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jeudi 25 mars 2021

Le droit naturel, ou la vraie subversion. Par Paul-Eric Blanrue.


Extraits de Paul-Eric Blanrue, Sécession, l'art de désobéir (Fiat Lux, 2018).

 « Pensez-vous tous ce que vous êtes supposés penser ? »

Tyler Durden, Fight Club

 

Prenez du nitrate et de la glycérine. L’un sans l’autre, ils sont relativement peu dangereux. Mêlez ces deux produits et vous obtiendrez une combinaison explosive : la nitroglycérine. C’est à peu près en ses termes que, dans le premier épisode d’Amicalement vôtre, le juge Fulton présente ses deux héros, l’arriviste de Brooklyn Danny Wilde et le « sang bleu » english Lord Brett Sinclair. Dispersés, ils ne servent de rien, mais abouchés ils vont constituer un duo chargé de dynamite. Unis, ils forment une équipe de choc qui mène la vie dure aux méchants.



J’aime à me servir de cet exemple pour présenter le droit naturel, aussi appelé le jusnaturalisme, car, tout enfant, j’ai eu la chance d’assister durant les vacances d’été, sur les hauts de Cannes, au tournage d’une scène de cette série télé des années soixante-dix, dans laquelle jouaient deux de mes acteurs favoris, Tony Curtis et  Roger Moore. J’ignorais que trente ans plus tard, scénariste, je serais à l’origine du rachat par la firme Pathé des droits de cette série !

Le nitrate, la glycérine, disais-je ? Prenons d’abord le droit. Voilà notre nitrate. Pour tout un chacun le terme de droit, pris à part, n’a guère de signification révolutionnaire. On ne s’en méfie pas. Le droit est perçu comme un mot anodin servant à déterminer ce qu’il nous est permis de faire ou non, en vertu d’un code élaboré par des spécialistes dans le cadre d’une société donnée et d’une époque particulière. Le droit des Germains du Ve siècle n’est pas le droit des Japonais du XXIe siècle. Le droit ainsi conçu formule des autorisations temporaires et expose des interdictions variables selon les latitudes. Il est recommandé de s’y tenir sinon l’on risque des amendes ou la geôle. C’est ce que l’on nomme le droit positif, c’est-à-dire l'ensemble des règles juridiques en vigueur dans une communauté. Il prend en général une majuscule : c’est le Droit.

Maintenant prenez un autre mot, celui de « naturel ». Ce sera notre glycérine. Quand il ne signifie pas qu’une activité « va de soi » (manger, boire sont des activités naturelles), ce mot évoque couramment dans les esprits soit un « homme à l’état sauvage » (la caricature du légendaire « homme des Cavernes » dont se moquait G.K. Chesterton dans L’Homme éternel), soit ce que les écologistes nomment aujourd’hui « l’environnement ». Une vie naturelle est considérée comme une existence saine passée dans la nature, au plein air, en compagnie de mésanges zinzinulant, d’hirondelles trissant et de poulets élevés au grain, dans une maison campagnarde bâtie en pierres de taille, tandis qu’une denrée naturelle sera, par exemple, une pomme bio produite sans pesticide, et dégustée de préférence dans la région de la pommeraie d’origine, comme la Normandie.

Du coup, lorsqu’ils entendent parler de « droit naturel », la plupart de nos contemporains s’imaginent qu’il est question de dispenses ou dérogations « allant de soi » (« c’est l’heure du goûter, tu as bien le droit de manger un pain au chocolat !»), d’un droit décrivant d’anciennes coutumes issues d’époques champêtres ou encore, pour les pessimistes (cas du philosophe anglais Thomas Hobbes), du droit du plus fort dans « l’état de nature », celui où « l’homme est un loup pour l’homme ».

Le droit naturel – la fameuse nitroglycérine, associant les composants « droit » et « naturel » - n’est rien de tout cela ! Le jusnaturalisme signifie qu’il existe un ordre conforme à la nature humaine, enraciné dans cette nature, une norme théorique émanant des caractères fondamentaux de l’être humain, de ses tendances immuables, une exigence propre à ce que l’on peut connaître de l’homme, cet « animal social » (Aristote) doté de langage, de conscience et de raison. C’est un droit qui lui est inhérent, inné et inaliénable en vertu de ses qualités. Nous sommes aux antipodes du marxisme qui stipule qu’il n’existe pas de nature humaine, laquelle ne serait qu’un vulgaire ensemble de rapports sociaux.

