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vendredi 5 septembre 2025

Byzance la secrète.




L'introduction de l'ouvrage, « Byzance, c'est nous ! », souligne le caractère paradoxal de Byzance, souvent perçue comme fastueuse et singulière, alors qu'elle est en réalité plurielle. L'auteur argumente qu'il n'y a pas une seule Byzance, mais des Byzances : latine et grecque, fanatique et tolérante, terrestre et maritime, des villes et des champs, des empereurs et du peuple. Le Siècle des Lumières, notamment Montesquieu et Voltaire, a injustement stigmatisé Byzance, l'associant à la lâcheté, la paresse, la mollesse, l'exubérance, la décadence et les manigances. Les spécialistes s'efforcent de réparer cette injustice en rappelant ce que nous devons au génie byzantin, notamment la création des images qui structurent notre quotidien, de l'icône à l'image numérique.

La fondation de Constantinople est un événement central. Le 11 mai 330, l'empereur Constantin Ier inaugure sa nouvelle capitale, une "nouvelle Rome", à l'emplacement de l'antique Byzance. Ce comptoir grec, situé à l'embouchure du Bosphore, est choisi pour son emplacement exceptionnel, une forteresse naturelle pratiquement inexpugnable. Constantin, qui a évincé ses rivaux, règne sur la majorité du monde connu. Il dote la ville de grands édifices publics et attire de nouveaux habitants par des exemptions d'impôts et des distributions de blé. La ville est baptisée Constantinou-polis, d'où Constantinople. Constantin est également à l'origine du ralliement de Rome au christianisme. Il fait édifier d'imposantes basiliques, dont Sainte-Irène et Sainte-Sophie, et transforme Constantinople en un immense reliquaire grâce aux découvertes de sa mère, sainte Hélène, à Jérusalem. Le choix du Christ s'avère payant, contribuant au financement de la capitale et à l'assainissement de l'économie avec l'introduction du solidus. À sa mort en 337, l'œuvre de Constantin est menacée, mais Constantinople résiste et s'impose comme la cité la plus prospère et la plus peuplée du monde romain, son cœur battant désormais en Orient.

La basilique Sainte-Sophie incarne la splendeur et la symbolique de Byzance. Reconstruite par Justinien après des incendies, elle est inaugurée en 537. Justinien s'écrie alors : « Salomon, je t'ai vaincu ! », marquant l'esprit de l'époque. Cette merveille architecturale, avec sa coupole de 33 mètres de diamètre semblant flotter en apesanteur, défie l'entendement et reste la plus grande église du monde pendant dix siècles. Sa construction, coûteuse et mobilisant des milliers d'artisans, est un prodige d'ingénierie combinant les traditions architecturales occidentales et orientales. Sainte-Sophie sert de caution au pouvoir impérial, étant la chapelle personnelle des empereurs, le lieu de leur baptême et couronnement. Elle abrite aussi les services du patriarcat et est un lieu de rassemblement populaire, reflétant les croyances et les rumeurs de la ville. Les mosaïques de Sainte-Sophie évoluent, passant de décorations géométriques à des compositions figuratives représentant la Vierge, le Christ et des empereurs. Malgré les tremblements de terre et les destructions, Sainte-Sophie reste un point névralgique de la capitale, une métaphore de la situation de l'empire. Après la conquête ottomane en 1453, Mehmed II la transformera en mosquée, mais elle est épargnée et devient un musée en 1934 sous Atatürk.

L'hippodrome était le cœur populaire de Constantinople. Commencé sous Septime Sévère et achevé sous Constantin, cet édifice de 450 mètres de long et 120 mètres de large était un lieu de divertissements variés : courses de chars, épreuves d'athlétisme, lectures, mimes, acrobaties et défilés d'animaux. Les courses, peu fréquentes mais grandioses, mettaient en scène des auriges devenus de véritables idoles. L'hippodrome était aussi un instrument politique pour les empereurs, qui y soignaient leur popularité. Les factions des Bleus et des Verts, perpétuellement rivales mais symétriques, symbolisaient un dialogue entre le peuple et l'empereur. Cependant, avec l'évolution de la société vers l'aristocratie et le désintérêt impérial, l'hippodrome décline et finit en ruine, son emplacement devenant l'actuelle Atmeydani.

La dynastie héraclide et l'émergence de l'Islam marquent un tournant majeur. Héraclius Ier (610-641) fut un empereur qui lutta pour préserver l'Empire byzantin face aux Perses, réussissant à les vaincre et à rapporter la Vraie Croix à Jérusalem. Cependant, la montée de l'Islam avec Mahomet (décédé en 632) représente un défi sans précédent. L'expansion arabe, fulgurante et irrésistible, voit l'empire perdre la Syrie, la Palestine et l'Égypte. Cette crise pousse Byzance à une profonde mue, le grec supplantant le latin, et l'État réorganisé en "thèmes" militaires. Le livre souligne le paradoxe de Héraclius, "héros de l'ordre et de la tradition", qui ne put lutter contre la "soif de changement" du message islamique.

