Plus d'un Français sur quatre croit à la sorcellerie, un sur cinq en Lucifer... Pas étonnant que l'on dénombre dans notre pays quelque 70 000 "travailleurs du paranormal".
Aujourd'hui le Malin ne fait plus peur et les sorcières ne sont plus pourchassées. On assiste du coup à une floraison de communautés et d'individualités se réclamant sans honte de la sorcellerie. Ne se présentant pas forcément comme sataniques, ces « nouvelles sorcières » ont néanmoins en commun certaines pratiques magiques réputées ancestrales ainsi que le rejet global de la culture judéo-chrétienne. Inquiétants ou folkloriques, et bien souvent les deux à la fois, ces personnages marginaux sont désormais ancrés dans les sociétés occidentales. Etant donné le nombre de personnes attirées par leurs techniques et leur philosophie, on doit reconnaître que leur rôle social, pour méconnu qu'il soit, n'est pas mince.
D'après un sondage CSA/ La Vie / Le Monde de mars 2003 sur les croyances des Français, ils sont 27 % à croire au diable, 25 % à l'enfer et 21 % à la sorcellerie et aux envoûtements. C'est le coeur de cible idéal des « marabouts » et autres « grands professeurs » venus d'Afrique, aussi réputés pour leurs opérations de « magie noire » que pour leur distribution de prospectus dans les boîtes aux lettres. Il faut néanmoins rappeler que les pratiques des sorciers africains, ou des pays dans lesquels subsiste un reliquat de tradition non mêlée à des éléments de théologie monothéiste, ressortissent davantage de la magie classique que de l'évocation du diable au front cornu, qui n'apparaît pas dans leur horizon mental.
L'attrait pour les pratiques sorcières touche également les 70 000 travailleurs du paranormal, dont les 40 000 voyants répertoriés en France, certains d'entre eux n'hésitant guère à proposer à leur clientèle envoûtements et désenvoûtements à la carte. Quelques célébrités de ce milieu se sont attirées à un moment une petite gloire médiatique, comme le défunt médium « lucifériste » Octave Sieber ou la « voyante-sorcière des stars » Sterna Weltz. Certains d'entre eux vendent une bimbeloterie magique composée de cercueils miniatures, de litanies à Satan, de miroirs à effigie de bouc, etc., censés protéger leur client, faire revenir femme (ou mari) ou encore ensorceler son ennemi intime.
Sans qu'ils en aient nécessairement conscience, les guérisseurs des campagnes (ceux du Berry sont très réputés) pratiquent, eux aussi, des cérémonies magiques s'inspirant de préceptes autrefois considérés comme démoniaques. De père en fils ou de mère en fille, ils « enlèvent le feu » aux brûlés, désenvoûtent les étables et distribuent diverses potions et formules réputées guérir à peu près tout. Les rebouteux, eux, s'offrent de redresser les corps tordus. Ce sont, pour la plupart, de simples gens qui ont appris sur le tas et qui, par leur situation géographique, se trouvent en état de palier l'absence du médecin de village.
Il existe aussi et surtout des congrégations rassemblant sorciers et sorcières (l'élément féminin y est largement majoritaire) se présentant ouvertement comme tels. Au niveau mondial, ils sont surtout présents en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. C'est d'ailleurs Salem, dans le Massachusetts, qui est promue capitale mondiale de la sorcellerie : le symbole de la ville représente une sorcière chevauchant un balai. D'après l'historien américain Brian P. Levack, auteur de La Grande Chasse aux sorcières en Europe au début des temps modernes (Champ Vallon, 1991) de tels groupes rassembleraient environ 200 000 personnes.
Qu'ils prétendent simplement détenir d'antiques recettes, qu'ils se réclament clairement du satanisme ou plus modérément de divinités païennes, ces regroupements se fondent tous sur le stéréotype classique de la sorcière. Dans leur représentation, il s'agit d'un individu allié au diable ou à une entité antichrétienne, qui reçoit en contrepartie du pacte qu'il a scellé un certain nombre de pouvoirs surnaturels. Pour eux, le diable, ou quelque soit son nom païen (le dieu-cerf celtique Cernunnos, par exemple, dont le diable a repris les cornes), est donc un être positif, puisque générateur de surpouvoirs.
L'un de ces courants sorciers s'inspire de l'Américain Gerald Gardner, auteur de Witchcraft Today (La sorcellerie aujourd'hui, 1954) qui, s'appuyant sur les travaux de l'historienne britannique Margaret Murray, prétend que la sorcellerie repose sur un culte ancien de la fertilité nommée la Wicca, « la plus vieille religion du monde », dont il faut pourtant reconnaître que peu d'historiens classiques ont entendu parler.
Bien que les rites des organisations se revendiquant de cette tendance se rapprochent souvent, en réalité, des pratiques sadomasochistes (les cérémonies « religieuses » sont parfois troublantes de ce point de vue), ce type de groupes ne se présente pas toujours comme maléfique, au sens premier du terme. Leurs membres prétendent même « faire du bien » à l'humanité, quoique la définition de ce « bien » soit légèrement différente de celle adoptée par le judéo-christianisme, comme le démontrent notamment les écrits du pape du satanisme contemporain, l'Américain Anton LaVey, par exemple sa Bible satanique .
D'autres organisations, elles, pratiquent concrètement et directement le culte maléfique de Satan. Ce fut le cas, par exemple, de la petite communauté de l'Américain Charles Manson, qui se glorifiait d'être « l'incarnation du Mal », et qui fut à l'origine, dans la nuit du 9 août 1969, de l'assassinat de l'actrice Sharon Tate, l'épouse du réalisateur Roman Polanski, auteur d'un film sur la présence du diable dans nos sociétés ( Rosemary's Baby , 1968). On attribue à Charles Manson une cinquantaine de crimes similaires. Il croupit actuellement dans les geôles américaines, charriant son lot de fans qui arborent fièrement des tee-shirts à son effigie.