De la connaissance de cet ordre humain naturel, on peut déduire un certain nombre de droits dits « naturels » pour tous les individus vivant en société.

Le droit naturel est la revendication d’une justice antérieure à l’existence d’un corpus législatif arbitraire, décidé par tel monarque ou dictateur, voté par telle assemblée, élue ou non, à telle époque, au sein de telle civilisation. Il est universel, indépendant des races et des cultures. Ce droit est dit « naturel » puisqu’il préexiste aux lois de l’État. Sa non-application ne prouve en rien son inexistence. La légalité n’est pas la légitimité. Le philosophe allemand Léo Strauss écrit : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes » (Droit naturel et histoire, conférences de 1949, Champs Flammarion, 1986).

Les lois votées ne sont ainsi légitimes que si elles correspondent aux exigences du droit naturel. Dans le cas contraire, elles sont injustes et doivent être combattues avec la dernière énergie pour restaurer la dignité de l’homme et la justice. Vous souvenez-vous du Livre I de La République de Platon dont je vous ai parlé dans le premier chapitre ? Je n’en suis pas sorti. Sans principe supérieur au premier rang desquels figure la justice, il n’y a rien.

La connaissance du droit naturel n’est pas antinomique avec les religions révélées (ou non), mais elle peut être découverte par l’usage de la raison, en ayant recours à la réflexion et à l’observation. Dans La loi naturelle ou la science de la Justice (chapitre II, section 1, 1882), l’Américain Lysander Spooner nous en fournit un exemple convainquant : « Si la Justice, écrit-il, n’est pas un principe naturel, ce n’est pas un principe du tout. Si elle n’est pas un principe naturel, il n’existe pas quelque chose comme la justice. Si elle n’est pas un principe naturel, tout ce que les hommes ont dit ou écrit à son sujet, depuis des temps immémoriaux, a été dit sur ce quelque chose qui n’a pas d’existence, toutes les luttes pour la Justice dont on peut témoigner, toutes les plaidoiries et les combats n’ont été qu’un fantasme, une vague rêverie et non la réalité. Si la Justice n’est pas un principe naturel, alors il n’y a pas quelque chose comme l’injustice, et tous les crimes qui ont eu lieu dans le monde ne sont pas des crimes mais simplement des événements comme la pluie ou le lever du soleil ; événements dont les victimes n’ont pas davantage à se plaindre qu’ils peuvent se plaindre du jaillissement de torrents ou de la croissance de la végétation ».

Un sceptique remettant en cause l’existence du droit naturel ne peut se désoler de quelque injustice que ce soit puisque, selon sa pensée, le droit du plus fort est le seul à exister et à s’imposer dans notre monde sublunaire. Il ne lui reste plus qu’à en reconnaître les effets et à s’y plier de bon cœur, avec le sourire de préférence. C’est la position du positiviste juridique. Ce dernier estime qu’il ne faut pas tuer un homme parce que la loi des hommes ou la jurisprudence le soutient, au nom de l’ordre social, tandis qu’un jusnaturaliste défend la même orientation au nom du droit naturel antérieur à la loi des hommes, le droit de vivre.

S’il est exact que le droit est souvent un état de fait dû à l’existence de traditions et de rapports de force antagonistes, puisque le droit comme l’histoire portent la marque des vainqueurs et la scarification des castes dominantes, il n’en reste pas moins vrai que le sentiment de justice et de révolte devant l’injustice sont immanquablement présents dans le cœur des hommes depuis que l’on possède des documents portant sur la conscience humaine.

