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samedi 20 mars 2021

Contrairement à ce que pensent les souverainistes, la liberté ne peut être qu'individuelle : voici pourquoi. Par Paul-Eric Blanrue.

 

Chez nous, en France, on n'entrave absolument rien à la notion de liberté. Les souverainistes, s'en font une idée collective : la liberté de la Polis, de la Cité antique, du Pays, de la Nation, voire de la sacro-sainte Race. S'en écartant provisoirement, ils mènent quelques rares incursions portant sur la liberté de parole (loi Pleven, loi Gayssot, etc.) ou sur la liberté de déplacement, comme on le constate aujourd'hui avec le combat que certains souverainistes mènent pour déconfiner le pays, mais on doit à la vérité de dire que ce sont là des positions d'ordre tactique qui ne se situent pas au coeur de leur doctrine, qui reste irrémédiablement collectiviste. La liberté est adventice. C'est tout au plus une potentialité. "On y pensera après". "Au cas par cas". "La majorité tranchera". Ces gens-là se satisfont ainsi des dictatures souverainistes quand ça les arrange, comme Jean Bricmont devenu grand admirateur de la Chine communiste ou Alain Soral, fan de la Corée du Nord.
Un texte important à connaître sur cette question est celui de Benjamin Constant : "De la liberté des Anciens comparée à celles des Modernes". Cette courte étude dont je conseille vivement la lecture peut être le déclencheur d'une prise de conscience dévoilant les funestes erreurs des collectivistes de la liberté. Constant y montre la différence essentielle existant entre deux types de liberté, la première, celle des Anciens, n'étant en aucune manière la liberté de l'individu mais celle d'une collectivité tout entière.
Sur le papier, l'idée est certainement très belle en théorie, à ceci près qu'en pratique cette "liberté de tous" peut très exactement contrevenir dans tous les domaines, dans tous les actes de notre vie, à la liberté personnelle propre. On en voit aujourd'hui de terribles exemples, avec le masque obligatoire, le confinement, la distinction établie par un Etat pourtant démocratique entre biens essentiels et ceux qui ne le sont pas, et puis toutes les absurdités liberticides vomies par la technostructure, le tout au nom de la devise républicaine où le mot liberté est énoncé en premier.
Pour devenir authentiquement libre, il faut emprunter l'autre chemin, celui de la liberté des Modernes. Il s'agit de partir de l'individu, de façon méthodologique, puisque l'individu se situe au fondement de tout, contrairement au groupe, qui n'est qu'un rassemblement d'individus.
L'individu est la cellule de base de la vie en société ; juste au-dessus de lui se situent la famille, les associations, les réseaux, puis le peuple. Ils s'encastrent naturellement selon une logique ascendante. C'est là une véritable décentralisation, fondée sur un principe de subsidiarité poussé dans ses derniers retranchements.
Le mur contre lequel se cogne la droite française depuis à peu près la fin des Girondins est celui-ci : elle est infichue de comprendre que la liberté d'un pays doit impérativement impliquer la liberté de chacun de ses habitants! C'est bien gentil de s'esbaudir sur le fait que chaque pays a ses coutumes spéciales, et de lui reconnaître le droit de faire ce qu'il veut chez lui au nom du principe de souveraineté, cette fameuse clé de la "liberté collective" souverainiste - mais il faut prendre garde au fait que la collectivité n'a pas, à proprement parler, d'âme, que ce n'est pas un être vivant qui réagit, pense et ressent, ce n'est pas un égrégore. Sa liberté n'est par conséquent qu'un doux fantasme, un jeu sur les mots. Seuls les individus ont la capacité d'agir et de faire des choix libres, seuls les individus peuvent être libres, même s'ils appartiennent par la force des choses à une collectivité, puisque nous sommes des êtres sociaux par essence.
Or la droite française ne pense jamais en ces termes, sauf au XIXe siècle chez des gens comme Bastiat, Tocqueville, ou Flaubert. Un siècle auparavant nonobstant Voltaire et des exceptions notables comme Turgot, on a rejeté tout ce qui venait des pays anglo-saxons, sous prétexte qu'ils expatriaient un individualisme vulgaire, étroit, étriqué, qui rejetait le collectif pour ne se centrer que sur un égoïsme petit-bourgeois, jugé dégueulasse, l'individualisme que l'on a souvent comparé à celui de l'épicier grattant son tiroir-caisse et jetant un oeil torve et apeuré sur son coffre-fort.
On en voit le joli résultat : en France, la liberté individuelle s'est rétrécie à vue d'oeil au cours du XXe siècle. Aux Etats-Unis, critiquables en bien des points, de la FED au keynésianisme, à l'impérialisme, au wokisme et à la cancel culture (phénomènes tout à fait anti-libéraux d'ailleurs), la liberté personnelle y a au contraire réussi, malgré les intrusions étatiques extrêmement nombreuses et croissantes depuis la guerre de Sécession et la Crise de 29, à conserver encore une certaine force aujourd'hui au sein de la population. Cette liberté individuelle s'est excellemment mariée à la communauté, une notion ironiquement bien plus importante, au niveau local, aux Etats-Unis qu'ici (v. l'importance aux Etats-Unis de la notion de sociabilité, des fêtes de villages et de paroisses, du profond respect des droits naturels que sont la liberté et la propriété dans les entreprises, etc.)
La droite française, et même celle du Vieux Continent en son entier, se croyant si supérieure aux autres parce qu'elle est plus ancienne, baignée dans le jacobinisme, noyée par le bonapartisme et son ersatz gaulliste, n'a pas compris ni voulu cette liberté. Très vite, après La Fayette, elle l'a prise pour un produit d'importation impropre à la consommation sur nos terres, à cause, disait-on, de nos traditions grandioses et de leur immuabilité. Pourtant cette notion individuelle et non collective de la liberté est en fait fondée sur le christianisme, une autre de nos traditions fondamentales bien ancrées, qui place l'individu au coeur de sa métaphysique, avec l'âme individuelle seule appelée à être mise au contact de Dieu par transfiguration. Ce n'est pas "la France'" qui montera au Ciel, c'est chacun d'entre nous qui y est appelé : les nationalistes le savent-ils ? Tout l'individualisme rationnel dont je parle découle du thomisme, et plus loin d'Aristote, dont Ayn Rand, par exemple, ne cesse de se réclamer, bien qu'elle fût une juive athée.

