Extraits de Paul-Eric Blanrue, Sécession, l'art de désobéir (Fiat Lux, 2018).
« Ce qui a toujours fait de l’État un enfer sur la terre, c’est que l’homme a voulu en faire son Ciel »
Friedrich Hölderlin
C’est loin d’être un hasard si je me suis retrouvé, à l’âge de vingt ans, membre du Secrétariat du descendant en ligne directe de Louis XIV, le prince Alphonse (1936-1989), duc d’Anjou, Chef de la maison de Bourbon et aîné des Capétiens – autrement dit le roi de France « de droit » (de jure). Mon rejet de l’État moderne était tellement enraciné en moi qu’il me fallait trouver des alternatives. J’étais disposé à tenter toutes les expériences, aussi insolites fussent-elles, pour m’extraire d’un monde asphyxiant dont les valeurs pernicieuses qu’on injectait, du lever au coucher, dans mes cent milliards de neurones, ne me correspondaient en rien.
Pour un jeune homme nourri des Trois mousquetaires et du Chevalier de Maison-Rouge (il n’y a pas que Platon et Nietzsche dans la vie !), la solution monarchique (avec, de mon point de vue, un roi qui règne et gouverne) était un idéal qui me tendait les bras.
Je n’étais pas attiré par les fastes télévisuels des mariages princiers, les chapeaux bigarrés d’Elisabeth II, les costumes de cérémonie, les potins de Point de Vue, les rallyes des familles de « sang bleu » qui dansaient le rock en cravate dans leur manoir délabré. Je n’ai jamais adhéré non plus à la vision utilitariste de Maurras faisant de la monarchie la crème de la crème du nationalisme, la meilleure formule politique, disait-il, « de salut public ». Le principe des nationalités n’a fait son apparition qu’avec la Révolution et m’est étranger comme il l’est de l’univers traditionnel qui m’est cher. Quant à Maurras, enfant de son temps, il avait grandi dans l’idée de la revanche contre l’Allemagne et songeait davantage aux bienfaits d’une dictature héréditaire pour ravir l’Alsace-Moselle aux casques à pointes qu’il ne militait pour l’instauration d’une monarchie tempérée calquée sur celle d’Henri IV.
La monarchie héréditaire est bien plus que la construction temporaire et intellectuelle d’un philosophe provençal, aussi doué fut-il. C’est une réalité. Ça s’est passé ! Ce qui m’intéressait par-dessus tout, c’était le principe monarchique lui-même. « Ma personne n’est rien, mon principe est tout », avait déclaré le comte de Chambord, petit-fils du roi Charles X, l’« enfant du miracle » sur lequel les espoirs des légitimistes français avaient reposé dans la seconde moitié du XIXe siècle, tandis qu’il passait sa vie en exil, de Frohsdorf à Venise. Je partageais son avis. Un roi peut être un individu médiocre mais le principe qu’il incarne le dépasse de beaucoup. La société dont il est le socle ne change pas au gré de son tempérament et de ses caprices. Il doit en respecter les règles coutumières, une combinaison d’ordres qu’il ne peut bousculer à sa guise, des normes qui le précèdent et lui survivront à sa mort. Comme le stipulaient les thomistes de l’école de Salamanque, le roi ne tenait le pouvoir politique que du peuple qui le lui prêtait depuis des temps fort lointains.
Quel était ce principe auquel je tenais ? Il suffit de se retourner sur l’histoire des dix derniers siècles pour qu’il nous saute à la figure : c’est la liberté dans l’unité. L’unité déterminée par la fonction royale ; la liberté des sujets. Un pouvoir concentrant la puissance en haut, ou plutôt au centre de la société, comme le moyeu immobile fait tourner la roue ; et, à la base, un peuple vivant dans le self-government.
C’est évidemment bien davantage que cela ! C’est aussi la stabilité, la vision à long terme, le pouvoir sans compétition permanente. C’est un système de conservation sans crispation, ouvert sur son époque : quand j’entends dire que les rois étaient des « Français de souche », je rappelle volontiers que Marie-Antoinette était d’origine autrichienne, la reine Marie Leczinska polonaise, Marie-Thérèse, Infante d’Espagne et du Portugal, Marie de Medicis florentine, et que la mère de Louis XIV s’appelait Anne d’Autriche et qu’elle était née à Valladolid, en Espagne - j’en passe.
C’est également une structure encourageant l’excellence, il suffit de découvrir les œuvres artistiques qu’elle a suscitées pour s’en convaincre. C’est l’indépendance souveraine, puisque le roi ne doit rendre de compte qu’à Dieu et non à des groupes de pression auxquels il est libre de résister. Loin d’être l’esclave de la noblesse, le roi de France a longtemps cherché à en découdre avec elle, au bénéfice du peuple, ce que le duc de Saint-Simon, courtisan dépité, n’eut de cesse de reprocher au Roi-Soleil.
La monarchie c’est un État sans étatisme, puisque le roi ne s’occupe pas de la vie privée de ses sujets. La monarchie c’est aussi un métier : le dauphin apprend à devenir monarque, il y est préparé parce qu’il voit son père au travail et que celui-ci, chaque jour, lui enseigne les rudiments de sa future charge. Dans le système royal français, nul ne peut ambitionner de « devenir calife à la place du calife ». Pour les rois capétiens, l’ordre de succession se déroulait automatiquement, par ordre de primogéniture mâle, et bien que Louis XIV, tout Roi-Soleil fut-il, ait tenté de légitimer ses bâtards afin qu’ils lui succèdent, le Parlement de Paris invalida son testament, contraire aux lois fondamentales du royaume.
La démocratie, tout à l’opposé, c’est le court terme (cinq ans quand tout va bien), la loi du saint Nombre, la préférence de la quantité sur la qualité, l’empire de la majorité, la domination de la lourde masse inerte à un instant T, autant dire le triomphe de l’audimat - or une seule personne, correctement informée, peut avoir raison contre soixante millions d’autres, victimes d’une intox.
