BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

vendredi 31 octobre 2025

Connaissez-vous le marginalisme ?

Carl Menger

Dans l’École autrichienne d’économie (voir les articles précédents), le marginaliste est un penseur (en général un économiste) qui adhère à la théorie de la valeur marginale.

Autrement dit, il considère que la valeur d’un bien ou d’un service ne dépend pas de sa quantité totale ni de son coût de production, mais de l’utilité de sa dernière unité disponible, celle qu’on appelle l’utilité marginale.

Que signifie cette idée ?

Cela veut dire que la valeur d’un bien est déterminée non par sa nature ou son essence, mais par l’importance subjective que lui accorde un individu à la marge, c’est-à-dire pour la dernière unité qu’il consomme ou possède.

Cette approche bouleverse la logique économique des classiques (comme Ricardo ou Marx), qui expliquaient la valeur par le travail nécessaire à la production d’un bien.

L’École autrichienne, née à Vienne à la fin du XIXᵉ siècle, est justement issue de ce tournant marginaliste, avec trois figures fondatrices : Carl Menger (Autriche, 1871), William Stanley Jevons (Angleterre, 1871) et Léon Walras (France/Suisse, 1874).

Chacun, indépendamment des autres, a renversé la conception classique de la valeur pour introduire une approche subjective, individuelle et contextuelle.

Selon l’École autrichienne :

  • la valeur vient des préférences individuelles, non des caractéristiques objectives du bien ;

  • le calcul économique repose sur les évaluations subjectives des acteurs ;

  • l’économie doit être comprise comme le résultat d’actions humaines intentionnelles, et non comme un système mécanique d’équilibres mathématiques.

Un marginaliste, pour l’école autrichienne, est donc un économiste qui explique la valeur, le prix et les choix économiques à partir de l’utilité marginale subjective des individus.

1. Le paradoxe de l’eau et des diamants

Pourquoi l’eau, indispensable à la vie, vaut-elle moins que le diamant, parfaitement inutile à la survie ?

Pour les marginalistes, la réponse est simple : l’eau est abondante, donc son utilité marginale — l’utilité de la dernière unité consommée — est faible.

Le diamant, lui, est rare ; chaque unité supplémentaire a donc une utilité marginale très élevée.

Valeur subjective → rareté → prix élevé.

Dans le désert, l’ordre s’inverse : l’eau devient rare, sa valeur marginale explose.

La valeur n’est donc pas absolue, mais contextuelle et subjective. Ce n’est pas la nature du bien qui compte, mais la situation dans laquelle on se trouve.

 2. Le pain du boulanger

Prenons maintenant un exemple concret : un boulanger autrichien qui produit cinq pains par jour.

- L’usage personnel (valeur d’usage)

S’il gardait ses pains pour lui, il les utiliserait selon un ordre de priorité :

  1. Le premier pour nourrir sa famille.

  2. Le deuxième pour échanger contre du beurre.

  3. Le troisième pour offrir à un ami.

  4. Le quatrième pour nourrir son chien.

  5. Le cinquième pour donner aux oiseaux.

À mesure que les besoins essentiels sont satisfaits, l’utilité marginale de chaque pain supplémentaire diminue.

S’il perd un pain, il renoncera à la satisfaction la moins urgente : nourrir les oiseaux (par exemple).

Cette hiérarchie montre comment il évalue la valeur subjective de chaque unité de son bien.

- La vente (valeur d’échange)

Lorsqu’il vend ses pains sur le marché, le boulanger ne fixe pas son prix en fonction de la quantité de travail fournie, mais selon ce que les acheteurs sont prêts à payer.

Chaque client accorde une valeur subjective différente au pain : le premier, affamé, paierait cher ; le suivant, un peu moins ; et ainsi de suite.

Plus les pains sont disponibles, plus leur utilité marginale décroît : la satisfaction procurée par un pain supplémentaire devient plus faible.

Le prix de marché s’établit donc au niveau où le dernier acheteur estime que le pain vaut exactement ce qu’il paie.

La valeur d’échange ne dépend ni du travail du boulanger, ni du coût des ingrédients, mais de l’évaluation subjective des acheteurs à la marge.

En résumé :

  • la valeur ne vient pas du travail, mais de la satisfaction retirée du bien ;

  • chaque acheteur attribue une valeur marginale différente au même produit ;

  • le prix de marché émerge des évaluations subjectives croisées de tous les participants.

Le boulanger produit : l’offre augmente.

Les clients achètent : la demande décroît.

Le prix s’établit là où l’utilité marginale du dernier acheteur égale le coût marginal de production du boulanger.

3. L’innovation technologique et la baisse des prix

Prenons le cas des smartphones ou des téléviseurs plats.

À leur apparition, ces produits étaient rares, recherchés, et leur utilité marginale très forte : tout le monde voulait en avoir un.

Aujourd’hui, ils sont produits en masse et accessibles à presque tous : leur utilité marginale a baissé, et avec elle, le prix.

Pour les autrichiens, ce n’est pas parce que ces produits sont “moins bons” qu’ils valent moins cher (tout le monde sait que c'est le contraire), mais parce que les besoins prioritaires qu’ils satisfaisaient sont désormais comblés.

L’innovation change donc la rareté relative d’un bien, et avec elle, sa valeur subjective.

4. L’échange volontaire

Carl Menger et Böhm-Bawerk insistent : un échange n’a lieu que si chacun valorise davantage ce qu’il reçoit que ce qu’il donne.

Par exemple : Alice a trop de pommes, Bob trop d’oranges.

Pour Alice, l’utilité marginale d’une pomme supplémentaire est faible, tandis que pour Bob elle est forte — et inversement pour les oranges.

L’échange se produit lorsque leurs valeurs subjectives se croisent.

Cette logique explique aussi bien les trocs d’autrefois que les transactions modernes sur Vinted, eBay ou LeBonCoin : chacun y trouve un gain subjectif d’utilité.

5. Le prix de l’essence

L’essence illustre parfaitement la valeur marginale.

Quand votre réservoir est presque vide, chaque litre d’essence a pour vous une utilité énorme : il t’évite la panne et te permet de continuer ta route.

Mais quand votre réservoir est plein, un litre de plus ne sert à rien.

Si, pour une raison ou une autre (crise, guerre, embargo), l’essence devient rare, son utilité marginale — et donc son prix — s’envolent.

Les fluctuations du prix de l’essence reflètent souvent la perception de la rareté, bien plus que les seuls coûts de production.

6. Les biens immatériels

Dans l’économie numérique, le raisonnement autrichien trouve une confirmation éclatante.

Le premier exemplaire d’un logiciel coûte très cher à produire, mais chaque copie supplémentaire coûte presque zéro.

Pourtant, la valeur du logiciel ne dépend pas du coût, mais de l’utilité perçue par chaque utilisateur : un outil indispensable a plus de valeur qu’un gadget, même s’ils coûtent le même effort à produire.

Ainsi, l’École autrichienne montre que la valeur est toujours subjective et marginale, jamais strictement “objective” ou “matérielle”.

Ce n’est pas le travail qui confère la valeur, mais le jugement humain, toujours changeant, toujours contextuel.