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mardi 2 septembre 2025

L'abolition de l'Homme.



Dans ce livre étonnamment moderne, bien qu'écrit en 1943, C.S Lewis introduit le concept bien à lui du "Tao", qu'il décrit comme la "Loi naturelle ou morale traditionnelle, ou les premiers principes de la raison pratique ,ou les premières platitudes".

Ce Tao est, sous la plume de Lewis, la doctrine de "valeur objective", la croyance que "certaines attitudes sont réellement vraies, et d'autres réellement fausses, par rapport à ce que l'univers est et à ce que nous sommes". Cette conception, partagée par les traditions platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne, chrétienne et orientale, affirme que les objets peuvent mériter notre approbation ou notre désapprobation. Par exemple, appeler un enfant "charmant" ou un vieil homme "vénérable" n'est pas seulement exprimer un sentiment personnel, mais reconnaître une qualité objective qui exige une certaine réponse. Les émotions peuvent être raisonnables ou déraisonnables selon qu'elles sont en harmonie ou en désaccord avec la Raison.
Lewis contraste cela avec le monde, où la possibilité même qu'un sentiment soit raisonnable est exclue. Si les jugements de valeur renvoient uniquement aux émotions, qui, prises en elles-mêmes, ne peuvent être ni en accord ni en désaccord avec la Raison, alors le monde des faits et le monde des sentiments se confrontent sans rapprochement possible.

Lewis critique les "innovateurs" qui tentent de fonder les valeurs en dehors du Tao, par exemple sur l'utilité pour la communauté ou sur l'instinct. Il démontre que ces tentatives échouent, car on ne peut dériver une conclusion impérative ("tu dois") de prémisses indicatives ("il est"). L'appel à l'instinct est également insuffisant, car les instincts sont en guerre les uns avec les autres, et décider quel instinct obéir nécessite un principe de précédence qui ne peut être lui-même instinctif.

En fin de compte, Lewis conclut que le Tao est la "seule source de tous les jugements de valeur". Si le Tao est rejeté, toute valeur est rejetée. Toute tentative de le réfuter et d'établir un nouveau système de valeurs est "auto-contradictoire". Les idéologies modernes, qui se prétendent nouvelles, ne sont en réalité que des fragments du Tao, "arbitrairement arrachés à leur contexte" et déformés. Il n'y a pas de "nouvelle valeur" que l'esprit humain puisse inventer, de même qu'il ne peut imaginer une nouvelle couleur primaire.

Cependant, le Tao admet un "développement de l'intérieur", comme le passage du précepte confucéen "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse" à la Règle d'Or chrétienne "Fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fasse". Une véritable avancée morale étend un principe existant, tandis qu'une "innovation" (comme l'éthique nietzschéenne) exige de rejeter les morales traditionnelles sans fournir de base pour de nouveaux jugements de valeur. Seuls ceux qui comprennent l'esprit du Tao peuvent le modifier légitimement.

Lewis insiste sur le fait que la raison pratique et ses principes ultimes doivent être acceptés comme ayant une validité absolue ; toute tentative de réintroduire des valeurs sur une base "réaliste" après avoir été sceptique à leur égard est "condamnée".

Lewis explore les implications ultimes de cette érosion des valeurs. Il analyse l'expression "la conquête de la Nature par l'Homme", arguant qu'il s'agit en réalité du pouvoir de certains hommes sur d'autres hommes, avec la Nature comme instrument. Des inventions comme l'avion, la radio ou les contraceptifs ne confèrent pas un pouvoir individuel sur la Nature, mais un pouvoir que certains peuvent exercer ou refuser à d'autres. Ce pouvoir s'étend aux générations futures, qui deviennent les "patients" des générations précédentes, notamment par l'eugénisme et le conditionnement scientifique. Chaque génération qui acquiert un pouvoir maximal sur la postérité la rend plus faible, car elle "pré-ordonne" la manière dont ses descendants utiliseront ce pouvoir.

Le véritable danger réside dans la "dernière étape de la conquête", où l'Homme, par l'eugénisme, le conditionnement prénatal et une "psychologie appliquée parfaite", obtient un "contrôle total sur lui-même". À ce stade, "la nature humaine sera la dernière partie de la Nature à se rendre à l'Homme". Mais qui "gagne" cette bataille ? Lewis explique que cela signifie le pouvoir de certains hommes (les "Conditionneurs") de "faire des autres hommes ce qu'ils veulent".