Depuis l’aube des temps, les hommes ne se privent pas de contester un abus, une exaction, un désordre moral. Ils se plaignent d’un dol ou d’un crime lorsqu’ils considèrent que leur « droit naturel » est offensé, même s’ils ne savent pas définir celui-ci avec une exactitude scientifique et qu’ils n’emploient pas ce mot. Un Parrain de la Cosa nostra est indigné de voir son bras droit, devenu repenti, le trahir en plein procès alors qu’il avait prêté le serment de le servir jusqu’à la mort en lui baisant la bague. Le « divin » marquis de Sade, qui jouit en pensée de tortures raffinées infligées à de malheureuses jeunes filles kidnappées et retenues attachées dans des endroits lugubres, s’apitoie, dans les Lettres à sa femme (Babel, 1997), de ses conditions d’emprisonnement et de la cruauté de sa belle-mère, Madame de Montreuil, dont les plaintes contribuent à le maintenir au cachot alors qu’il s’estime (à juste titre) innocent. Le pédophile belge, violeur et assassin Marc Dutroux considère avoir le « droit » de sortir de prison : son avocat publie un livre dans lequel il défend la thèse qu’aucun condamné ne devrait être emprisonné plus de vingt-cinq ans. Le terroriste Carlos, qui, en 1974, a tué deux innocentes victimes en jetant une grenade au Drugstore Saint-Germain de Paris, entend pouvoir sortir le week-end pour aller retrouver sa femme. Je m’amuse souvent à chercher, dans les correspondances privées d’auteurs que je révère et qui considèrent le droit naturel comme un mythe, la révélation soudaine, au détour d’une page, de leur sensibilité inconsciente au non-respect de leur droit naturel bafoué dans leur vie quotidienne. Il est ainsi savoureux de voir Nietzsche, qui ne jure que par la volonté de puissance, fustiger « l’égoïsme » de Lou Salomé sous prétexte qu’elle le quitte pour Paul Rée (Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, Correspondance, PUF, Quadrige, 2001). On est toujours rattrapé par les exigences du droit naturel, même si l’on cherche à nier son existence.

Des exemples de cette veine, la littérature et la vie quotidienne en comptent par millions. Chacun considère qu’il a droit à l’équité. Nul ne désire être frappé ni dépouillé au coin d’une rue par une racaille, même s’il est un gros bras de la CGT habitué aux bastons ou un rappeur bodybuildé faisant l’apologie de la guerre civile ethnique. Personne ne juge normal d’être la victime d’un attentat deashiste, même s’il est opposé de toute son âme aux guerres au Proche-Orient. Il arrive qu’un tueur d’enfants, avouant ses crimes, se repente, et, en quête de rédemption, requiert pour son propre compte la peine de mort, comme le cas s’est produit aux États-Unis : il ne fait alors que prendre conscience du droit naturel qui consiste à ne pas prendre la vie d’autrui.

Il est fréquent d’entendre dire que le droit naturel ne saurait être aussi « naturel » qu’on l’assure puisque l’on a compté, au cours du temps, des droits positifs extrêmement différents et contradictoires, et qu’il est bien difficile de noter les points communs entre tous ces droits. Mais le fait qu’il se trouve différents types de triangles et que certaines personnes, des enfants par exemple, aient du mal à dessiner des triangles parfaits sans instrument, n’implique nullement que les triangles n’existent pas et n’aient point de propriétés. Qu’ils soient isocèles, équilatéraux ou rectangles, ils n’en restent pas moins des triangles, à savoir des polygones ayant trois côtés et dont l’une des propriétés est que la somme des mesures de leurs angles fait 180°. Ces qualités ne sont pas plus négociables que les droits naturels de l’homme – car l’homme existe et il est pourvu d’une nature ayant ses caractéristiques, comme le cheval, le rhinocéros, le colibri, l’axolotl, l’ornithorynque possèdent les leurs.

Dans son Manifeste libertarien (1973), Murray Rothbard explique en peu de mots pourquoi la liberté est un droit naturel de l’homme : « L’espèce humaine (…) a une nature bien spécifique, tout comme le monde autour de lui ainsi que les moyens d’interagir entre eux. Pour le dire de manière extrêmement concise, l’action de chaque entité inorganique ou organique est déterminée par sa nature et par la nature des autres entités avec lesquelles elle interagit. Plus précisément, tandis que le comportement des plantes et au moins des animaux inférieurs est conditionné par leur nature biologique ou peut-être par leurs ‘instincts’, la nature humaine est telle que chaque individu doit, pour agir, déterminer ses propres fins et employer ses propres moyens pour les atteindre. Ne possédant pas d’instincts automatiques, chaque homme doit apprendre à se connaître et à connaître le monde, à utiliser son esprit pour choisir ses valeurs, à comprendre la relation de cause à effets, et agir intentionnellement pour subvenir à ses besoins et aller de l’avant. Dans la mesure où les hommes ne peuvent penser, ressentir, juger et agir qu’en tant qu’individus, il est absolument vital pour assurer leur survie et leur prospérité que chacun soit libre d’apprendre, de choisir, de développer ses facultés et d’agir selon ses connaissances et ses valeurs. C’est le chemin incontournable de la nature humaine ; recourir à la violence pour gêner et entraver ce processus s’inscrit profondément à l’encontre de ce qui est indispensable à l’homme pour sa vie et sa prospérité. Interférer de manière coercitive avec l’apprentissage de l’homme et avec ses choix est ainsi profondément ‘antihumain’ ».