Comme le souligne Pascal Salin, l’un de nos meilleurs économistes, « la règle majoritaire n’a aucun statut moral ou scientifique » (Libéralisme, Odile Jacob, 2000). Le prix Nobel d’économie 1974, Friedrich Hayek, dans La Constitution de la liberté (1960), l’explique en peu de mots : « Nous ne considérons incontestablement pas qu'il soit légitime que les citoyens d'un grand pays dominent ceux d'un petit pays voisin, sous prétexte qu'ils sont plus nombreux que ces derniers. Il n'y a pas davantage de raison pour que la majorité des gens qui se sont assemblés pour un certain objectif, que ce soit une nation ou quelque organisation supra-nationale, ait le droit d'étendre son autorité à sa guise. »
La démocratie c’est le plein pouvoir donné à la propagande pour laver le cerveau des électeurs par l’utilisation à grands jets de promesses illusoires mais chatoyantes, de mensonges à répétition qui plongent le peuple surexcité et déçu dans un état d’insatisfaction endémique. C’est le contrôle des cerveaux jusque dans l’éducation des tout-petits, puisqu’il faut faire entrer l’individu, dès son jeune âge, dans le moule de la citoyenneté. Ce sont les hautes places de responsabilité offertes aux énergumènes les plus vicelards, aux rastaquouères les plus corrompus et à leurs larbins. C’est l’instabilité chronique à cause de la sempiternelle course au pouvoir. C’est la liberté tenue en bride au nom de « grands principes », parce que la clientèle des élus fait pression sur ceux-ci pour obtenir des privilèges et couper la parole à ses adversaires. C’est le peuple-souverain - qui ne gouverne jamais que par délégation ! C’est l’hypocrisie totale sur tous les sujets précédents. C’est une administration aussi despotique que politiquement irresponsable.
Dans un long texte extrêmement bien argumenté, le génial économiste allemand Hans-Hermann Hoppe, disciple de Murray Rothbard, explique la raison pour laquelle, au fond, la démocratie est une entreprise de clientélisme qui accroît les dépenses et le chômage : « Imaginez un gouvernement mondial, démocratiquement élu à l'échelle mondiale en suivant le principe un homme-une-voix. Que serait le résultat probable d'une telle élection ? Le plus vraisemblable est que nous aurions un gouvernement de coalition sino-indien. Et qu'est-ce que ce gouvernement serait le plus enclin à faire pour complaire à ses électeurs et se faire réélire ? Il découvrirait probablement que l'Occident a beaucoup trop de richesses et que le reste du monde, particulièrement l'Inde et la Chine, bien trop peu, et par conséquent mettrait en œuvre une redistribution systématique du revenu du riche Occident vers le pauvre Orient. Ou alors, imaginez qu'aux États-Unis on étende le droit de vote aux enfants de sept ans. Le gouvernement ne serait peut-être pas composé d'enfants, mais ses politiques, selon toute probabilité, refléteraient le "souci légitime" des enfants de disposer d'un accès "suffisant" voire "égal" à des hamburgers, des limonades et des vidéocassettes "gratuits". Je présente ces "expériences mentales" pour illustrer les conséquences du processus de démocratisation qui a commencé aux États-Unis et en Europe au milieu du XIXe siècle, et qui porte ses fruits depuis la fin de la Première Guerre mondiale. L'extension progressive du droit de vote et finalement l'établissement du suffrage universel des adultes a fait à chaque pays ce que la démocratie mondiale ferait pour l'ensemble du globe : mettre en branle une tendance apparemment permanente à la redistribution du revenu et des biens. Un-homme-une-voix, plus la "liberté d'entrer" dans l'appareil d'État, c'est-à-dire la démocratie, implique que toute personne et sa propriété personnelle est mise à la portée de toutes les autres, et ouverte à leur pillage. En ouvrant en apparence les couloirs du pouvoir politique à tout le monde, la démocratie fait du pouvoir politique une "res nullius", où personne ne souhaite plus qu'il soit restreint parce qu'il espère que lui-même, ou ceux qui lui sont favorables, auront un jour une chance de l'exercer. (…) En outre, on peut s'attendre à ce qu'il y ait un grand nombre de groupes et de coalitions pour essayer de s'enrichir aux dépens des autres. Les critères seront divers et changeants pour définir ce qui fait qu'une personne est un "possédant" (méritant d'être pillé) et qu'une autre est un "déshérité" (méritant une part du butin). Simultanément, les gens appartiendront à une multitude de groupes de profiteurs et de victimes, perdant au titre de l'une de leurs caractéristiques et gagnant grâce à une autre, certains se retrouvant être des gagnants nets et d'autres des perdants nets de la redistribution politique. La reconnaissance de la démocratie comme machine populaire de redistribution des revenus et des biens, associée à l'un des principes les plus fondamentaux de l'économie —à savoir qu'on finit toujours par se retrouver avec davantage de ce qui est subventionné— fournit la clé pour comprendre l'époque actuelle. Toute redistribution, quel que soit le critère sur lequel elle se fonde, implique de prendre aux possesseurs et producteurs originels (ceux qui "ont" quelque chose) pour donner aux non-possesseurs et non-producteurs (ceux qui "n'ont pas" la chose en question). Les raisons que l'on pourrait avoir de devenir le propriétaire initial de la chose considérée sont alors moindres, alors que sont accrues celles de devenir un non-possédant et un non-producteur. Tout naturellement, du fait que l'on subventionne les gens parce qu'ils sont pauvres, il y aura davantage de pauvreté. Quand on subventionne les gens parce qu'ils sont au chômage, on se retrouve avec davantage de chômeurs. Après moins d'un siècle de démocratie et de redistribution politique, les résultats prévisibles sont là. Le "fonds de réserve" de richesse et de capital, hérité des siècles précédents d'activité productive dans un marché relativement libre, est presque épuisé. Depuis plusieurs décennies, depuis la fin des années 1960 ou le début des années 1970, les niveaux de vie réels stagnent ou même baissent en Occident. La dette publique et le coût des systèmes existants de sécurité sociale ont amené la perspective d'un effondrement économique imminent. En même temps, presque toutes les formes de conduite indésirable —chômage, dépendance, négligence, imprévoyance, incivilité, psychopathie, hédonisme et délinquance— se sont développées à des niveaux dangereux. Si les tendances actuelles se poursuivent, on ne risque rien à dire que l'État-providence occidental, c'est-à-dire la démocratie sociale, s'effondrera tout comme le socialisme oriental, à la soviétique, s'est effondré à la fin des années 1980 » (« À bas la démocratie », traduit par François Guillaumat, disponible sur le Net).
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Le prince Alphonse - Alphonse II pour les légitimistes que nous étions - représentait à la perfection le principe monarchique. Il était un homme d’apparence calme, pondéré en tout, travailleur acharné, cultivé et sincèrement croyant (il m’avait confié que son auteur de prédilection était Gustave Thibon, l’ami de l’immense philosophe Simone Weil). Il avait compris les principaux défauts de la démocratie mais était suffisamment rusé pour ne pas se lancer dans des discussions polémiques sur ce sujet qui l’eussent fait passer pour un militant borné. Le Prince se tenait dans une position arbitrale, sachant se faire apprécier des hommes politiques qu’il rencontrait lors de ses voyages, des élus de droite comme de gauche - et c’était très bien ainsi.
