilibre nécessaire : participation et indépendance

Pourtant, Constant ne rejette pas toute idée de participation politique.
Il sait que la liberté moderne peut dégénérer en égoïsme, en indifférence au bien commun, en apathie civique.
Les citoyens qui ne se mêlent plus jamais de politique finissent par perdre même leurs droits privés, car un pouvoir non surveillé devient despotique.
Il faut donc un équilibre : conserver la liberté individuelle comme cœur de la vie moderne, mais maintenir la participation politique comme garde-fou.
La liberté moderne doit donc combiner la protection de l’indépendance privée, avec la possibilité d’un contrôle collectif des gouvernants, par des élections, des assemblées, une presse libre.
Ainsi, Constant fonde une conception libérale et représentative de la politique : la liberté ne consiste plus à décider soi-même des lois, mais à choisir ses représentants et à garantir ses droits.

6. La postérité de Constant

Le discours de Constant influence Tocqueville, Mill, Guizot, et plus tard les penseurs constitutionnalistes du XIXᵉ siècle.
Il montre que la liberté politique n’est pas l’égalité absolue, mais la limitation du pouvoir, la protection des droits, la tolérance et la diversité.
Face au despotisme jacobin comme face à l’autoritarisme impérial, Constant défend la liberté civile : celle qui laisse respirer les consciences, qui permet la pluralité, l’autonomie, la vie privée.
Son œuvre est à la fois une leçon d’histoire et un avertissement moral : « Que les peuples modernes ne sacrifient pas leur indépendance individuelle à un rêve antique d’unité et de vertu politique. »

8. En bref

Benjamin Constant ne choisit pas la facilité : il ne prône ni le repli égoïste des individus, ni la fusion du citoyen dans la masse.
Il cherche à réconcilier la liberté avec la modernité, à penser un monde où chacun puisse être libre en lui-même et dans la cité, sans être ni esclave du pouvoir, ni prisonnier de la foule.
C’est là le cœur de son message : la liberté des Modernes n’est pas moins noble que celle des Anciens ; elle est simplement différente, parce qu’elle place la dignité de l’individu au centre de la vie politique.