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La notion de droit naturel n’est pas récente. Ce n’est pas non plus une invention de révolutionnaire de salon ni d’un « rêveur solitaire » à la Jean-Jacques. Cette idée n’est pas, comme chez Marx, le résultat de soirées de beuveries et de théories dérivées de la philosophie d’un universitaire rémunéré pour vanter les mérites de l’État.

Quoi qu’il ait existé des prémices du droit naturel chez les présocratiques, qui refusaient l’esclavage au nom de l’égalité des hommes en droit et de l’unité du genre humain, le philosophe allemand Leo Strauss, dans son maître-ouvrage Droit naturel et histoire, fait remonter le droit naturel à Socrate,  à Platon et à nos amis les stoïciens. Ces philosophes ne se privent pas de critiquer le droit positif de leur époque, au nom de valeurs supérieures. Disciple de Platon, Aristote promeut « une règle de justice qui a la même validité en tout lieu et qui ne dépend ni de notre assentiment ni de notre désapprobation ».

Dans cette tradition, les juristes romains distinguent l'ordre de la société et le droit des gens (jus gentium), qui ne coïncident pas nécessairement. Les célèbres Lois des Douze Tables, fondement de la liberté romaine, stipulent que « nul privilège, ni statut ne sera promulgué en faveur de personnes déterminées, qui léserait les autres, et contredirait le droit commun à tous les citoyens dont tout individu peut se prévaloir quel que soit son rang ». Pour Cicéron, qui s’inspire des auteurs grecs, il existe « une seule loi éternelle et invariable, valide pour toutes les nations et en tout temps ». L’empereur stoïcien Marc Aurèle reconnaît avoir reçu du péripatéticien Claudius Severus « l'idée d'un état juridique fondé sur l'égalité des droits, donnant à tous un droit égal à la parole, et d'une royauté qui respecterait avant tout la liberté des sujets ». Pour l’école du Portique, le droit naturel s'inscrit dans le principe d'ordre de l'univers. C’est ainsi que l’esclavage est condamné dans le Digeste de Justinien Ier (533 ap. J.-C.), chef de l’Empire romain d’Orient.

Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin se réapproprie la philosophie d’Aristote et inaugure la théorie moderne du droit naturel. Pour le docteur angélique le droit naturel est institué par Dieu, mais il s'appréhende par la raison humaine, ce qui lui confère l’universalité – ce qui fera dire au juriste hollandais protestant, Hugo Grotius, au XVIIe siècle, que le droit naturel existe « quand bien même Dieu n’existerait pas ». C’est aussi l’époque (1215) où les Anglais rédigent la Magna Carta (Grande Charte de Jean Sans Terre) pour protéger la liberté des individus contre l’arbitraire.

Au XVIe siècle, au début de la redécouverte de l’Amérique (v. mon Livre Noir), le dominicain espagnol Bartolomé de Las Casas défend le droit des indigènes en Amérique du Sud contre les exactions des colons. La Cour le charge de « remédier aux maux des Indiens ». Pour lui, l’esclavage s’oppose au droit naturel. Pourquoi ? Parce que l’homme ne naît pas esclave, il le devient sous la pression de la force politique et de la coercition militaire. « Rien n’est bon que ce qui est libre, que personne ne contraigne les infidèles à croire », dit-il.

En 1537, la bulle du pape Paul III, Sublimis Deus, proclame l’humanité des Indiens d’Amérique. En 1526, l’empereur Charles Quint prend un décret interdisant l'esclavage des Indiens sur tout le territoire de son empire, et en 1542 promulgue les Lois nouvelles proclamant la « liberté naturelle » des Indiens, en particulier celle de leur travail et de leur propriété. À l’issue de la fameuse controverse de Valladolid (1550-1551) qui opposent Las Casas et le théologien Juan Ginès de Sepúlveda, les Amérindiens obtiennent un statut égal à celui des Blancs.

