Ce livre passionnant d'Olivier Clément propose une réflexion profonde sur la nature du temps et sa signification à travers le prisme de la théologie orthodoxe. L'auteur y aborde la valeur accordée à l'histoire et à l'historicité personnelle, qu'il lie intimement à la révélation biblique d'un absolu personnel appelant à la déification. Clément explore comment les conceptions occidentales du temps, comme le mythe du progrès ou la dialectique hégélienne, ont laïcisé ou dégradé des racines théologiques judéo-chrétiennes.
L'ouvrage s'articule autour de la confrontation des diverses visions du temps avec la perspective chrétienne, en particulier orthodoxe.
I. Le temps cyclique et ses limites
Olivier Clément commence par examiner les conceptions non-bibliques du temps, qu'il désigne, suivant le P. Daniélou, comme les religions "cosmiques". Celles-ci perçoivent l'histoire comme une déchéance, une altération progressive de l'état originel paradisiaque. La temporalité y est ambivalente : la répétition cyclique est vue comme un retour au Paradis pour les communautés archaïques, et comme un signe d'enfer pour les hautes cultures ascétiques et rationalistes. Pour l'homme "primitif", le temps authentique est le "soudain" de la cosmogénèse où temps et éternité s'unissent. La Chute a brisé cette béatitude première, et l'effort archaïque vise à abolir la condition déchue pour retrouver la condition paradisiaque, souvent par des rites cycliques (nouvel an, orgies) qui miment la destruction et la recréation. La danse est un symbole majeur où le temps se résorbe dans la simultanéité de l'espace.
Clément identifie un caractère "nocturne et tragique" à cette vision, conduisant à la "terreur du temps" hindoue. L'évasion se cherche alors dans l'impersonnalité de l'orgie ou dans la gnose intellectuelle.
La pensée grecque, dès l'époque pré-socratique et particulièrement avec le pythagorisme et le stoïcisme, a systématisé la conception cyclique et l'idée de l'"éternel retour". Pour les Grecs, la plénitude de l'être est une éternité stable et immobile, tandis que le devenir appartient aux degrés inférieurs de la réalité. Le temps y est un processus régressif, un tarissement ontologique qui nécessite une "apocatastase" pour recommencer le cycle. La gnose, contemporaine ou antérieure au christianisme, partage une analyse du temps quasi identique à celle du bouddhisme, le voyant comme une prison, une illusion, un "néant substantialisé". L'homme gnostique cherche à "sortir du temps" par la "connaissance" de sa nature éternelle.
L'Inde post-védique a développé une doctrine "majestueuse et terrifiante" des cycles cosmiques (mahâyuga, kalpa), régis par une loi implacable de manifestation-dissolution. Le kali yuga, l'âge des ténèbres, décrit une dégradation profonde où seule la propriété confère le rang et le mensonge la réussite. Cette répétition indéfinie retire toute réalité à l'existence temporelle, la réduisant à une illusion (mâyâ). La "terreur du temps" bouddhiste perçoit le présent comme une "néantisation perpétuelle". L'éternité, dans ces traditions, est statique, définie a contrario du temps.
II. Le temps dans la tradition chrétienne
L'Orthodoxie, bien que reconnaissant la "terreur du temps" hindoue dans son ascèse, s'en distingue fondamentalement. La spiritualité orthodoxe assume les intuitions positives des religions cosmiques, considérant l'Église comme le "Paradis retrouvé" et le cosmos comme une "bible divine". Cependant, elle opère un "exorcisme et dépassement" des conceptions archaïques et systématisées. Elle ne cherche pas à abolir le temps dans une éternité statique, mais à célébrer la "véritable éternité qui s'oppose si peu au temps qu'elle se révèle en son cœur-même".
Le livre met en lumière quatre propositions majeures concernant la nouvelle valorisation du temps dans le christianisme:
1. L'éternité de Dieu ne se définit pas contre le temps. L'anthropomorphisme biblique exprime l'engagement de Dieu dans le temps, un "rapport nuptial" entre temps et éternité. L'éternité divine transcende le changement du temps et l'immutabilité de l'éon. L'Incarnation révèle la plénitude de la Trinité dans le tissu temporel de l'existence du Christ. La véritable éternité est révélée par le temps, où foi, espérance et amour font mûrir les instants de la rencontre.
2. Le temps est une créature, donc il est bon et a un sens. Le monde et le temps ont été créés ensemble "in principio", un "soudain" intemporel dont l'explosion créatrice suscite le temps. La création est "distancement", une temporalité ontologique. Le temps paradisiaque était un "miracle permanent", un temps de croissance et d'élan vers Dieu. La Chute l'a corrompu, le transformant en "temps-répétition", "temps de l'absence", mais il n'est pas entièrement déchu. Dieu l'utilise comme "temps-épreuve", une "pédagogie" divine pour la prise de conscience de l'indigence humaine.