Ce nouveau pouvoir est sans précédent. Alors que les anciens systèmes éducatifs étaient soumis au Tao et transmettaient une conception de l'humanité, les Conditionneurs de la nouvelle ère seront "émancipés de tout cela". Les valeurs ne seront plus une norme, mais un produit de l'éducation, "le produit, et non le motif". Les Conditionneurs contrôleront la conscience et décideront quel type de conscience produire, se plaçant eux-mêmes "en dehors, au-dessus".

La question cruciale devient : qu'est-ce qui motivera les Conditionneurs eux-mêmes ? Si le concept de "devoir" et de "bien" est le résultat de processus qu'ils peuvent contrôler, ils ne peuvent pas utiliser ces concepts pour décider de leurs propres actions. Ayant rejeté le Tao, ils se retrouvent dans le "vide", sans aucune base objective pour leurs choix. Leurs motivations ne peuvent alors être que leurs propres impulsions et plaisirs, le "sic volo, sic jubeo" (ainsi je veux, ainsi j'ordonne).

Lewis doute que les impulsions "bienveillantes" des Conditionneurs puissent avoir beaucoup d'influence sans le soutien du Tao. L'ultime paradoxe est que "la conquête de la Nature par l'Homme s'avère, au moment de sa consommation, être la conquête de l'Homme par la Nature". Les Conditionneurs sont soumis à leurs propres impulsions irrationnelles, et à travers eux, toute l'humanité est soumise à ce qui est purement "naturel".

Lewis clarifie sa définition de la Nature comme ce qui est "spatial et temporel", "le monde de la quantité" par opposition au "monde de la qualité", des objets par opposition à la conscience, de ce qui "ne connaît pas de valeurs". En "conquérant" la Nature, nous la réduisons à ce statut, ignorant sa cause finale et ses qualités. Le problème surgit lorsque nous appliquons cette même démarche à notre propre espèce, nous réduisant au statut de "pure Nature". L'homme devient alors "matière première" à manipuler, non par lui-même, mais par des appétits purement "naturels" incarnés par les Conditionneurs "déshumanisés".

Lewis conclut qu'une "croyance dogmatique en la valeur objective est nécessaire à l'idée même d'une règle qui n'est pas une tyrannie ou une obéissance qui n'est pas un esclavage". Cette abolition de l'Homme n'est pas seulement le fait de régimes totalitaires, mais aussi d'une mentalité qui "démystifie" les valeurs traditionnelles et traite l'humanité comme de simples "spécimens" à remodeler.

Lewis n'attaque pas la science elle-même, mais critique une certaine "philosophie naturelle". Il suggère que la science et la magie partagent l'impulsion de "subjuguer la réalité aux désirs des hommes" par la Technique, contrairement à la sagesse ancienne qui cherchait à "conformer l'âme à la réalité". Il appelle à une "science régénérée" qui corrigerait ses abstractions, se souvenant du tout en étudiant les parties, et qui ne "réduirait" pas la conscience à l'instinct.

L'annexe du livre présente des "illustrations du Tao" provenant de diverses cultures et époques, démontrant la validité universelle de la Loi Naturelle à travers des exemples concrets de lois de bienveillance générale et spéciale, de devoirs envers les parents et les enfants, de justice, de bonne foi, de miséricorde et de magnanimité. Lewis souligne que ces illustrations ne visent pas à prouver la validité du Tao par le consensus universel, mais à montrer la convergence des traditions humaines sur ces principes fondamentaux.

"L'Abolition de l'Homme" est un avertissement puissant contre une éducation et une mentalité scientifique qui, en rejetant les valeurs objectives et absolues du Tao, finissent par déshumaniser l'homme lui-même, le réduisant à un objet de manipulation pour des Conditionneurs qui n'ont plus d'autres motivations que leurs propres désirs arbitraires, menant ainsi à la disparition de l'humanité telle que nous la connaissons.

Livre aussi prémonitoire (mais plus philosophique) que Le meilleur des mondes et 1984.

Existe en version française.