Les archives russes : quelles révélations ?
Le Grand Maître du Grand Orient de France, Jean-Michel Quillardet, raconte la récente restitution des documents saisis pendant l'Occupation par les Allemands et détenus jusqu'en l'an 2000 en Russie. Ce n'est que vers 1990 que le Grand Orient a eu connaissance de la présence de ces documents en Union soviétique - la loge française pensait qu'elles avaient été détruites. Conservées en partie rue Cadet, au siège de l'obédience, et en partie à la Bibliothèque nationale, elles représentent une mine d'informations pour les historiens, les universitaires et les journalistes. D'autant que le GODF en autorise le libre accès.
Jean-Michel Quillardet - A ses origines, comme aujourd'hui, le Grand Orient recensait par fiches ses membres, qui comprenaient leur nom de famille, leur profession, leur adresse, etc. Or, le régime de Vichy, dès ses débuts, interdit la franc-maçonnerie, en même temps qu'il initie une politique antisémite répressive. La nouvelle législation interdit également aux francs-maçons l'accès à différents emplois. Notre siège du 16 rue Cadet, à Paris (9e), est occupé par les autorités allemandes, puis par celles de Vichy, qui y installent la Section des activités secrètes, dirigée par l'historien Bernard Faye, nommé à la tête de la Bibliothèque nationale. Cette section est placée sous l'égide du ministère de l'Intérieur. Une partie de nos fiches est sauvée et brûlée par nos soins à Bordeaux. Mais la section de Faye entame des recherches dans les archives restées sur place, parce que nous n'avions pas eu le coeur de les détruire. Grâce à elles, ses services reconstituent les fiches de nos membres, depuis l'origine jusqu'à 1940. Cela leur permet de nourrir l'antimaçonnisme dans la France occupée. Lorsque les troupes allemandes quittent Paris, elles emmènent dans leurs bagages non pas ces fiches, mais toutes les archives qui ont servi à les reconstituer. Puis les troupes soviétiques envahissent l'Allemagne en 1945 et mettent la main sur ces documents qu'ils expédient en URSS. Ce sont ces cartons qui ont été récupérés en 2000.
H. - Pourquoi réclamer si tard ces archives ?
J.-M. Q. - Notre immeuble principal saccagé, nous avons cru après-guerre que tout notre fonds avait été détruit et perdu. Il fallait tout reconstruire. Tourner la page. Nous avions même oublié leur existence. De plus, les Soviétiques ne se sont pas vantés de les détenir. C'était un secret d'Etat.
H. - Croyez-vous qu'ils pensaient ainsi pouvoir exercer des pressions sur les francs-maçons français ?
J.-M. Q. - La franc-maçonnerie a été interdite en Russie, avec l'arrivée au pouvoir des bolcheviks. Avant la révolution d'Octobre 1917, de nombreux membres de l'aristocratie, comme d'ailleurs des socialistes tel Kerensky, chef du gouvernement de la Russie après la révolution de Février, étaient francs-maçons. Donc les Soviétiques s'intéressaient de près à leurs activités et voulaient sans doute trouver trace de l'influence des francs-maçons en France, par recoupements. Mais à notre connaissance, ces archives n'ont pas été utilisées par la police soviétique, et nul n'a eu à en souffrir.
H. - A-t-on pu reconstituer l'histoire de ces archives en Union soviétique ?
J.-M. Q. - Pas entièrement, mais il semble qu'elles n'aient pas beaucoup servi. Les Soviétiques les ont conservées dans un service du KGB, les Archives centrales spéciales d'Etat, et les historiens russes n'y ont pas eu accès. Puis nous avons appris, par hasard, leur existence au début des années 1990, au moment de la Perestroïka. Nous avons été fort surpris et enchantés. Aussitôt, nous en avons demandé la restitution. François Mitterrand a engagé des négociations pour qu'elles nous soient rendues. Et c'est sous Jacques Chirac, au terme d'un long processus diplomatique, qu'en 2000 la Russie les a restituées à la France.
H. - En totalité ?
J.-M. Q. - Une partie est manquante, celle des années 1910-1920, qui a dû être perdue dans le transfert effectué en 1945 par les Allemands ou les Soviétiques. Sinon, nous avons tout récupéré.
H. - Comment ont-elles été transférées à votre siège ?
J.-M. Q. - Le gouvernement français nous les a tout simplement envoyées à notre demande, et elles sont arrivées dans un camion... le 23 décembre 2000 !
En libre accès H. - Quelle a été votre réaction et qu'en avez-vous fait ?
