BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

mardi 28 octobre 2025

Aux sources de la liberté : le génie de l’école autrichienne.




L’école autrichienne d’économie, née à Vienne à la fin du XIXᵉ siècle, n’est pas une doctrine monolithique mais une tradition intellectuelle cohérente, fondée sur une méthode, une anthropologie et une logique distinctes. Elle repose sur la conviction que l’économie est une "science de l’action humaine" (praxéologie) et que ses lois sont rationnelles, déductives, qualitatives et universelles. Cette école n’a cessé d’opposer sa méthode à celle des écoles positivistes, mathématiques ou keynésiennes, pseudo scientifiques. Ses auteurs expliquent que les phénomènes économiques ne peuvent être compris qu’à partir du sens subjectif des actions des individus.

Son acte de naissance remonte à 1871, lorsque Carl Menger publie Principes d’économie politique, ouvrage fondateur où il rompt avec le matérialisme économique classique et introduit la notion de valeur subjective. Pour Menger, la valeur d’un bien ne vient pas de la quantité de travail incorporée, mais de l’utilité que l’individu lui attribue en fonction de ses besoins et de ses préférences. Cette révolution conceptuelle, appelée la « révolution marginaliste », marque la fin de la théorie prétendument objective de la valeur. L’économie devient la science des choix : chaque être humain agit pour substituer à un état de choses jugé moins satisfaisant un état de choses jugé meilleur.

La logique autrichienne est fondée sur un axiome premier : l’homme agit (homo agens). De cette vérité a priori, Ludwig von Mises tirera l’ensemble de la science économique dans Human Action (1949). L’économie devient une science déductive de l’action rationnelle. Les lois économiques ne sont pas des moyennes statistiques, mais des relations logiques entre des catégories d’action : le choix, le coût d’opportunité, le temps, la rareté, la préférence. Mises rejette l’idée que ces lois puissent être vérifiées par l’expérience, car elles découlent de la structure même de la raison humaine. L’expérimentation n’est possible que dans les sciences physiques ; l’économie, elle, décrit la logique universelle des interactions humaines.

De cette méthode découle la critique radicale du collectivisme et de l’ingénierie sociale. Puisque la connaissance économique est dispersée entre des millions d’acteurs, aucun planificateur central ne peut agréger les informations nécessaires à une allocation efficace des ressources. Friedrich Hayek, élève de Mises, développe cette idée dans son célèbre essai The Use of Knowledge in Society (1945). Il y explique que le marché n’est pas un mécanisme matériel, mais un processus cognitif : un système de signaux qui transmettent l’information sur la rareté, les préférences et les opportunités. Le prix n’est pas une donnée arbitraire, mais une condensation d’informations locales qu’aucune autorité ne peut reproduire.

Le marché, selon Hayek, n’a pas besoin d’un plan : il est le plan. Ce n’est pas un ordre imposé, mais un ordre spontané, une coordination émergente des actions individuelles. L’école autrichienne se distingue ainsi par sa philosophie du désordre fécond : la complexité du marché libre dépasse la compréhension des économistes eux-mêmes, et toute tentative d’imposer une régulation centrale détruit la souplesse de ce système auto-organisé. Le socialisme échoue non par manque de bonne volonté, mais par impossibilité logique car il prétend planifier ce qui, par nature, ne peut être connu qu’à travers la libre interaction des acteurs.

Cette approche implique un individualisme méthodologique radical (qui n'a rien à voir avec un quelconque égoïsme moral). Tout est à rapporter à l'individu. Pour comprendre un phénomène collectif, il faut le ramener aux motivations, aux croyances et aux attentes des individus qui le composent. L’école autrichienne refuse toute entité supra-individuelle. En réalité, ni « la société », ni « le capital », ni « l’État » n’agissent : seuls les individus agissent. C’est cette réduction systématique qui donne à la praxéologie son pouvoir explicatif. La société n’est pas un organisme ayant une âme et une volonté propre, détachée du concret, mais un réseau d’actions concertées et échangées.

Le rôle du capital y est interprété selon une vision temporelle. Eugen von Böhm-Bawerk, successeur de Menger, explique que le capital n’est pas simplement une somme d’outils, mais une structure temporelle de production. L’intérêt, loin d’être un vol, est le reflet de la préférence temporelle. Les individus valorisent davantage un bien présent qu’un bien futur, et cette différence justifie le taux d’intérêt. L’école autrichienne en déduit que la manipulation artificielle des taux d’intérêt par les banques centrales provoque des distorsions massives et rend les investissements trop longs par rapport à la disponibilité réelle de l’épargne. C’est la théorie autrichienne du cycle économique, développée par Mises et Hayek. Le crédit facile crée une illusion de prospérité, mais finit en crise quand la réalité des ressources se rappelle à l’économie.