La restauration de la monarchie en France était-elle possible à la fin des années quatre-vingt ? Non, même s’il y avait eu, douze ans auparavant, en 1975, en Espagne, une opération de ce genre réussie par un cousin d’Alphonse, un autre Bourbon, Jean-Charles, placé sur le trône par Franco. Mais cette expérience n’était pas à la hauteur de mes espérances, le roi d’Espagne n’ayant rien fait d’autre que de couronner une démocratie vermoulue.
Et puis surtout, après une incursion décevante de quelques années dans deux navrants partis politique de droite, le Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac et le Front national de Jean-Marie Le Pen, j’étais franchement sceptique sur la capacité du peuple à se réveiller. Dans le journal des jeunes du RPR de Lorraine, Vitamine C, j’avais écrit le premier article de ma vie sur l’affaire de la francisque décernée à François Mitterrand par le Maréchal Pétain, dix ans avant la « révélation » de Pierre Péan qui a ébranlé toute la presse française. Résultat : aucune réaction.
Les Français, volontiers royalistes quand ils visitent Versailles et les châteaux de la Loire, sont trop passifs pour se ruer en masse sur les questions institutionnelles et pas assez galvanisés pour oser franchir deux cents ans d’histoire. En 1958, « Gaulle », comme l’appelait Paul Morand à la suite d’Alfred Fabre-Luce (Le plus illustre des Français, Julliard, 1960), avait dû agir sans eux pour imposer la Ve République. Pour s’assurer de la mollesse d’un peuple qu’il qualifiait de « veaux », l'homme de Colombey n’avait pas hésité à se faire qualifier de général alors qu’il n’avait été nommé général de brigade qu’à titre temporaire, un grade annulé sans être confirmé par la suite. Pas plus qu’il ne descendait d’une famille noble « Gaulle » n’était général, il était un colonel portant un uniforme de carnaval. Et « les veaux » n’ y trouvèrent rien à redire.
N’importe, je faisais mes classes sous la férule d’Alphonse II, de l’ex-maoïste Daniel Hamiche, un curieux bonhomme, confit en dévotion et entouré de charmants jeunes gens, qui rédigeait la plupart de ses discours et du baron Hervé Pinoteau, chancelier éclairant, érudit grognon, vice-président de l’Académie internationale d’héraldique et président-fondateur de la Société française de vexillologie, un excellent chercheur d’esprit catho-tradi qui avait ressuscité en France le courant légitimiste et qui préfacerait mon premier livre, Lumières sur le comte de Chambord (Communication et Tradition, 1995).
En 1987, la France entière fêtait le Millénaire capétien et l’on s’apprêtait à manger de la Révolution à toutes les sauces, avec les célébrations du Bicentenaire qui devaient déferler deux ans plus tard sous la Mitterrandie jacklanguienne, dont les dispendieuses clowneries de Jean-Paul Goude place de la Concorde furent l’apothéose. Il fallait réagir et nous avons contribué, par divers publications et événements, à réveiller un peuple désinformé qui croyait encore, deux cents ans après, que le 14-Juillet était la fête de la libération des prisonniers politiques enfermés à la Bastille par ordre de Louis XVI (le plus libéral de tous les Capétiens), alors qu’en réalité, le jour où les révolutionnaires avaient pénétré dans la prison pour y voler des armes, ils avaient eu la surprise de n’y découvrir que quatre faussaires, deux fous et un noble incestueux !
La mort du prince Alphonse, le 30 janvier 1989, dans un tragique accident de ski au Colorado, ainsi que celle de son frère Gonzalve, chef du conseil de Régence, peu de temps après, me firent prendre un autre chemin que celui du royalisme. Je laisserais à d’autres le soin de se charger de son fils, Louis XX, mineur à l’époque. Au moins avais-je eu le loisir d’apprendre ce qu’était la propagande républicaine, dont je n’avais eu jusqu’alors qu’une faible idée. C’était gratiné ! J’ai écrit ailleurs comment la commémoration de la bataille de Valmy fut une autre occasion de raconter des bobards aux Français (v. mon Livre Noir des manipulations historiques, Fiat Lux, 2017) et de quelle façon les procès de Louis XVI et de Marie-Antoinette furent truqués ( v. mon Mystère du Temple - La vraie mort de Louis XVII, Claire Vigne éditrice, 1996.)
Durant ces mêmes années, tandis que j’écrivais dans la Feuille d’Information légitimiste d’Hamiche, je collaborais régulièrement à L’Homme libre de Marcel Renoulet, ancien secrétaire du militant pacifiste Louis Lecoin, la plus vieille revue anarchiste française, qui se réclamait de Friedrich Nietzsche et de Max Stirner. J’avais ainsi, du pouvoir politique, développé la même vue que celle de Salvador Dalí : « Je suis monarchiste et anarchiste. Monarchiste pour que notre anarchie, celle d’en bas, soit protégée par l’ordre d’en haut. »
Trente ans plus tard, je n’ai pas varié d’un iota dans ce domaine, à ceci près que, l’instauration d’une monarchie est moins que jamais possible en raison de l’apathie générale et de l’écrasante mécanique étatique. S’il devait émerger un roi aujourd’hui, il devrait être propriétaire de son domaine, afin d’y faire régner le droit privé, comme le soutient Hans-Hermann Hoppe - et cela ne pourrait se faire que dans de petits États sécessionnistes, où les citoyens seraient égaux en droit.
Ceci étant, j’insiste sur le fait que si nous voulons bâtir un nouvel ordre politique, dynamique et spontané, libéré des entraves étatiques, il faut davantage regarder du côté de la Tradition que se contenter d’ânonner les « grands principes » de la Révolution de 1789 comme un fayot désirant faire plaisir à son professeur d'histoire de sensibilité trotskiste.
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La tradition a bonne presse quand il est question de produits culinaires, elle l’est moins en politique où elle a pour synonyme « réactionnaire ». Le camembert, oui, le roi, non ! Ou alors à la télévision, le temps de regarder une émission du sirupeux Stéphane Bern pour se détendre et rêver du « bon vieux temps ».