3. La valeur du temps est liée à la révélation de la personne et de l'amour. Dieu, par "libre amour", accepte de "se mettre en cause" et de susciter une autre liberté, celle de l'homme. L'histoire est un dialogue où la parole humaine a son importance. L'espace s'ordonne au temps de la rencontre entre Dieu et l'homme, remplaçant le cosmos parfait. La liberté humaine est supérieure aux astres qui exécutent "servilement" la volonté divine.
4. Dans le Royaume, le temps est appelé à se transfigurer. L'Apocalypse annonce qu'il n'y aura "plus de temps" (chronos), signifiant non pas sa disparition mais sa transfiguration. Le temps cyclique est libéré de la stérilité et devient "fécondité pure", "vie pure". L'eschatologie chrétienne est une "épectase", une dilatation éternelle et une croissance inépuisable dans le bien.
III. L'économie du Fils : temps récapitulé et libéré
L'Incarnation du Christ est le cœur de cette transfiguration. La kénose du Fils, son abaissement, révèle la "vivante intimité" de la Trinité. Le temps, pour le Christ, est une "réceptivité intégrale" à la volonté du Père, une succession où chaque instant est un don pur. Sa Résurrection change le sens du temps déchu, le transformant en "mystère d'amour" et "source de vie éternelle". La mort, assumée par le Christ, est "vaincue", devenant un passage vers la Vie.
Le Christ est le nouvel Adam, récapitulant toute la création et l'histoire. Il est la "troisième incarnation du Verbe" (après le cosmos et l'histoire sainte), donnant sens aux deux premières. La typologie biblique n'est pas un simple jeu d'images, mais une "réelle participation" au destin du Christ. Les fêtes agraires de l'Ancien Testament deviennent des "mémoriaux" historiques, qui, en Christ, trouvent leur accomplissement et leur transfiguration (Noël au solstice, Pâques au printemps, le dimanche comme "huitième jour" symbolisant l'origine et la fin). L'histoire en Christ est "terminée" car la plénitude est offerte, mais elle continue car elle est une "libre appropriation" de cette grâce par chaque personne.
IV. L'économie du Saint-Esprit et le temps déifié
La Pentecôte marque le début de "l'économie du Saint-Esprit", qui assure la sainteté objective de l'Église comme Corps du Christ et ouvre à chaque personne la voie de la déification. La "mémoire" liturgique de l'Église n'est pas psychologique mais "ontologiquement réaliste", actualisant les événements christologiques. Les sacrements (baptême, Eucharistie) sont des "théophanies" où le temps révèle l'éternité. Le temps sacramentel est un "temps déifié".
L'action de l'Esprit Saint est une kénose, un effacement pour assurer l'écoulement de la divinité. Il révèle la personne du Fils sans s'imposer. Le temps de l'Église est celui de "l'acquisition du Saint-Esprit". La tension entre le temps et l'éternité perdure dans l'histoire, qui est un "combat apocalyptique". L'Antéchrist est permis par Dieu pour rendre le choix "inéluctable". Pour les croyants, l'histoire devient une "fulguration d'éternité".
Le caractère eschatologique du temps de l'Église est fondamental. La "nouvelle naissance" (baptême) projette l'eschatologie sur le présent. La Prière de Jésus ("eucharistie intériorisée") sature le temps humain d'éternité, transformant chaque instant en rencontre divine. La sophrosynè (chasteté/intégrité) est un mystère eschatologique qui anticipe le monde à venir. Le mariage chrétien est aussi appelé à prophétiser la Fin, en tant que "petite église" reflétant l'union du Christ et de l'Église.
La construction du Royaume de Dieu n'est pas une œuvre collective terrestre, mais se situe au plan de la personne, "dans le temps, mais pour l'éternité". L'historien chrétien doit percevoir l'histoire comme un lieu d'exercice des libertés et de rencontre avec autrui. Le chrétien vit comme un "étranger" dans ce monde, relativisant les pouvoirs humains.
Clément s'oppose à la conception romaine du "développement du dogme" comme une croissance organique ou une explicitation d'une vérité inconsciente. Pour l'Orthodoxie, la Tradition est la vie même du Saint-Esprit dans l'Église, la lumière qui fait saisir la Révélation, et les dogmes sont des expressions partielles qui protègent le mystère par l'apophase et l'antinomie.
Enfin, l'Église orthodoxe confesse une "apocatastase naturelle" (transfiguration de l'univers) mais non nécessairement "personnelle". Elle ne limite ni la miséricorde de Dieu ni la liberté de l'homme de refuser l'amour divin. Elle prie pour tous les morts, espérant leur délivrance, car l'amour de Dieu, refusé, devient souffrance insupportable. Le Christ est descendu en enfer pour le détruire.
L'Église, en tant que "sacrement du monde à venir", proclame l'imminence du Royaume et œuvre à la transfiguration du temps de la mort en "amour, c'est-à-dire Unitrinité". Le chrétien est invité à trouver la paix intérieure pour que des "multitudes se sauvent à ses côtés", vivant dans le monde sans être du monde, et faisant de l'amour divin la clé de toute action.