À la même époque, l’école de Salamanque développe l’idée que l’individu naît libre, et non esclave. Elle tente de formaliser l’ensemble des dispositions propres au droit naturel, en démontrant qu’il existe un droit de vivre, d’être propriétaire, d’être libre de ses pensées. Le jésuite Francisco Suárez soutient l’idée que le véritable souverain d’un pays est le peuple, les rois ne recevant leur pouvoir que par transmission et à condition qu’ils suivent des règles bien établies. On en conclut qu’un peuple peut déposer un roi injuste. Dans les affaires internationales, Francisco de Vitoria estime que ce domaine doit être régi par des normes respectueuses du droit des gens. Les relations entre États doivent cesser d’être sous-tendues par la force pour l'être par le droit et la justice.

Ce courant a une forte influence sur les penseurs politiques, y compris sur le philosophe de l’absolutisme monarchique, le juriste français Jean Bodin, qui défend l’idée, au XVIe siècle, que «  la monarchie royale ou légitime est celle où les sujets obéissent aux lois du monarque, et le monarque aux lois de nature, demeurant la liberté naturelle et propriété des biens aux sujets » (Les Six livres de la République, 1576). En France, en 1598, l’Édit de Nantes, promulgué par le « bon roi Henri », accorde des droits de culte, civils et politiques aux protestants, et met un terme aux guerres de religions dans le royaume. En Angleterre, en 1679, reposant sur un principe du droit romain, la loi sur l’Habeas corpus énonce le droit des individus de ne pas être emprisonnés sans jugement.

Avec l’Anglais John Locke, la question du droit naturel s’invite au cœur des préoccupations des philosophes européens du temps des Lumières. Locke fait l’apologie du « domaine propre » de chaque homme, appuyant sur l’aspect individuel et non seulement collectif du droit naturel. Dans sa fameuse Lettre sur la tolérance (1686), qui a marqué Voltaire, il écrit que « nul n’est obligé d’obéir aux conseils d’un égal ou aux ordres d’un supérieur, qu’autant qu’il se sent persuadé ». Dans son Traité du gouvernement civil (1690), il stipule que « chaque homme est propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a laissée, et y joint quelque chose qui est sien. Par là, il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’état commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose, qui exclut le droit commun des autres hommes. ».

Locke énumère les trois principaux droits naturels qui se dégagent de sa réflexion : le droit de vivre (sans quoi il n’y a pas d’humanité), le droit d’être libre (nul autre homme n’a de droit naturel sur nous), le droit de jouir de ses biens (il est nécessaire de posséder des biens à soi, des propriétés, pour subsister). Locke justifie la désobéissance civile pour le cas où le pouvoir deviendrait tyrannique.

Ses idées sont reprises lors de la Révolution américaine. Thomas Jefferson, qui sera ambassadeur en France de 1785 à 1795 puis le troisième président des États-Unis (1800-1808), rédige en juillet 1776 la Déclaration des représentants des États Unis d’Amérique assemblés en Congrès général. On y lit : « Nous tenons ces vérités pour évidentes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils ont été dotés par leur Créateur de droits inhérents et inaliénables ; que parmi ces droits il y a la vie, la liberté, et la recherche du bonheur (…) ; que chaque fois qu’une forme quelconque de gouvernement devient destructrice de ces fins, c’est le droit de ces peuples de la modifier ou de l’abolir, et d’instituer un nouveau gouvernement, en posant les fondations sur des principes tels, et en organisant ses pouvoirs en une forme telle qu’ils leur sembleront le plus probablement aptes à leur apporter la sécurité et le bonheur (…) Quand une longue suite d’abus et d’usurpations, poursuivant invariablement le même objet, manifeste un dessein de les réduire sous un despotisme absolu, c’est leur droit, c’est leur devoir de rejeter un tel gouvernement, et de mettre en place de nouvelles protections pour leur sécurité future » (Écrits politiques, Les Belles Lettres, 2006).

La Révolution américaine souligna trois droits fondamentaux : la vie, la liberté, la propriété. Aux États-Unis, comme le remarquait Bastiat, « on a placé le droit de Propriété au-dessus de la Loi, où la force publique n’a pour mission que de faire respecter ce droit naturel. »

Il y eut la même conception chez les physiocrates et Turgot. Mais la Déclaration des droits de l’Homme rédigée sous la Révolution française, nous l’avons vu, pervertit certains de ses principes en privilégiant l’autorité de la puissance étatique au détriment du droit naturel. Pour Robespierre, à l’exemple de Rousseau, la propriété est conventionnelle, c’est une institution sociale : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi », écrit-il. Nous en subissons les préjudices aujourd’hui.

