Pour Murray Rothbard (1926-1995), fondateur du libertarianisme moderne, l’État est une horreur morale et économique parce qu’il incarne la négation même du principe de liberté individuelle. Cette condamnation repose sur une triple critique : morale, économique et épistémologique.
1. La critique morale : l’État comme institution de la coercition
Rothbard définit l’État comme l’unique institution qui revendique le monopole de la violence légitime sur un territoire donné, selon la formule wébérienne qu’il reprend pour la subvertir. Cette prétention est moralement illégitime, car elle repose sur la contrainte et la spoliation.
Dans For a New Liberty (1973) et The Ethics of Liberty (1982), il soutient que tout individu est propriétaire de lui-même et de ses fruits légitimement acquis. Dès lors, toute intervention de l’État (impôt, conscription, régulation) constitue une violation du droit naturel de propriété.
L’impôt, notamment, est assimilé à un vol institutionnalisé : l’État s’approprie le produit du travail d’autrui sans consentement, en usant de la force. Rothbard écrit : « L'impôt c'est le vol. » Ce n’est pas une métaphore, mais une thèse littérale, centrale, fondamentale. L’État n'est pas un garant du droit, c'est le plus grand voleur et criminel de l’histoire, car il vit de la coercition et de la prédation.
2. La critique économique : l’État comme source d’inefficacité et de destruction
Sur le plan économique, Rothbard s’inscrit dans la tradition de l’École autrichienne d’économie, héritée de Mises et Hayek. Il démontre que l’État, en faussant les mécanismes du marché libre, détruit la coordination spontanée des actions humaines. Toute intervention (subvention, planification, création monétaire) engendre des distorsions et des crises.
Dans Man, Economy, and State (1962), Rothbard développe une économie intégralement fondée sur l’action volontaire et les échanges libres. Il y démontre, dans la lignée de Mises, que le calcul économique rationnel est impossible sans prix de marché. Dès lors, tout socialisme ou étatisme conduit inévitablement à la désorganisation.
Loin d’être un rempart contre le chaos, l’État est l’origine même du désordre social et économique, puisqu’il substitue la coercition à la coopération. L’économie de marché est un ordre moral et rationnel, tandis que l’État représente le règne de la contrainte et de l’arbitraire.
3. La critique épistémologique : l’État comme illusion légitimatrice
Rothbard va plus loin : l’État est une illusion idéologique, un système de croyances destiné à justifier la domination. Il parle souvent de l’« appareil de propagande » de l’État, c’est-à-dire des institutions (école, médias, universités) qui inculquent aux citoyens l’idée que l’État serait nécessaire, voire bienveillant.
Cette mystification repose sur l’idée que l’État incarnerait « la société » ou « le bien commun ». Or, pour Rothbard, l’État et la société sont des entités antagonistes. La société repose sur la coopération volontaire, l’État sur la coercition. La célèbre formule de Anatomy of the State (1974) résume cette opposition :
« L’État est l’organisation, dans la société, qui cherche à conserver le monopole de l’usage de la force et de la violence sur un territoire donné ; il vit de l’impôt, qui constitue un vol, et de la falsification monétaire, qui constitue une fraude. »
Autrement dit, l’État vit du vol (l’impôt) et de la fraude (l’inflation), tout en se présentant comme le protecteur du bien commun.
4. L’État comme obstacle à la société libre
Rothbard ne se contente pas de dénoncer, il propose une alternative. Il défend une société anarcho-capitaliste, libertarienne, fondée sur le droit naturel et les interactions contractuelles.
Dans cette société, toutes les fonctions dites « régaliennes » (police, justice, défense) seraient assurées par des agences privées concurrentes, rémunérées librement par les individus.
Ce modèle ne cherche pas à abolir le droit, mais à le désétatiser. La justice et la sécurité deviennent des services soumis à la logique du marché et au consentement. Ainsi, Rothbard pousse jusqu’à son terme le raisonnement de Nozick, qu’il juge incohérent : si l’État minimal est légitime, pourquoi pas l’État encore plus minimal, voire aucun État du tout ? Pour lui, toute concession au monopole étatique est une trahison du principe de liberté.
5. Une horreur historique : la domination au nom de la protection
Rothbard conçoit l’histoire des États comme une succession d’actes de conquête.
Nul État, selon lui, n’a jamais été fondé par un « contrat social », mais toujours par la violence, la guerre ou la domination d’une minorité sur une majorité. L’État moderne n’est qu’un prolongement raffiné de cette structure prédatrice, utilisant la légalité pour masquer la coercition.
Il écrit dans Power and Market (1970) : « L’État est l’organisation des moyens politiques — l’usage systématique de la force et de la coercition pour le pillage des biens et du travail d’autrui. »
L’État est donc une horreur non seulement morale mais anthropologique. Il pervertit la nature sociale de l’homme en institutionnalisant la violence.
Bref, pour Murray Rothbard, l’État est une horreur parce qu’il concentre en lui le mal politique absolu :
• il viole les droits naturels en contraignant les individus ;
• il détruit la coopération libre en faussant les mécanismes économiques ;
• il manipule les consciences en se présentant comme protecteur.
Là où d’autres voient dans l’État un instrument de civilisation, Rothbard y voit une inversion morale de la civilisation. La substitution de la force au consentement, du privilège à la responsabilité, du pouvoir à la liberté.