Pourtant, si les sociétés traditionnelles avaient bien des défauts, la collectivité y primant par principe l’individu, il se trouve que, dans la pratique, elles n’étaient pas oppressantes et surtout nullement totalitaires, cette dernière caractéristique ne faisant son apparition dans l’histoire humaine qu’au XXe siècle avec le fascisme et le communisme. Bien que hiérarchiques et parfois autoritaires, ces sociétés, pour l’essentiel monarchiques, étaient largement décentralisées et permettaient aux individus de s’épanouir comme des fleurs sans avoir à s’expliquer régulièrement devant un représentant du pouvoir.
Dans ce type de société les pouvoirs des souverains étaient limités et, dans certains cas, spécialement restreints. Ainsi, à Venise, le doge (du latin dux, chef) était élu à l'issue d'un scrutin dont le tirage au sort constituait l'une des premières étapes. Il représentait et dirigeait la Sérénissime jusqu'à sa mort. Ses fonctions étaient strictement régaliennes (du latin, regalis, royal). Il contrôlait les affaires de l'État et décidait de la paix et de la guerre. Il dirigeait la République avec une assemblée élue, appelée le Conseil des Dix. Bien que chef de l'une des nations les plus riches de l'époque, ses pouvoirs étaient extrêmement réduits. Le doge devait dissimuler ses armoiries personnelles, ne pouvait accepter de présents, n'avait pas le droit de quitter ses appartements exigus du palais de la place Saint-Marc, sauf autorisation spéciale. Il ne pouvait se rendre dans son ancienne demeure, ni aller au théâtre ou au café, et il lui était interdit de quitter le territoire de la cité de Venise (7km/4km). Son épouse devait être vénitienne. Ni lui ni aucun membre de sa famille n'étaient autorisés à prendre part à une entreprise commerciale. Aucun de ses fils ne pouvait devenir doge à sa mort. Ses lettres étaient censurées et il n'avait pas le droit de communiquer en privé avec les ambassadeurs étrangers. Par-dessus le marché, il devait offrir des fêtes fastueuses sur ses propres fonds !
Dans la Sérénissime, toute sorte de dictature personnelle était aussitôt tuée dans l'oeuf, y compris par décapitation si nécessaire, comme ce fut le cas pour Maniero Faliero en 1355, qui avait voulu imposer son autorité par la force. Ce système bien huilé a duré mille ans et a contribué à faire de Venise la plus belle ville du monde et l'une des plus prospères.
C'est un certain général Bonaparte qui, au nom des sacro-saints principes de la Révolution française, y mis fin en 1797. Vint alors l'heure de la dictature, de la perte d'indépendance et du déclin !
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Concernant la France, qui nous regarde prioritairement, il y a belle heurette que, pour les historiens, l’expression de « moyen âge » n’est plus l’insulte qu’elle était devenue sous la plume des modernes. Régine Pernoud (Lumière du Moyen Âge, Grasset-Fasquelle, 1981) et Jacques Herrs (Le Moyen Âge, une imposture, Perrin, 1992) ont, parmi d’autres, fait litière de cette funèbre caricature et ont énuméré les innombrables libertés dont bénéficiaient hommes et femmes durant cette période bénie de dix siècles. L’économite libéral Friedrich Hayek a reconnu que « sous diverses incidences, l'homme médiéval était sans aucun doute plus libre qu'on ne le croit communément aujourd'hui » (La Constitution de la liberté).
Le monde féodal, du fait du morcellement territorial et du partage des pouvoirs économique et politique, était tellement étranger à notre conception moderne de l’État que ce n’est qu’à « l’extrême fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle » qu’on trouve parfois (rarement) le mot « État » avec « le sens de corps politique que nous lui donnons le plus souvent actuellement » (v. Bernard Guénée, « État et nation au Moyen Âge », Revue historique, janvier-mars 1967). À fins de propagande, et pour se moquer des « âges obscurs », les républicains ont crapuleusement inventé sur le tard toutes sortes de droits féodaux inexistants (v. mon Livre noir), tels le droit de cuissage, le droit de ravage (le seigneur qui anéantirait la récolte du serf en lançant sa meute sur ses révoltes !), le droit de prélassement (un seigneur aurait pu, soi-disant, éventrer un paysan pour se chauffer les pieds !), ou encore le droit de faire battre les marais pour y faire cesser les coassements de grenouilles ! Tout était faux.
Les écoles n’ont pas davantage attendu le raciste Jules Ferry pour exister. Quoi que très-chrétien, le roi de France n’était pas tout-puissant, il n’était que l’usufruitier du pouvoir et il ne lui appartenait pas de disposer de la couronne selon son bon plaisir. Sous la monarchie tempérée, le roi se tenait à distance. On ne connaissait son apparence que parce que son profil était gravé sur les pièces de monnaie. Les guerres qu’il menait étaient une lointaine affaire de spécialistes, celle des nobles, exemptés d’impôt car ils versaient celui du sang.
Le pouvoir central était limité par toutes sortes de droits coutumiers, de chartes, et par les lois fondamentales (constitution non écrite) du royaume. La centralisation, en France, ne s’est effectuée que lentement, pas à pas. Les premiers duchés et comtés apparaissent à la fin de l’Empire romain, entre le VIIe et le Xe siècle. On assista alors à une multiplication des pouvoirs par le développement des autorités suzeraines sous la féodalité. Au XIIIe siècle poussèrent comme des champignons les premières grandes villes, fondées sur l’association par serment. Ces communes avaient le droit de lever l’impôt, rendre justice, posséder un sceau, avoir une force armée. Elles formaient une mosaïque d’autonomies locales qui restèrent vivaces jusqu’à la Révolution.
Pour avoir été hébergé quelque temps au château de La Chapelle-d’Angillon (Cher), chez le comte Jean d’Ogny, où je fus précepteur (un métier d’avenir pour qui veut en finir avec les servitudes de l’école !), j’ai eu l’occasion d’y apprendre l’histoire méconnue de la principauté de Boisbelle, dont cette demeure avait été l’épicentre. Comme bien d’autres domaines du royaume de France, cette principauté, enclavée dans le Berry, avait été, durant plusieurs siècles, souveraine dans trois paroisses, dont l’une que connaissent bien les amateurs de vins : Mennetou-Salon. Les princes, la famille de Sully, étaient à l’origine des pirates normands. Depuis le XIIIe siècle, ils avaient su composer avec les autorités au point qu’ils avaient licence de faire les lois, rendre justice, et battre monnaie. Les habitants de cette principauté indépendante, en plein royaume de France, n'étaient pas soumis à l’impôt, taille, corvée ou gabelle, et n'avaient point d'obligations militaires. La principauté, transformée par Henri IV en duché-pairie, ne fut rachetée par la Couronne qu’en 1766. À la Révolution, elle cessa totalement d’exister...