J.-M. Q. - Nous étions très contents, car ces archives nous permettent de mieux connaître ce qu'a été le GODF dans l'Histoire. C'est une part de nous-mêmes qui nous est rendue, notre mémoire, notre identité. Elles sont dans les mains du conservateur de la bibliothèque du Grand Orient de France, Pierre Mollier. Une partie est en cours d'exploitation. L'autre (celle des origines à 1900) a été versée au fonds GODF de la Bibliothèque nationale (BN). J'aurais souhaité qu'elles aillent aux Archives nationales, mais puisque ce fonds existe déjà à la BN, il est apparu que c'était leur place.
H. - Peut-on y avoir accès ?
J.-M. Q. - Absolument, à la Bibliothèque nationale comme ici. Elles sont en libre accès, à toute personne, tout chercheur, tout universitaire désirant travailler sur le GODF. Elles sont conservées et consultables dans une pièce située au sixième étage de notre siège, derrière notre bibliothèque, qui existe depuis 1838 et qui est, elle aussi, ouverte à tous du mardi au vendredi. Il y a deux ans, nous avons ainsi reçu Danièle Mitterrand, qui voulait consulter la fiche de son père, M. Gouze. Elle était très émue en la retrouvant.
H. - Comment sont conservées ces archives ?
J.-M. Q. - Sur des étagères, dans leur carton russe d'origine, agrémenté de caractères cyrilliques. Mises bout à bout, elles forment un linéaire de 120 mètres, comportant des documents allant de 1743 à 1940 sur la vie maçonnique française.
H. - Toutes vos archives sont-elles consultables ?
J.-M. Q. - Elles sont toutes consultables jusqu'en 1940, car le secret de l'appartenance reste en vigueur pour l'époque contemporaine. C'est à chacun de décider, si oui ou non, il désire révéler qu'il est membre du Grand Orient de France. N'oublions pas que nous avons été persécutés, et qu'une certaine prudence s'impose. En tout cas, nos archives historiques sont ouvertes au public jusqu'à une date récente, puisque dans les archives publiques, il faut en général attendre cent ans pour leur ouverture. Lorsque quelqu'un veut venir y travailler, il lui suffit de nous en faire la demande.
H. - Les mésaventures des archives russes ne vous ont-elles pas dissuadés de mettre vos membres en fiches ?
J.-M. Q. - Les temps ont changé. D'abord, nous ne pensons pas que nous puissions encore subir une répression dans la société française contemporaine. Ensuite, il faut bien, comme toute association, disposer d'un fichier actualisé de nos membres, ne serait-ce que pour vérifier leur assiduité ou s'ils sont à jour de cotisation ! Désormais, c'est l'informatique qui gère tout cela, en circuit fermé, bien sà»r.
H. - Pourquoi avez-vous choisi de rendre publiques ces archives russes ?
J.-M. Q. - C'est un moyen de démontrer que nous ne sommes pas ce que certains prétendent que nous sommes, à savoir une société fermée, repliée sur le secret. Nous sommes transparents. La discrétion n'est pas le secret. Nos nombreux colloques ouverts au public le démontrent, comme celui que nous avons fait récemment sur l'école et la République. Certaines tenues [séances] également.
H. - Mais n'a-t-on pas évoqué aussi de sombres histoires d'échanges de fichiers avec d'autres obédiences, qui contrediraient la loi du secret ?
J.-M. Q . - Il n'y a pas d'échange de fichiers. Les autres obédiences sont seulement informées en cas de sanctions prises contre l'un de nos membres, et vice versa. Nous nous limitons à cela.
Par Paul-Eric Blanrue
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Et la laïcité ?
Jean-Michel Quillardet, Grand Maître du Grand Orient de France.
H. - La rumeur dit que vous êtes un lobby. Ainsi, le 10 janvier, vous avez demandé à rencontrer le président de la République Nicolas Sarkozy, au sujet de ses déclarations faites à Rome sur les " racines chrétiennes de la France ".
J.-M. Q. - Nous ne sommes pas vraiment un lobby, mais nous désirons défendre un certain nombre de valeurs telles que la laïcité. Nous nous efforçons donc d'avoir une influence non partisane. Nous avons des valeurs, nous les affirmons. Beaucoup de francs-maçons ont travaillé en ce sens, depuis Jules Ferry, franc-maçon lui-même. La loi de 1905, séparant l'Eglise et l'Etat, est une oeuvre de la franc-maçonnerie. Et nous nous sentons concernés lorsque ces valeurs sont en jeu. Depuis 1977, nous ne faisons plus de référence au Grand Architecte de l'Univers, comme dans les autres obédiences, qui impliquait une forme de déisme obligatoire.
H. - Le président de la République vous a-t-il convaincus ?
J.-M. Q. - Il a tenu à nous rassurer. Nous en prenons acte et restons vigilants.
Par Paul-Eric Blanrue
mis en ligne par jpsalute