C'est également le cas de certains profanateurs de sépultures, de sacrificateurs d'animaux et de quelques assidus participants à des « messes noires » et « rouges » dans les cimetières. Après avoir partagé quelque temps leurs croyances, le Français Jean-Paul Bourre s'est longuement penché sur ces mouvements extrêmes. Selon lui, « nous assistons aujourd'hui à une véritable renaissance des pratiques sorcières » ( Les Profanateurs. La Nébuleuse de tous les périls : Nouvelle Droite, Skinheads, Rock metal, Néonazis , Le Comptoir éditions, 1997).
Il existe aussi un courant international, parallèle à ceux-ci, plus modéré dans son fond, qui développe un « art de vivre » assez sombre, mêlant cinéma d'épouvante, littérature fantastique et victorienne (Dracula, les vampires...), peinture, mode vestimentaire (habits noirs), rock et philosophie : le gothique. Il ne s'agit pas néanmoins d'un retour frontal au satanisme ou à la sorcellerie, mais plutôt d'une mode à usage de teenagers en rébellion.
En France, quelques groupes typiquement sorciers se sont distingués dans les années 1990, notamment l'Ordre international des sorciers lucifériens, la branche française de la Wicca internationale, avec le suicide de ses deux fondateurs en 1995, Jack Coutela et sa compagne Nicole Letellier, alias la Grande-Prêtresse Diane Lucifera, entraînant dans leur mort une jeune adepte. Ces personnages, de temps à autre invités à s'exprimer sur les ondes, étaient les auteurs des Douze Leçons de magie pratique , dans lesquels on apprenait que « Lucifer [...] est le Dieu unique et créateur ». Coutela était également rédacteur de la revue de paranormal Incroyable et scientifique , dirigée par l'un des plus grands patrons de la presse pornographique française (la sexualité débridée est souvent l'un des principes de base du satanisme). La France accueille une autre Wicca, qui se prétend « occidentale ». Comme l'a révélé Serge Faubert, dans L'Evénement du jeudi , son fondateur, Francis Ceccaldi, alias Yul Ruga, « mage luciférien », est un ancien membre du Parti populaire français du collaborationniste Jacques Doriot.
La frange la plus radicale de l'extrême droite semble en effet spécialement attirée par le culte de Satan, alliant pour l'occasion musique et ésotérisme noir. Le monde du black metal est particulièrement concerné, avec l'apparition de groupes « néovikings » en provenance de Norvège, tels Emperor (dont le leader, Faust, a été condamné à quatorze ans de prison pour le meurtre d'un homosexuel) ou Burzum, dont le héraut, Varg Vikernes, qui dirigeait une officine appelée les Prêcheurs du diable, s'est vu condamner à vingt et un ans de détention pour l'assassinat de l'un de ses concurrents.
Lorsqu'en 1996, une tombe chrétienne est profanée dans un cimetière de Toulon, la police remonte également jusqu'à un jeune militant d'extrême droite, lecteur de Napalm Rock , un fanzine proche de l'organisation néofasciste Nouvelle Résistance, fondateur d'un groupe black metal (Funeral) et par ailleurs membre d'un hypothétique Ordre sacré de l'Emeraude (l'émeraude est considérée comme la pierre que Lucifer perd lors de sa chute, que les adeptes ont pour mission de retrouver, à l'instar du Graal).
Ces groupes étranges font régulièrement la une des journaux. Si quelques-uns sont réellement dangereux, il semble que les médias aient tendance à surestimer leur importance et à exagérer leurs méfaits dans une perspective spectaculaire.
Ce que la presse révèle peu, en revanche, c'est que la plupart de ces groupes reposent sur une interprétation abusive du phénomène de la sorcellerie. Les grimoires que certains d'entre eux utilisent dans leurs cérémonies ne sont par exemple que des pseudépigraphes, c'est-à-dire des documents faussement attribués à des personnages célèbres. Comme l'a rappelé Jean-Marie Quérard dans ses Supercheries littéraires dévoilées (Paris, 1869), dont le plus connu, Les Secrets du Grand Albert et du Petit Albert , best-seller international sans cesse réédité, est loin de remonter, contrairement à ce que prétendent les sorciers, à Albert Groot, le maître de saint Thomas d'Aquin (XIIe siècle)...
Ensuite et surtout, les sorcières et sorciers d'aujourd'hui, par ignorance sans doute, s'appuient souvent sur ce qu'il y a de plus contestable, et de moins défendable sur un plan historique, dans le concept de sorcellerie : l'aspect justement diabolique de la sorcière. Car comme le relève l'historien Robert Muchembled (lire son éditorial page 4) , dans son livre La Sorcière au village (Folio, 1991), la sorcière diabolique est un concept construit « de toutes pièces par les clercs et par les élites sociales » ayant mené à la persécution.
Les « authentiques » sorcières ont souffert d'accusations devant plus à la rumeur et à la paranoïa de leurs juges qu'à la réalité des faits. Leurs actuelles descendantes, s'efforçant de cultiver un fonds diabolique, ont une nette tendance à confondre l'acte d'accusation et les pratiques réelles. Ce faisant, elles ressemblent davantage à l'image de la sorcière inventée par les démonologues qu'aux malheureuses persécutées sur les bûchers du bras séculier, à qui elles rendent par le fait un bien mauvais service posthume...
Par Paul-Éric Blanrue
mis en ligne par floriana