En attendant, sous Louis XVI, le royaume de France était toujours parsemé de franchises, de libertés communales, d’autonomies provinciales, que la couronne tentait de contrôler mais qu’elle a toujours tolérées. Dans l’ancienne France, la diversité était respectée, un territoire pouvait avoir plusieurs maîtres, il n’était pas question d’uniformisation territoriale et institutionnelle.
Les rois n’ont pas édifié leur pouvoir « sur les ruines de la société traditionnelle », mais « au prix d’une série de conflits et de transactions » comme l’avait noté l’historien François Furet. Cette « transaction entre l’État et des structures sociales et institutionnelles largement héritées des temps médiévaux fait que la monarchie d’Ancien Régime est souvent contrainte de se contenter d’à-peu-près. Il est en quelque sorte admis que la royauté soit plus ou moins obéie. La législation royale ne s’applique que très imparfaitement. (…) En particulier, l’esprit d’indépendance des Parlements ira très loin. Songeons que, pendant trois siècles, celui de Paris a obstinément refusé d’appliquer le concordat de Bologne de 1516. (…) Bref, l’État d’Ancien Régime est loin d’avoir toute la rigueur qui caractérise l’État moderne. La plus libérale des démocraties actuelles est bien plus absolue que la monarchie dite absolue », écrit l’historien Jean-Louis Harrouel (« L’essence de la royauté », Le Miracle capétien 987-1789, sous la dir. de Stéphane Rials, Perrin, 1987).
Comme le signalait Bertrand de Jouvenel dans Du pouvoir (1945) : « Il n’est pas vrai qu’on vienne d’un état antérieur où les magistrats, le monarque, auraient de leur chef dicté des normes de comportement. La vérité c’est qu’ils n’avaient pas du tout ce droit, ou pour mieux en parler, ce pouvoir. »
Plus prosaïquement, il est bon de savoir, pour se faire une idée des rapports entre le peuple et les gens de pouvoir dans l’ancienne France, que tout sujet du roi pouvait entrer dans le château de Versailles s’il possédait un chapeau et une épée, et avait le droit de pénétrer dans les appartements privés du souverain pour tenter d’assister à son lever et à son coucher. Jusqu’à Marie-Antoinette non incluse, les reines ont accouché en public. Une proximité du peuple avec les plus hauts représentants de l’État, impensable aujourd’hui !
L’État remplissait un rôle minimal. Il s’occupait de rendre la justice et d’assurer la sécurité intérieure et extérieure. Au XVIe siècle, Jean Bodin, le théoricien de l’absolutisme (l’absolutisme royal signifie « indépendance du pouvoir » et non « extrémisme » ou « despotisme »), fournit les clés théoriques à la politique de Richelieu et Louis XIV, mais il prit soin, contrairement aux venimeux socialistes du XXe siècle, de respecter la propriété privé et la sécurité des sujets.
Même sous l’État du Roi-Soleil tant décrié, la France était une fédération de provinces, échappant à la rationalisation étatique. Rappelons que Louis XIV n’a jamais dit « L’État c’est moi » (v. mon Livre noir). La monarchie française n’a jamais été non plus une théocratie. Louis XIV a défendu le scandaleux Tartuffe de Molière, hilarante satire anti-bigots, contre la cabale du parti dévot conduit par la reine Marie-Thérèse qui voulait l’interdire. Sous son règne, le brillant Fontenelle, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, pouvait publier sa subversive Histoire des oracles (1687), le plaidoyer le plus lumineux que l’on ait écrit pour défendre les droits de la raison : « Nous qui sommes des hommes ne savons-nous pas bien jusqu’à quel point d’autres hommes ont pu être ou imposteurs ou dupes ? » C’est Louis XIV qui mit fin en France aux bûchers de l’Inquisition. En 1666, son ministre Jean-Baptiste Colbert chassa l’astrologie de l’université de Paris au bénéfice de l’astronomie. Par un édit de 1682, Louis XIV et Colbert bannirent du royaume les devins et magiciens qui exploitaient la crédulité publique « sous prétexte d’horoscope et de divination ». Plus tard, sous Louis XV, c’est sous l’impulsion du chancelier de France et garde des Sceaux Henri-François d’Aguesseau, et avec l’aide de la marquise de Pompadour, favorite du roi, que L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert fut publiée entre 1751 et 1772. Difficile d’être plus ouvert aux idées nouvelles !
Contrairement à la légende, la fiscalité de l’Ancien Régime était moins écrasante que celle d’aujourd’hui. Encore une imposture honteuse, digne des « hussards noirs de la République », qui doit s’effondrer. Sous l’Ancien Régime, le Français moyen payait « l’équivalent de dix-huit jours de travail en impôts (gabelle, taille, vingtième, etc.), tandis qu’aujourd’hui, il en paye l’équivalent de deux cents huit jours, soit dix fois plus », selon une étude de l’Institut Coppet.
Il a certes toujours existé une tentation de l’État d’intervenir dans la vie économique du pays. Au XIIIe siècle, en pleine difficulté financière, Philippe le Bel a exterminé les Templiers pour leur prendre leur or et a pratiqué la dévaluation monétaire. Au XVIIe siècle, le mercantiliste Colbert, s’est mis en tête de favoriser les exportations à forte valeur ajoutée en transformant les produits d’importation à faible coût, et a créé pour ce faire une manufacture avec monopole. Il a multiplié les réglementations et taxé les blés et les draps, créant une situation de tension avec la Hollande et la Grande-Bretagne.
Les guerres des XVIIe et XVIIIe siècles ont de toute évidence eu un coût qui a contribué à déployer une fiscalité lourde et complexe. Mais au XVIIIe siècle, comme naguère sous le duc de Sully, conseiller d’Henri IV, une école de la liberté s’est opposée au protectionnisme étatique ambiant et a cherché à ouvrir les relations commerciales. À commencer par Vauban, qui, s’inspirant de l’économiste Boisguilbert, a tenté d’introduire, pour toutes les classes sans exception, une flat tax, un impôt unique de 10% sur les revenus, sous forme d’une dîme royale. « L’argent le mieux employé est celui qui demeure entre les mains du peuple », disait-il. Richard Cantillon rappela que la propriété privée est la base de la civilisation. Le marquis d’Argenson critiqua vertement le dirigisme. Admiré par Voltaire, François Quesnay, médecin de la Pompadour (en avance sur son temps car opposé à la saignée) et chef de file des physiocrates, prôna la liberté du commerce et les vertus de la concurrence.
