En affirmant que des vaisseaux de l'empire du Milieu sont parvenus au Nouveau Monde soixante-dix ans avant Christophe Colomb, le livre 1421, l'année où la Chine a découvert l'Amérique (Ed. Intervalles) de Gavin Menzies, suscite la polémique. L'auteur présente ses arguments auxquels répond l'historien Jacques Paviot.
"Oui ! Il existe au moins douze cartes d'avant Colomb" - Entretien avec Gavin Menzies
Historia - Votre livre est un best-seller mondial, vendu à plus d'un million d'exemplaires. Comment avez-vous réussi à convaincre votre éditeur de publier une thèse qui veut révolutionner l'histoire, alors que vous n'étes pas historien mais ancien commandant de sous-marin ?
Gavin Menzies - Je lui ai montré des cartes d'avant les découvertes de Colomb sur lesquelles on peut voir tracé le continent américain avant sa découverte officielle de 1492 ! Et je lui ai démontré que Colomb possédait l'une de ces cartes, ce qui n'a pas été difficile car le navigateur l'avoue lui-même dans ses écrits. Lors d'une mutinerie, pour calmer ses marins, Colomb leur apprend que la carte qu'il a emportée avec lui indique qu'une terre sera bientôt en vue. Preuve qu'il sait où il va parce que d'autres y sont allés avant lui.
H. - A ce titre, vous citez la carte de Pizzigano (1424) comme indice des voyages précolombiens en Amérique. Comment pouvez-vous affirmer que les îles que l'on y observe, à l'ouest, sont bien Porto Rico et la Guadeloupe, et non ces terres que la plupart des historiens qualifient d'imaginaires ?
G. M. - Il existe au moins douze cartes d'avant Colomb sur lesquelles ces îles apparaissent, portant des noms qualifiant divers lieux. Je les ai fait analyser. Conclusion : soixante-quatorze de ces noms représentent des endroits, de la faune ou de la flore caractéristiques de Porto Rico. Un ou deux auraient pu étre une coïncidence, mais pas soixante-quatorze...
H. - Mais pourquoi les Açores, plus proches des côtes européennes, n'apparaissent pas sur cette carte ?
G. M. - Ah ça, je n'en sais rien !
H. - Vous mentionnez aussi la carte de Piri Reis. Mais elle date de 1513. Pourquoi se serait-elle inspirée des cartes chinoises, et non des cartes européennes, puisque le Nouveau Monde était déjà découvert ?
G. M. - Parce qu'on y voit très nettement des animaux spécifiques de la Patagonie, par exemple, alors que les Européens n'y ont pas encore débarqué. On y remarque aussi les îles Shetland du Sud, découvertes par les Européens seulement plusieurs centaines d'années plus tard.
H. - A part ces documents, existe-t-il des preuves matérielles, des épaves de jonques, par exemple ?
G. M. - Il y en a une quarantaine, à Sacramento (Californie), dans l'Oregon, en Nouvelle-Zélande, oùla taille du navire retrouvé ne laisse pas de place au doute... J'ai moi-même fait entreprendre des recherches aux Etats-Unis, où un fermier a retiré du bois du sous-sol de son champ, daté de 1410. Ce type de bois n'existe pas en Amérique : il est caractéristique du Sud-Ouest chinois. Les radars ont démontré qu'il y avait bien un objet enfoui dans la terre. Hélas, le propriétaire est devenu " gourmand ".
H. - Le dernier problème tient aux dates. Vous désignez le sixième voyage de Zheng He comme étant celui des expéditions vers le Nouveau Monde et l'Australie. Or il n'a pas dépassé deux ans. N'est-ce pas un peu court pour sillonner la planète ?
G. M. - En effet, mes recherches actuelles m'incitent à revoir les dates et la taille de la flotte, que j'ai trop minimisée. Il a d'où y avoir au moins mille vaisseaux dans cette aventure, et ceux-ci n'étaient pas tous dirigés par Zheng He (lire page 42) car, d'après mon expérience, on ne commande pas seul une telle flotte.
Propos recueillis par Paul-Eric Blanrue
------
"Non ! Non seulement les éditeurs publient mais paient pour de telles fadaises" - Entretien avec Jacques Paviot
Historia - Que pensez-vous de la thèse avancée par Gavin Menzies ?