De nombreux auteurs vont s’inspirer des réflexions relatives aux droits naturels.  On apprécie de voir en Arthur Schopenhauer un enthousiaste jusnaturaliste, fervent anti-esclavagiste, voyant en la monarchie une forme « naturelle » de gouvernement tandis que le système républicain est dénoncé comme étant « contre-nature », et énonçant que « les droits de l’homme sont faciles à définir : chacun a le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui. Avoir un droit à quelque chose ou sur quelque chose, signifie simplement être en mesure de la faire, de la prendre ou d’en user, sans par là porter préjudice à quoi que ce soit. (…) Quoi que les forces des hommes soient inégales, leurs droits sont néanmoins égaux (…) Même dans l’état de nature, la propriété existe, accompagnée d’un droit parfait, droit naturel, c’est-à-dire moral, qui ne peut être violé sans injustice, et il peut au contraire être défendu sans injustice jusqu’à la dernière extrémité (…) Il est nécessaire que celui qui a bâti sa maison soit aussi en état de la défendre ; autrement son droit est de facto incomplet » (« Sur le droit et la politique » », Parerga et Paralipomena, Coda, 2005).

En France, nous aurons le très actif Benjamin Constant : « Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique » (De la souveraineté du peuple, 1815). Pour l’économiste libéral Jean-Baptiste Say, il existe un droit naturel indépendant du bon vouloir du Législateur. Frédéric Bastiat  fait de cette conception du droit son cheval de bataille sur lequel repose l’édifice de sa pensée : « La Propriété est une conséquence nécessaire de la constitution de l’homme (…) Dans la force du mot, l’homme naît propriétaire, parce qu’il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l’exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne ; la propriété n’est que le prolongement des facultés. Séparer l’homme de ses facultés, c’est le faire mourir ; séparer l’homme du produit de ses facultés, c’est encore le faire mourir. (…) Ce n’est pas parce qu’il y a des lois qu’il y a des propriétés, mais parce qu’il y a des propriétés qu’il y a des lois » (Propriété et loi, 1848).

Pour Bastiat, le droit naturel est ultimement l’expression de la légitime défense de l’individu, formant un périmètre de sécurité autour de lui pour que les actions en société se fassent sans violence.  C’est la plus concise et la meilleure définition du droit naturel qui soit, son fondement le plus assuré.    

Dans les pays anglo-saxons, il y eut, au XIXe siècle, Herbert Spencer ou ce vieux génie de Lysander Spooner, qui, par l’exercice d’une imparable logique pouvant a priori déconcerter le lecteur habitué à la pensée en conserve, parvint en même temps à soutenir le principe de la Sécession sudiste - légitime en droit naturel - et la noble cause anti-esclavagiste - la réduction d’un homme en esclavage étant illégitime au regard du droit naturel puisqu’elle vole à l’individu la propriété de soi.

Au XXe siècle, le brillant économiste et philosophe Murray Rothbard, émule de Ludwig von Mises - dont je ne saurai jamais dire autant de bien qu’il en mérite -, a consacré plusieurs chapitres à cette question dans son Éthique de la liberté (Les Belles Lettres, 1991), dans lequel il prône « l’État zéro », une société entièrement privatisée, fondée sur l’échange volontaire.

Rothbard fait remarquer que l’affirmation du droit naturel implique l’immoralité du comportement du groupe et des personnes empêchant ces droits de s’exprimer, mais ne signifie rien sur la façon dont l’homme en use. Ce n’est évidemment pas parce qu’un homme jouit du droit de propriété que ce qu’il va faire sur sa propriété sera moral. Il s’agit de définir des contours stables, nets, propres, intangibles, et de développer une conception élargie du droit, une base juridique commune ne présageant en rien de la qualité de l’exercice qu’on en fera. Rothbard écrit : « Nous soutiendrons qu’un homme a le Droit de faire tout ce qu’il veut avec sa personne ; c’est son Droit de ne pas être importuné ni contraint par la violence dans l’usage qu’il fait de ce Droit. En revanche, dire que les manières d’exercer ce Droit sont morales ou immorales relève de l’éthique privée et non de la philosophie politique ».