Sous Louis XVI, ces idées trouvèrent leur expression en la personne de Jacques Turgot, baron de l’Aulne, qui œuvra comme contrôleur général des finances. Turgot empêcha la levée de nouvelles taxes et d'emprunts et s'acharna à éviter la banqueroute. Il supprima la corvée royale, libéra le commerce des grains, supprima corporations, maîtrises et jurandes. Grâce à ses mesures, il réduisit le déficit du royaume. Ses attaques contre des privilèges hors d'âge suscitèrent l'opposition du Parlement et il fut contraint de démissionner en 1776. « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple », déclarait Louis XVI.
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En 1789, l’abbé Sieyès fournit, dans Qu’est-ce que le Tiers-État ?, un argument magistral aux révolutionnaires, dont ils allaient s’emparer pour mettre la France et l’Europe à feu et à sang : « La nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout. Sa volonté est toujours légale. » Le totalitarisme était en marche, l’État annexait la nation et s’accaparait le peuple. C'est cette logique qui ferait déclarer à l’ex-socialiste Benito Mussolini, devant la Chambre des députés en 1927 : « Tout dans l’État, rien contre l’État, rien en-dehors de l’État ».
Ainsi que l’écrivaient les clairvoyants frères Goncourt, Jules et Edmond, dans leur Journal à la date du 27 décembre 1860 : « À mesure que de l'isolement, la civilisation marche à la centralisation - marche fatale et croissante de l'humanité -, l'individualité est plus absorbée. L'État, surtout depuis 89, est d'un absorbant prodigieux ! L'avenir, ne sera-ce pas l'État absorbant tout, assurant tout, tenant à ferme la propriété de chacun ? On n'aura plus le despotisme dans un homme, dans une volonté, mais il y aura, étendu sur tout, le réseau d'une réglementation omnipotente, la tyrannie de la bureaucratie, en un mot le gouvernement absolu de l'État, administrant tout au nom de tous. »
C’est avec la Révolution française que l’État s’est répandu dans tous les secteurs de la vie, cherchant à discipliner l’individu jusque dans son foyer au nom de grandes idées aussi creuses que des bulles de savon.
En décembre 1789, la France fut divisée en quatre-vingt-trois départements, composés de districts, cantons, communes, selon le principe des poupées russes. Dénonçant l’esprit d’abstraction des révolutionnaires, le philosophe et député anglais whig, Edmund Burke, dans ses admirables Réflexions sur la révolution françaises (1790), nota sur le vif : « La force qu’on donne ainsi à Paris fait ressortir la faiblesse du système. On se flatte d’avoir fait adopter le principe géométrique et de vouloir mettre fin à tous les attachements locaux : on ne connaîtra plus, nous dit-on, ni Gascons, ni Picards, ni Bretons, ni Normands, mais seulement des Français, qui n’auront qu’une patrie, qu’un cœur, qu’une assemblée. Mais il est beaucoup plus vraisemblable que votre pays sera bientôt habité non par des Français, mais par des hommes sans patrie (…) Personne ne se fera jamais gloire d’être originaire du carré numéro 71 ou de porter quelque autre étiquette de ce genre. C’est au sein de nos familles que commencent nos affections publiques (…) De nos familles nous passons au voisinage, aux gens que nous fréquentons et aux séjours que nous aimons dans notre province (…) Ces divisions anciennes de notre pays, qui sont le fruit des siècles et non le produit d’un acte soudain d’autorité, sont autant de petites images de notre grande patrie qui nous réchauffent le cœur. »
Tout le monde doit s’intégrer de force dans la France nouvelle. On y confond la légitime égalité des droits avec l’uniformité générale. En coupant la tête des géants, on a dans l’idée (candide et criminelle) que les nains grandiront. « L'envie, principe de la Révolution française, a pris le masque d'une égalité dérisoire ; elle promène son insultant niveau sur toutes les têtes, pour détruire ces innocentes supériorités que les distinctions sociales établissent », écrira Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (Mémoires ou opinion sur les affaires de mon temps, 1891).
La Liberté écrite avec une majuscule anéantira l’ensemble des fragiles libertés locales. Les différences ne seront plus tolérées. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », clama Saint-Just, avant de périr lui-même du principe qu’il avait préconisé dans un accès d’idiotie. Bien entendu, la « dénonciation civique » fut vivement encouragée comme elle le sera lors de la Révolution culturelle chinoise déclenchée en 1966. Mao n’a rien inventé.
Si la Déclaration des droits de l’homme, signée par Louis XVI, comprend de beaux paragraphes, elle en contient d’autres plus inquiétants, tel l’article 3 : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » C’est la porte ouverte à toutes les dérives étatiques. Le roi était le « lieu-tenant » de Dieu sur terre, il devait rendre compte à son Créateur de ses actions. C’est pour cette raison qu’il était sacré à Reims. À l’opposé, avec la Révolution, la nation, qui est un ensemble de rapports sociaux et non une entité flottante coupée des individus qui la compose, devient soudain le niveau ultime de décision et n’a de compte à rendre à personne, sauf au peuple - mais comme elle est dirigée par de petits malins censés représenter ce dernier, tout est bien qui finit bien !
L’État va se mêler de tout. En 1790, l’Assemblée constituante accouche de la Constitution civile du clergé et décrète que les prêtres et les évêques sont obligés de prêter un serment d’allégeance à la Constitution qui place l’Église catholique gallicane sous le contrôle direct de l’État français. La loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 interdit les assemblées professionnelles. Le 21 janvier 1793, la décapitation du roi est mise en scène pour signifier que l’on est entré dans le temps de la Révolution et que l’on ne peut plus faire machine arrière. La basilique Saint-Denis, nécropole des rois, est dévastée, les cercueils sont ouverts et les corps des souverains déterrés (quarante-deux rois, trente-deux reines, soixante-trois princes) et jetés dans une fosse commune, passés par la chaux ou déchiquetés aux abords de l’édifice.
On passait à une autre sacralité, sous contrôle direct de l’État. Le 10 novembre 1793, le premier temple de la Raison était ouvert - dans une église profanée. Auparavant, le calendrier grégorien, autrement dit chrétien, avait été transformé et l’an 1792 devint l’an I de la République. Le culte décadaire était instauré faisant en sorte qu’il n’y ait plus qu’un jour chômé tous les dix jours (il n’y a pas de petits profits).