La querelle des images ou l'iconoclasme fut une crise profonde qui déchira Byzance de 726 à 843. Le conflit opposa les iconoclastes (briseurs d'images) aux iconodules (serviteurs d'images), sur la légitimité et la nature de la représentation du divin. Les empereurs iconoclastes, comme Léon III, pensaient que l'idolâtrie des icônes était la cause de l'abandon de Dieu et que renoncer à leur culte insufflerait la force de résister aux Arabes et aux Bulgares. Cette période fut marquée par des persécutions et des destructions, dont la simple croix de Sainte-Irène témoigne encore. Ce n'est qu'en 843, sous l'impératrice Théodora, que le culte des images est définitivement rétabli. La crise de l'iconoclasme a non seulement divisé l'Orient, mais a également contribué au grand schisme entre catholiques et orthodoxes, en particulier après la réplique du pape Grégoire III à l'édit de Léon III.

L'art de la guerre byzantin est également exploré. Byzance, constamment attaquée, aspirait à la paix de Dieu mais excellait dans une guerre tactique. Sa stratégie privilégiait les frappes ciblées, la démoralisation de l'ennemi et la négociation, évitant l'anéantissement total. La diplomatie byzantine était experte en traités et alliances, utilisant même le tribut comme un moyen d'assimilation culturelle. L'empire devait sa résilience à sa supériorité technique, notamment l'arc composite, l'étrier et, surtout, le feu grégeois. Cette arme navale secrète, mise au point par Callinicos d'Héliopolis, projetait des torrents de feu capables d'enflammer les navires ennemis et la surface de la mer. Elle servit à repousser les Arabes et les Russes, devenant un mythe attestant de la protection divine.

La vie quotidienne à Constantinople tournait autour de la Mésè, un boulevard de 7 kilomètres bordé de portiques, de tavernes et de boutiques. C'était un marché permanent offrant toutes sortes de denrées et de services. La ville était un centre commercial et industriel florissant, spécialisé dans le textile, la soie et l'artisanat de luxe. La Mésè offrait aussi de nombreux divertissements, des cabarets aux thermes. Constantinople était une ville bien administrée par un gouverneur, l'éparque, qui veillait à l'ordre public, la salubrité et la prospérité économique en réglementant les professions et fixant les prix. La Mésè servait également de panthéon impérial, où se déroulaient les triomphes militaires et les processions religieuses. Malgré sa prospérité, la Mésè était prompte à s'embraser, le peuple pouvant se montrer frondeur et les empereurs devaient constamment maintenir l'équilibre.

Les relations avec l'Occident sont marquées par la complexité. Le mariage d'Irène, impératrice byzantine, avec Charlemagne, le roi des Francs, fut un projet diplomatique avorté, révélateur des tensions entre les deux empires. Les Byzantins se méfiaient des "Frankos" (Occidentaux), les considérant comme des Barbares avides et incultes. La chrysobulle d'Alexis Ier Comnène de 1082, accordant d'exorbitants privilèges commerciaux à Venise, est considérée comme un "marché de dupes" qui affaiblit l'économie byzantine et renforce l'hégémonie vénitienne. Cette dépendance économique culminera avec le sac de Constantinople par les croisés en 1204, un événement traumatisant qui ruine et disperse les richesses de l'empire. Les croisés, "précurseurs de l'Antéchrist" selon Nicétas Choniatès, pillent les églises, dont Sainte-Sophie, et vendent les habitants comme esclaves. Cette "quatrième croisade" anéantit la légitimité de Byzance et transforme la rivalité en haine inexpiable.

Le déclin de Byzance est une longue agonie, intensifiée par la dynastie des Paléologues. L'empire se réduit à Constantinople et à quelques territoires, soumis à la vassalité des sultans ottomans. Les tentatives de Jean V et Manuel II de trouver de l'aide en Occident, notamment auprès du pape, sont infructueuses, entravées par les divisions religieuses (le Filioque, le purgatoire). Le concile de Florence en 1439, visant à réunir les Églises orthodoxe et catholique, est un succès diplomatique pour le pape Eugène IV, mais se heurte à l'hostilité farouche de la population de Constantinople.

La chute finale de Constantinople en 1453 est la "chronique d'une mort annoncée". Après des décennies de siège et de blocus, Mehmed II le Conquérant assiège la ville. Malgré une résistance héroïque menée par Constantin XI et des mercenaires latins, les forces byzantines, largement inférieures en nombre, sont dépassées. L'exploit de Mehmed II de faire transporter sa flotte par voie de terre dans la Corne d'Or est décisif. Le 29 mai 1453, Constantinople tombe, et le dernier empereur, Constantin XI, périt au combat. Cet événement, bien que politiquement prévisible, est vécu comme une "catastrophe irrémédiable" et la "fin d'un monde". Il est interprété comme une punition divine par l'Occident et comme l'avènement de la grandeur ottomane par les Turcs.

L'héritage de Byzance est complexe et omniprésent. Loin d'être morte, Byzance a survécu sous diverses formes. Mehmed II se voyait comme un continuateur, adoptant le titre de "César des Romains" (Kayser-i-Rom) et admirant la culture latine et grecque. Les Ottomans ont méthodiquement restauré l'empire de Justinien, devenant des "Byzantins turcs". Les Grecs ont accepté cette métamorphose, préférant souvent le joug ottoman au colonialisme latin.