Jacques Paviot - Les éditeurs proposent régulièrement des ouvrages dont les auteurs ont découvert ce qui aurait été caché par la science officielle, les universitaires qui n'y auraient rien compris, et j'en passe... Ivan van Sertima nous a affirmé que les Noirs étaient en Amérique avant Colomb. David Selbourne nous a inventé un Juif, Jacob d'Ancône, qui serait allé à Pékin trois ans avant Marco Polo. Et maintenant Gavin Menzies proclame que ce sont les Chinois qui ont découvert l'Amérique en 1421 ! Non seulement les éditeurs publient, mais paient pour de telles fadaises : Gavin Menzies a reçu 500 000 £ [environ 750 000 euros, NDLR] pour écrire son livre. Quel historien peut espérer un tel budget ?
H. - Prenons son point de départ : la carte de Pizzigano de 1424. D'après Menzies, le cartographe y a représenté un " groupe d'îles dans l'Atlantique, loin vers l'ouest ", nommées Antilia et Satanazes, qu'il assimile à Porto Rico et à la Guadeloupe. Or Christophe Colomb n'allait les découvrir que soixante-dix ans plus tard...
J. P. - Pour les historiens, Antilia et Satanazes font partie des îles imaginaires (car nées de légendes celtiques ou ibériques, ou de l'imagination des cartographes), qui ont été bien étudiées. Il est curieux que l'auteur ne s'intéresse guère aux autres îles légendaires : notamment Saint-Brendan, Brésil, Sept-Cités. Il ne suit pas non plus la fortune cartographique de ces îles fantastiques. Car s'il est vrai que la carte de Pizzigano est la première où soit indiquée Antilia (mais pas les Açores !), il faut savoir que plus on a exploré l'Atlantique, plus Antilia s'est vue repoussée à l'ouest, jusqu'à devenir l'archipel des Antilles.
H. - La méthode de Menzies est donc défectueuse ?
J. P. - Notons un détail de sa " méthode ". Pizzigano a placé cinq cartouches avec des noms dans l'île de Satanazes, mais Menzies n'en prend que deux : con et ymana, où un " spécialiste de portugais médiéval " a lu " volcan " (con) " ici en éruption " (y mana), en deux mots, ce qui décrirait l'activité volcanique de la Guadeloupe. Mais sur la carte de Pizzigano apparaît une autre île avec le nom d'Ymana. Cela ne trouble pas l'auteur...
H. - Que pensez-vous de la carte de Piri Reis, dont Menzies fait grand cas ? Prouve-t-elle que l'Amérique était connue avant Colomb ?
J. P. - Quand on lit les notices de cette carte, on voit que l'amiral turc qui l'a réalisée en 1513 n'a utilisé que des sources espagnoles, portugaises et sans doute génoises. Comment " prouver " à partir de là que l'Amérique était connue avant Colomb et, qui plus est, par des Chinois ?
H. - Notre connaissance actuelle des expéditions maritimes chinoises invalide-t-elle définitivement la thèse de Menzies ou lui laisse-t-elle une chance d'être vérifiée un jour ?
J. P. - Ces expéditions sont connues par les Annales de la dynastie Ming d'où a été principalement extraite la documentation des deux volumes du Recueil de sources sur les voyages de Zheng He publié en 1980-1983 (un ouvrage non consulté par Menzies !) et par la compilation en 1433 de Ma Huan, qui a participé à certaines expéditions, que Menzies cite comme Merveille des océans. Grâce à ces documents, nous savons qu'il y a eu sept expéditions. Leur étude attentive suffit à nous démontrer que l'hypothèse de Menzies (découverte de l'Amérique lors de la sixième expédition, soit la plus courte, puisqu'elle n'a duré qu'un an, du 10 novembre 1421 au 3 septembre 1422) n'est absolument pas fondée. En effet, toutes les expéditions navales et maritimes chinoises n'ont eu comme destination que les mers de l'Ouest (l'océan Indien), dans le but d'imposer la suzeraineté de l'empire du Milieu. Il s'agissait de mers et de royaumes connus, au moins par l'intermédiaire des marchands indiens et arabes, et il n'a jamais été question de voyages d'exploration, encore moins de colonisation.
Propos recueillis par Paul-Eric Blanrue
mis en ligne par floriana