*

La Seconde Guerre mondiale a rendu fou à peu près tout le monde. La Déclaration universelle des droits de l’Homme, promulguée par les Nations Unies en 1948 et d’inspiration soviétique, a inventé une longue liste de droits éblouissants dont l’homme est supposé disposer. C’est un magasin de jouets ouvert à tous, en libre service, mais dont les concepteurs n’ont pas daigné penser qu’en réalité les joujoux étaient fabriqués et coûtaient un prix que quelqu’un, quelque part, devrait bien finir par payer un jour. Ces pseudo-droits, échappés d’un conte de fée qui se transforme au bout de deux minutes en un film d’horreur, ne sont que fictions puériles, artifices, boniments, mirages. Ce sont des droits octroyés aux uns aux dépens des autres, un processus que le droit naturel rend impossible par définition puisqu’il est universel et ne peut envisager de contraindre quelqu’un à agir pour un autre. Un individu n’est pas un moyen dont peut disposer un autre individu selon son bon vouloir. Chacun dispose de son autonomie et de sa liberté.

Le droit naturel permet de dégager des axiomes définissant non point ce qu’il faut faire, mais, tout au contraire, ce qu’il convient de ne pas faire, au cas où certains agissements empièteraient sur les droits d’autrui. Le droit naturel est un « droit de » (d’avoir une propriété, une entreprise, de posséder une arme à feu pour défendre sa sécurité, de fonder une famille, etc.) et non un « droit à » (à l’assistanat, au logement, au travail, à la paresse, à la positive action et autres fariboles pour gourdiflots). Le « droit à » force X à entretenir Y ou à se sacrifier physiquement, moralement ou financièrement pour que Z puisse jouir d’un pseudo-droit. C’est une spoliation et une mise en esclavage de l’humanité. Sous couvert de générosité, il entraîne une asphyxie générale. Le « droit de » permet au contraire aux individus d’agir sans déranger quiconque.

Les principaux droit naturels sont les suivants : le droit de vivre (sécurité, interdiction de tuer ou d’agresser physiquement un tiers) ; la liberté, qui exprime l’autonomie de l’individu, la légitimité de l’usage de ses potentialités et de sa puissance propre, qui reconnaît son droit de penser et d’agir, et a pour corollaire la responsabilité de ses actes et le devoir de respecter la liberté d’autrui ; l’égalité devant la loi, afin que la justice puisse s’exercer de manière équitable et universelle pour tous ; le droit de ne pas être emprisonné arbitrairement ; le droit de propriété (à commencer par la propriété de soi), puisque nous devons faire face à la rareté des biens et non à leur apparition magique ad libitum, afin que chacun puisse vivre et profiter du fruit de ses efforts sans avoir à voler, à mendier ou à dépendre d’un autre pour exister (l’État par exemple, c’est-à-dire les autres individus soumis à la pression et rançonnés).

Ces droits impliquent la légitime défense, le droit de résistance à l'oppression, la désobéissance civile, le droit d'ignorer l'État, la sécession individuelle et collective.

L’essentiel aujourd’hui, pour un sécessionniste, est de revenir au droit naturel de la grande tradition réaliste d’Aristote à Rothbard, qui établit une éthique universelle fondée sur la nature de l’homme, surplombant la morale privée de chacun et permettant d’édicter des règles sociales rationnelles, solides et minimales.

Murray Rothbard  explique l’importance d’un tel retour aux sources : « La loi naturelle est, dans son essence, une éthique profondément ‘radicale’ car elle projette l’éclairage cru et impitoyable de la raison sur le statu quo existant, lequel peut violer la loi naturelle de façon massive. Dans le domaine de la politique et de l’action de l’État, l’ensemble des normes que le Droit naturel fournit à l’homme pourrait bien entraîner une critique totale du droit positif imposé par les hommes de l’État. »

Le droit naturel, ajoute-t-il, est « une mise en cause permanente pour toute domination reposant sur la tradition aveugle ou le caprice de l’appareil d’État » (LÉthique).

Le droit naturel doit être l’étalon des lois et des institutions. C’est en ce sens qu’il est révolutionnaire et hautement subversif. C’est la nitroglycérine du juge Fulton ! Nous fondant sur le droit naturel, nous sommes en mesure de remettre en cause tout l’ordre actuel, établi sur des injustices, et de remettre sur ses pieds une société humaine qui marche depuis des lustres sur la tête. L’État qui ne respecte pas le droit naturel doit disparaître.


Paul-Eric Blanrue