La nouvelle toponymie révolutionnaire s’affirma partout sans être atteinte par le sens du ridicule. Comme des centaines d’autres communes, Saint-Cyr l’École perdit son « saint » et fut transformé en Libreval. Saint-Germain-en-Laye devint Montagne-du-Bon-Air, Versailles fut changée en Berceau-de-la-Liberté, Château-Porcien devint Marat-sur-Aisne, Ham-les-Moines se transforma en Ham-Sans-Culottes, Rocroi en Roclibre (!), Bordeaux en Commune-Franklin, Saint-Bonnet en Bonnet-Rouge, l’Île de Ré en Île-Républicaine. Passez muscade !
La levée en masse de 300 000 hommes marqua le tournant de 1793. Pour la première fois depuis Clovis, tous les Français de sexe masculin ayant l’âge requis (de 18 à 40 ans) furent appelés à faire la guerre que la Convention avait déclaré. L’État défaisait les familles, retirait les hommes de leurs villages, les éloignait des travaux des champs. Pour terroriser les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur qui résistaient à la conscription et au changement, la Convention créa, sur proposition de Danton, une juridiction criminelle d'exception, le Tribunal révolutionnaire, qui condamnait « ceux qui auront cherché à égarer l'opinion et à empêcher l'instruction du Peuple ». Siégeant au palais de justice, dans la Salle de la Liberté, ce tribunal fit des milliers de victimes.
Ailleurs, on décima sans pitié ceux qui refusaient de partir au combat en chantant La Carmagniole : les Vendéens. L’un des plus exceptionnels historiens français de notre temps, Reynald Secher a prouvé, documents à l’appui, dans Le Génocide franco-français : La Vendée-Vengé (PUF, 1986), que cette politique d’anéantissement fut un crime idéologique décidé par Comité de Salut public, notamment par Robespierre, Carnot et Barrère, avec l’appui de la Convention. Le 1er août 1793, une loi votée par cette dernière prescrivit la déportation des femmes et des enfants et le massacre de tous les habitants résidant en Vendée, la nationalisation de leurs biens et leur destruction. Une seconde loi du 1er octobre 1793 ordonna l’extermination de tous les habitants sans exclusion, appelés « brigands », soit plus de 800 000 âmes. Il fut ordonné expressément par le général Lazare Carnot, au nom du Comité de Salut public, d’annihiler tous les vieillards, les femmes et les enfants.
Ce génocide franco-français fit plus de 200 000 victimes du côté des insurgés Blancs, et tout autant du côté des Bleus. On y a tout essayé en matière d’abomination : l’armée avec les « colonnes infernales » du général Tureau qui rasaient tout sur leur passage, villages, forêts, bêtes, récoltes, individus, pour faire de la Vendée un « cimetière national » que repeupleraient des réfugiés républicains ; la noyade ; le gaz ; les fours ; les tanneries de peaux humaines ; la fonte des corps pour obtenir de la graisse.
Le Parlement de l’État républicain, dont les membres n’ont à la bouche que le mot de Mémoire, n’a jamais reconnu cet atroce crime d’État – une extravagante amnésie que Secher nomme un « mémoricide ».
L’aventurier vénitien et franc-maçon Giacomo Casanova, qui avait passé de longues années en France dans les cercles de pouvoir, où il avait été proche du cardinal de Bernis, eut des mots très durs pour fustiger l’abominable Révolution qui ravageait un pays qu'il aimait. On lit sous sa plume que Robespierre est un « monstre », un « bourreau », et que les « infâmes Jacobins » sont des « anthropophages », des « assassins plus adroits et plus fourbes que tous les autres parjures ». S’adressant à eux dans un manuscrit impublié à l’époque, il leur lance : « Vous avez enivré le peuple devenu désormais fanatique. Le plus ignorant, le plus frivole et le plus cruel de tous les peuples que vous flattez en lui disant toujours que c’est lui qui est le souverain tandis que c’est vous qui êtes les maîtres, et que vous vous assurez de la continuation de sa stupide docilité en le laissant vivre dans l’anarchie, l’envoyant se faire massacrer (…) Voilà les droits de l’homme et du citoyen que vous avez promulgués (…), avares impossibles, traîtres, parricides… » (G. Casanova, Annexe, Histoire de ma vie, tome 1, Bouquins, Robert Laffont, 2006).
Sans être informé du génocide vendéen camouflé par l’élite des assassins d’État, le deuxième président de l’Union, John Adams, qui avait été l’ami de Turgot et ambassadeur en France entre 1779 et 1788, a décrit avec justesse la face cachée de notre Révolution : « Helvetius et Rousseau ont prôné la liberté du peuple français, avant de transformer les citoyens en esclaves ; l’égalité des Hommes, avant de détruire tout principe d’équité ; l’humanité, avant de se muer en dangereux prédateurs ; et la fraternité, avant de se tourner vers l’échafaud et d’ordonner au bourreau de trancher une nouvelle tête. »
Le vénérable Père fondateur des États-Unis fut plus tard rejoint dans son idée par l’anarchiste allemand Max Stirner, auteur de L’Unique et sa propriété (1844) : « Cette monarchie nouvelle se révéla cent fois plus sévère, plus rigoureuse et plus conséquente que l’ancienne (…) La Révolution, en réalité, substitua à la monarchie tempérée la véritable monarchie absolue ! »
Friedrich Hayek remarque avec justesse que « le facteur décisif qui a rendu vains les efforts de la Révolution en faveur de la promotion de la liberté individuelle, fut qu'elle créa l'illusion que, dans la mesure où tout le pouvoir avait été remis aux mains du peuple, toutes les précautions contre l'abus de ce pouvoir étaient devenues sans objet. On pensa que l'arrivée de la démocratie empêcherait automatiquement l'usage arbitraire du pouvoir. En réalité, les représentants élus du peuple se révélèrent bientôt davantage préoccupés de mettre les organes exécutifs entièrement au service de leurs intentions, que de protéger les individus contre le pouvoir de l'exécutif » (La Constitution de la liberté).
Ainsi, tout le monde s’en est aperçu, de Venise à Berlin en faisant un détour par les États-Unis : avec la Révolution française, on a assisté à un raffermissement sans précédent de l’État, commis avec une violence inouïe et des massacres sans nom – et, en prime, une inflation d’embauches d’employés à son service. L’État fit main-basse sur la nation et sur le peuple. Son action pénétra tous les esprits. C’étaient les vrais débuts de l’ère politique. C’étaient les prémices du socialisme. C’était la naissance de l’État moderne.