Un anar-cap juif agnostique comme Murray Rothbard, véritable fondateur du libertarianisme théorique, était un grand admirateur de saint Thomas d'Aquin et de l'école de Salamanque, d'où il partait, au moins autant que de John Locke, pour tirer les principes de base du droit naturel.
Voici ce que Rothbard déclarait : "Je suis convaincu que ce n'est pas un hasard si la liberté, le gouvernement limité, les droits naturels et l'économie de marché ne se sont vraiment développés que dans la civilisation occidentale. Je suis convaincu que la raison en est l'attitude développée par l'Église chrétienne en général, et l'Église catholique en particulier. Contrairement à la pensée grecque, où la cité-État était le lieu de la vertu et de l'action, le christianisme, avec sa focalisation unique sur l'individu créé à l'image de Dieu et dans le mystère central de l'Incarnation, Dieu créa son Fils comme un personne pleinement humaine - signifie que chaque individu et son salut sont au cœur des préoccupations divines. L'Église n'était liée à aucun roi ou État et servait donc de contrôle vital au pouvoir de l'État. Le concept de tyrannicide et de droit de révolution a été développé par les scolastiques catholiques. Locke (et ses adeptes de la Révolution américaine) était un scolastique protestant, développant et affûtant la doctrine scolastique catholique. Ainsi, même si je ne suis pas croyant, je salue le christianisme, et en particulier le catholicisme, comme fondement de la liberté. (Et aussi de l'art, de la musique et de l'architecture, mais c'est un autre sujet.)"
Ainsi, l'individualisme n'est nullement un égotisme délirant ou une manière de solipsisme avec un individu qui serait considéré comme une monade isolée du reste de l'univers (une idiotie que j'ai lue depuis ma prime jeunesse, chez Charles Maurras ou Alain de Benoist), il est, tout à l'opposé, la notion essentielle qui fonde une communauté. Il n'y a pas de communauté libre qui ne ne soit pas une communauté composée d'hommes libres.
Etonnamment pour les Européens, il se trouve que les Etats-Unis, hormis dans quelques grandes cités hystériques ou délabrées, sont dans les faits beaucoup plus communautaires qu'eux, parce qu'ils s'appuient sur quelque chose de solide, une entité vraie, à savoir l'individu, l'individu et son ouverture naturelle aux autres - et non sur une chimère inexistante comme "la liberté collective" qui détruit toute liberté individuelle partout où elle est érigée en prémisse!
Ce que n'a pas voulu comprendre Rousseau, qui voyait haut mais pensait bas, et qui guide hélas encore notre gauche autant que notre droite, c'est que l'intérêt général n'existe pas, ou plutôt, que s'il existe, il n'est que l'intérêt de chacun garanti.
L'intérêt de chacun, c'est à chacun de le connaître, puisque nul ne peut le faire mieux que lui à sa place. Le Bien commun n'est donc rien d'autre que la garantie que les droits individuels fondamentaux de tous soient respectés, à commencer par la liberté individuelle, qui est une forme première de la propriété puisqu'il s'agit de la propriété de soi, de son esprit et de son corps.
La notion bien comprise de la liberté individuelle implique bien entendu le droit de faire sécession d'un groupe qui écraserait la liberté. Dans l'actualité présente, c'est à ce point de rupture où nous en sommes arrivés !
Paul-Eric Blanrue