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vendredi 7 novembre 2025

L’individu et ses droits au cœur de la pensée de l’École de Salamanque.

Francisco de Vitoria

L’École de Salamanque, thomiste et menée par des Pères chrétiens, apparue au XVIᵉ siècle en Espagne, est connue pour sa réflexion approfondie sur le droit naturel, l’économie et la morale. Elle constitue une des premières tentatives systématiques de penser les rapports humains et sociaux en termes d’individus, plutôt qu’en simples groupes ou corporations. Les philosophes de Salamanque, tels Francisco de Vitoria, Domingo de Soto, et Luis de Molina, insistent sur le fait que chaque être humain possède une dignité propre, dérivée de sa nature rationnelle et morale. Cette dignité est inaliénable et constitue le fondement de tout droit et de toute justice.

Pour eux, l’individu n’est pas seulement un membre d’une communauté ou d’un État ; il est un sujet de droits et de devoirs. L’accent mis sur la personne humaine se traduit par une réflexion sur la liberté et la responsabilité. Chaque individu est capable de raisonner et de discerner le bien du mal, ce qui lui confère la capacité de participer activement à la société de manière morale. L’École de Salamanque voit donc l’individu comme porteur de rationalité, capable de comprendre le droit naturel et de s’y conformer.

Dans le domaine économique, l’École de Salamanque applique cette vision à la théorie de la valeur et des échanges. Francisco de Vitoria et Domingo de Soto affirment que la valeur d’un bien dépend de l’utilité que l’individu en retire, préfigurant ainsi des concepts modernes de valeur subjective. L’individu devient l’unité centrale de l’analyse économique, et non plus seulement l’État ou la communauté. Chaque action économique est examinée à partir de l’intention et du jugement moral de l’individu.

La notion d’individu dans cette école est également étroitement liée à la notion de libre consentement. Les transactions justes ne sont possibles que si chaque partie agit librement et en connaissance de cause. L’individu est ainsi doté de responsabilité et de discernement, ce qui fonde la légitimité des échanges et de la propriété. Cette idée se distingue nettement de la pensée de cette époque qui privilégiait les corporations ou la volonté du prince.

Sur le plan politique, pour l’École de Salamanque l’État n'existe que pour protéger les droits des individus, et non l’inverse. Le pouvoir politique ne peut être légitime que s’il respecte la dignité et la liberté de chaque personne. Francisco de Vitoria, dans ses traités sur le droit des gens et la guerre, insiste sur la protection des populations autochtones d’Amérique, soulignant que chaque individu, indépendamment de sa culture ou de sa religion, possède des droits naturels.

L’individu est central dans la réflexion morale. Luis de Molina développe la notion de libre arbitre, affirmant que l’homme est responsable de ses actes, et que la justice ne peut être appliquée que si les actions sont volontaires. Cette approche place la personne humaine au centre de l’éthique et de la théologie morale, faisant de l’individu non pas un simple élément de masse, mais un sujet de conscience et d’obligations.

En matière de droit international et de colonisation, les philosophes de Salamanque défendent l’idée que chaque individu, même dans un territoire étranger, possède des droits que l’autorité politique doit respecter. Cette reconnaissance universelle de la valeur de l’individu préfigure les concepts modernes de droits de l’homme. L’École de Salamanque pose ainsi les bases d’une morale universelle centrée sur la personne humaine, et non sur le pouvoir ou la tradition.

La réflexion sur l’individu touche également la question de la richesse et de la propriété. Selon Domingo de Soto, la possession légitime résulte d’un accord volontaire et du travail de l’individu. Le droit de propriété n’est pas absolu mais est limité par le bien commun et le respect de la dignité d’autrui. L’individu est responsable non seulement de ses choix mais aussi de leurs conséquences sur la société.

Les apports de l’École de Salamanque sur l’individu sont fondamentaux pour l’économie, la morale et le droit. Ils marquent un tournant en reconnaissant la centralité de la personne humaine comme unité d’analyse et acteur autonome. L’individu devient ainsi le fondement de la justice, de l’éthique et des échanges, ouvrant la voie à la pensée moderne sur les droits et la liberté.

Cette école établit un pont entre la philosophie scolastique et les idées modernes. La notion d’individu chez Salamanque dépasse les intérêts immédiats de l’Église ou de l’État : elle anticipe la vision des siècles suivants. Chaque personne est un agent moral et économique, un sujet de droit, et un acteur responsable dans la société et l’histoire. L'École autrichienne d'économie est la digne représentante de ce courant aujourd'hui.