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Grand admirateur de Rousseau dans sa jeunesse, ami du frère aîné de Maximilien de Robespierre, Augustin, Napoléon Ier systématisa à outrance le centralisme jacobin, excluant toute forme de contre-pouvoir. Exécutif autoritaire et cassant, Banque de France (dont l’empereur et sa famille, pas fous, étaient actionnaires), corps préfectoral aux ordres, lycées et universités étatiques, militarisation de Polytechnique, hochet de la Légion d’honneur, assassinat ou exil des opposants politiques, suppression des journaux ou presse sous contrôle, interventionnisme économique, organisation du système monétaire, endettement public, blocus continental qui laissa la France à genoux et dont le pays mit vingt ans à se remettre… Les idéaux révolutionnaires firent le tour de l’Europe, semés par les guerres inutiles menées par un empereur mégalomane, ayant pour ambition de tout contrôler par la force brute. Comme disait Alphonse Allais : « Napoléon ! Ça lui allait bien, à celui-là, de codifier la protection de la vie humaine et de la propriété ! »
À ce propos, avec le Code Napoléon (1804), on entra dans une nouvelle dimension, celle où la source du Droit est de nature législative, contrairement à la tradition capétienne et au monde anglo-saxon, où elle est d’origine jurisprudentielle et coutumière. C’est dorénavant « la puissance publique qui a la charge de définir les droits de propriété et cette activité est si étroitement considérée comme appartenant par essence à la sphère publique qu’elle constitue l’une des justifications les plus constantes de l’existence de l’État » (Pascal Salin). L’État pouvait désormais inventer le Droit à sa convenance.
Révisé de fond en comble, ayant fait du passé table rase, bénéficiant d’un considérable perfectionnement de ses mécanismes, l’appareil étatique était en quête d’une justification rationnelle. Aux yeux de tous, il avait perdu sa légitimité traditionnelle. Il était nécessaire qu’on l’expliquât et qu’on lui donnât des fondations philosophiques, universitaires de préférence. C’est Georg Wilhelm Friedrich Hegel, admirateur de la Révolution de 89, « ce magnifique soleil », et idolâtre de Napoléon, « âme du monde », qui se chargea du sale boulot.
Dans le Contrat social, son devancier Rousseau s’était contenté d’affirmer benoitement que le scélérat qui refuserait d’obéir à la volonté générale serait « forcé à être libre », un procédé quelque peu cavalier qui aurait dû mettre la puce à l’oreille à ceux qui se réclamaient avec sincérité du principe de liberté. Sans craindre d’être pris pour le roi des flagorneurs de la puissance publique, Hegel franchit une étape supplémentaire dans cette l’irrésistible ascension de l’État vers le Big Nowhere cosmique que seul un professeur ambitieux et fasciné par les systèmes clos (ceux où l’on met Dieu à la place qu’on estime devoir lui revenir) pouvait avoir le culot de se permettre de développer.
Hegel écrivit ainsi : « L’État est le monde que l’Esprit s’est fait lui-même (…) Car autant l’Esprit est au-dessus de la nature, autant l’État est au-dessus de la vie physique. Il faut donc vénérer l’État comme un être divin-terrestre (…) C’est la marche de Dieu dans le monde qui fait que l’État existe » (Principes de philosophie du Droit, 1820). Amen ! Le grand-prêtre de l’État moderne avait parlé ! Ni vu ni connu (ni compris), je t’embrouille !
On sourit, mais cette conception grandiloquente de l’État est à l’origine de toutes les dictatures modernes. Certes, les démocraties occidentales ont connu depuis bien des aménagements, mais c’est le fond commun théorique de l’État contemporain qu’on trouve là, présenté dans sa plus bêtasse, brumeuse, laide et prétentieuse expression.
C’est cet État jacobino-hégélien, sous sa forme bismarckienne, que Nietzsche blâma en des termes non équivoques : « L'État, c'est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : ‘Moi, l'État, je suis le Peuple’ » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885).
C’est bien naturellement que l’État est devenu une machine désirant tout régenter, la justice sociale, l’éducation, l’éthique, la correction idéologique. Une erreur commune est de croire que la victoire des démocraties en 1945, puis l’effondrement du mur de Berlin en 1989 ont mis fin à l’invasion par l’État de la vie intime. En aucun cas. C’est l’État moderne qui nous a menés où nous en sommes, soyons-en bien conscients, quoi que puissent dire et prétendre Éric Zemmour, Eugénie Bastié, Jean-Claude Michéa, Natacha Polony, Marine Le Pen ou Florian Philippot, qui pleurent à chaudes larmes sa prétendue disparition ! Ces soi-disant réacs sont d’incurables splénétiques, regrettant le bonapartisme cocardier, oubliant au passage que Napoléon Ier a contribué à la mort d’un million de Français sur le théâtre des opérations. Ils sont les descendants des jacobins qui ont étranglé les localités au bénéfice du pouvoir central, anéanti les provinces, déglingué les coutumes, interdit de parler les langues régionales, explosé les franchises, fauché les libertés communales. Ce sont d’indécrottables nostalgiques du régime impérialiste dont l’Arc-de-Triomphe est le symbole mais qui a laissé, en 1815, la France plus petite qu’il ne l’a trouvée en 1804 (perte de la Savoie, de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, ce boulevard qui sera emprunté par les Allemands pour nous envahir à plusieurs reprises).
Sous tous les gouvernements successifs issue de la France révolutionnaire et napoléonienne, l’État n’a servi qu’à assujettir, exploiter, soumettre, enchaîner, bâillonner des individus qu’il ne tient que pour des « citoyens » (bel exemple de réductionnisme anthropologique), pour finir par les anéantir moralement, culturellement, et même physiquement, des guerres mondiales et locales à l’IVG, désormais promue au Panthéon par Simone Veil interposée.
Vous rêvez de la Renaissance, vous souhaitez que les œuvres d’art d’un nouveau Léonard de Vinci viennent concurrencer les immondices onéreuses de Jeff Koons et Anish Kapoor ? Vous voulez recouvrer vos libertés concrètes ? Oubliez l’exemple de la Révolution ! C’est de là que vient le mal. Allons dans l’autre sens, en faisant un grand saut par-dessus les siècles, en remontant directement à nos origines, l'éclatement de l'Empire romain. Passons par l’étape intermédiaire d’un « nouveau moyen-âge ». Multiplions, comme à cette époque, les petites entités créatrices de libertés étendues. Hérissons-nous de ces libertés, comme cela se passait dans l’antique royaume de France décrit par l’historien Frantz Funck-Brentano, quand « tout village était une capitale », selon le beau mot de Richelieu, lorsque ce pays était traversé de ces « chartes, de droits, de statuts, d'immunités de toute grandeur et de toute nature » que dépeignait Pierre Gaxotte.
Paul-Eric Blanrue