D’où la critique centrale : l’école autrichienne rejette la banque centrale comme institution illégitime et destructrice. En imposant une monnaie fiduciaire et en contrôlant les taux, elle fausse la structure du capital et dégrade la confiance. Les "autrichiens" défendent une "monnaie marchandise", généralement l’or, ou une monnaie librement choisie sur le marché. La création monétaire par décret étatique est assimilée à une forme de vol légal, un transfert de richesse invisible des épargnants vers les débiteurs publics. Murray Rothbard poussera cette logique à son terme. Pour lui, la réserve fractionnaire elle-même est frauduleuse, car elle repose sur la promesse simultanée de sommes non disponibles.

Sur le plan moral, cette école s’oppose à la conception utilitariste dominante. Mises, bien qu’il se veuille « wertfrei » (neutre sur les valeurs), admet que le libre marché est la seule structure compatible avec la coopération pacifique. Rothbard, dans L'Éthique de la liberté (1982), fait franchir à l’école autrichienne un pas décisif et fonde l’économie sur le droit naturel. Toute coercition viole le principe de non-agression et détruit la base morale du contrat. L’économie devient alors inséparable de la philosophie politique. Défendre le marché, c’est défendre le droit de propriété, la responsabilité individuelle et la liberté de contracter.

Cette tradition a une cohérence interne très forte : une anthropologie réaliste, une épistémologie a priori, une éthique de la liberté. L’homme y est à la fois limité et rationnel. Limité dans sa connaissance, rationnel dans ses choix. L’ordre social légitime n’est pas celui qu’on impose, mais celui qui émerge des échanges volontaires. D’où le rejet non seulement du socialisme, mais aussi du keynésianisme, que les autrichiens accusent de vouloir manipuler la demande par des politiques inflationnistes. Pour eux, la relance par la dépense publique ne crée pas de richesse ; elle déplace simplement les ressources, tout en masquant les erreurs de production antérieures.

La logique autrichienne ne sépare jamais économie et philosophie. Hayek, dans The Fatal Conceit, voit dans le socialisme l’orgueil de la raison planificatrice, cette « présomption fatale » de croire que l’esprit humain peut réinventer un ordre meilleur que celui que des siècles d’expérimentation sociale ont produit spontanément.

L’école autrichienne est aussi une philosophie de l’humilité. Elle rappelle que la connaissance est locale, que la morale et la culture sont enracinées dans la pratique, et que toute tentative de réécrire la société comme une équation conduit à la servitude.

Les autrichiens insistent également sur la responsabilité personnelle. La liberté économique implique la possibilité de l’échec. L’État-providence, en socialisant les pertes, détruit la vertu d’apprentissage qu’offre le marché. Hayek voyait dans le welfare state un glissement insidieux vers la dépendance morale. Rothbard et Hans-Hermann Hoppe, plus radicaux (et logiques), vont jusqu’à considérer que toute taxation est une spoliation légalisée, incompatible avec la propriété de soi.

Le rôle de l’État, pour cette école, est donc minimal, voire nul. Mises admettait encore un État « veilleur de nuit », chargé d’assurer la justice et la défense. Rothbard et Hoppe soutiennent que même ces fonctions peuvent être privatisées, la sécurité et l’arbitrage pouvant être fournis par des agences concurrentes. L’utopie autrichienne n’est pas le chaos violent, mais tout au contraire une société d’ordre spontané fondée sur le contrat libre et la réciprocité.

Ce fond théorique conduit naturellement à une méfiance profonde envers les alliances militaires, les manipulations monétaires et les politiques impériales. Beaucoup d’autrichiens contemporains, dont Hoppe, critiquent les États-Unis et Israël pour leur usage de la force au nom de la démocratie ou de la stabilité financière mondiale. Pour eux, nul État n’a le droit de prétendre incarner la liberté tout en maintenant des structures coercitives. La liberté ne s’exporte pas, elle se vit.

Cette école ne se limite pas à une critique mais propose une vision anthropologique complète. Le marché n’est pas un lieu de compétition brutale, mais un processus de coopération pacifique où chacun sert les autres en cherchant son propre bien. La monnaie libre, le contrat volontaire et la propriété privée sont les conditions d’une société civilisée, non seulement son résultat.

La logique autrichienne est une logique de la réalité humaine. Elle part du choix, du temps et de la responsabilité, pour reconstruire une science de l’ordre sans architecte, de la richesse sans spoliation, de la liberté sans utopie. Elle refuse le scientisme, le constructivisme et la politique de l’ingénieur social, pour leur substituer la confiance dans la rationalité dispersée des individus.

En un mot : pour l’école autrichienne, la société n’a pas besoin d’être sauvée par le pouvoir, elle a seulement besoin d’être libérée.