Le 16 octobre 1984, peu après 17h, le petit Grégory disparaît devant la maison de ses parents, Jean-Marie et Christine Villemin, à Lépanges-sur-Vologne (Vosges). Le garçonnet, né en août 1980, est âgé de quatre ans et demi. Les gendarmes sont immédiatement prévenus de sa disparition. Ils fouillent le village sans le retrouver. À la nuit tombée, il s’approchent de la rivière de la Vologne dans le bourg de Docelles, à sept kilomètres en aval de Lépanges. Vers 21h15, ils retrouvent son corps. L’enfant est habillé, échoué sur un barrage, dans l’eau froide, ligoté des pieds à la tête avec une cordelette. Son bonnet est rabaissé sur son visage. Il a l’air de dormir. Il n’a pas de traces de coups.
Le crime est revendiqué au téléphone une demi-heure à peine après la disparition, vers 17h30, au domicile de Michel Villemin, l’un de frères de Jean-Marie. Une voix rauque revendique le crime et lui annonce que l’enfant a été enlevé puis jeté dans la Vologne.
L’affaire fait la une de la presse locale. C’est l’émotion générale. Le père de l’enfant fait part de ses soupçons : « J’ai une petite idée, mais je la garde…. Je connais l’assassin de mon fils… ». Au matin du 17 octobre, il a reçu une lettre anonyme postée la veille, à 17h15, à Lépanges : « J'espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n'est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con. » C’est la deuxième revendication du crime de Grégory.
Cette lettre n’est pas la première qui soit adressée aux Villemin par le « corbeau ». Depuis mai 1981, la famille a reçu plus d’une centaine d’appels anonymes. D’abord, il s’agit de la voix étrange d’une femme qui fredonne une chanson, puis, à partir de novembre de la même année, de la voix déformée d’un homme. Les appels anonymes cessent en mai 1983 - jusqu’au jour du drame.
La famille a également reçu trois lettres anonymes l’année précédant le crime. Cela a commencé avec un mot glissé dans les volets de la maison des Villemin : « Je vous ferez (sic) votre peau à la famille Villemin. » Puis c’est au tour des grands-parents de Grégory de recevoir deux lettres adressant des menaces au « Chef » et à sa « petite famille ». Sans doute les Villemin ont-ils fait des envieux. Peut-être aussi cette affaire cache-t-elle un secret de famille…
Sur le terrain, les gendarmes, conduits par le capitaine Étienne Sesmat, cherchent des indices. Leur enquête est d’autant plus difficile qu’il n’y a pas de témoin de l’enlèvement. L’enfant jouait seul sur un tas de gravier devant la maison, tandis que sa mère, à l’intérieur, repassait du linge en écoutant la radio.
En remontant le long de la Vologne, les gendarmes estiment que le corps a dû être jeté entre deux barrages, sans quoi il aurait été abîmé. Ils remarquent des traces de pneu de voiture et l’empreinte d’un talon, qui ne débouchent sur rien. Ils tentent de reconstituer la scène du crime avec un mannequin. Un essai fait au centre de Docelles est concluant. À nouveau, tout le monde se demande pourquoi nul n’a rien vu.
Le Parquet ordonne une autopsie. Malheureusement, elle est incomplète. Le médecin légiste ne fait analyser ni l’eau des poumons ni les viscères. On ne saura jamais l’heure ni les circonstances exactes de la mort de Grégory, ni si l’eau provient de la Vologne. On ne sait pas non plus de quoi exactement l’enfant est décédé.
Les gendarmes orientent leur recherches vers l’identité du « corbeau ». Qui peut haïr les Villemin au point d’avoir tué leur enfant ? Le jeune couple fait manifestement l’objet d’une jalousie irrationnelle. Les gendarmes vérifient tous les alibis. Une hypothèse est lancée : le corbeau habite peut-être à Aumontzey, le village des grands-parents de la victime, qui ont reçu le plus de lettres et d’appels anonymes.
Toutes les personnes (environ soixante-dix) entendues par les gendarmes sont soumises à des dictées, remises à des experts en écriture. Pour la plupart, dont Mme Marie-Jeanne Berichon-Seyden, les lettres ont été écrites par la même main. Les experts en arrivent à soupçonner un ouvrier, Bernard Laroche, cousin germain de Jean-Marie Villemin, qui habite sur les hauteurs de Aumontzey. Il est l’époux de Marie-Ange avec qui il a un fils, Sébastien, âgé de 4 ans, comme Grégory. Durant son adolescence, il a fréquenté Jean-Marie, mais ils ne se voient plus. Pourtant, son écriture est jugée « intéressante ». Son enfant a connu des problèmes à la naissance et il a un statut social moins brillant que le contremaître Jean-Marie Villemin. Ne tient-on pas le suspect idéal ?
Surtout qu’on découvre aussi, au bas de la lettre de revendication de meurtre du « corbeau », un indice qui peut se révéler capital : des traces de ce qui ressemble à une signature. Le gendarme Denis Klein promène un faisceau lumineux sur le papier qui met en relief un « L » et un « B » majuscules. Si on les superpose avec la signature de Laroche, ça « colle ». Le papier à lettre viendrait donc d’un bloc et les deux lettres seraient celle d’un « foulage », c’est-à-dire d’une marque apparue à travers le papier, par pression.
Dès le lendemain, Laroche et sa famille sont placés en garde-à-vue et interrogés. En l’absence d’aveux, ils sont relâchés au bout de 24 heures. Mais les gendarmes s’accrochent à cette piste et vérifient l’alibi de Laroche. Celui-ci déclare qu’à l’heure de l’enlèvement de Grégory, il se trouvait à Aumontzey. Une sœur de sa femme, Muriel Bolle, collégienne de 15 ans, assure qu’elle l’a vu à 17h20. Sauf qu’elle craque devant les gendarmes et avoue soudain qu’elle est rentrée chez elle, avec Laroche, venu la chercher à la fin des cours, « accompagné d’un petit garçon ». D’après elle, Laroche s’est ensuite rendu à Docelles. Il a fait un arrêt, où il est « descendu avec le petit ». Muriel ignore ce qu’il s’est passé. Néanmoins, « une chose est sûre », dit-elle, « Bernard est revenu seul ».
Placée en garde à vue, elle passe la nuit à la caserne. Le procureur d’Épinal, Jean-Jacques Lecomte, appelle le juge Jean-Michel Lambert afin qu’il vienne lui-même entendre les confessions de ce témoin capital. Mais c’est vendredi et le juge d’instruction préfère partir en week-end. Muriel Bolle est remise en liberté. Le lundi matin, la jeune fille lui raconte la même histoire.
Lambert ordonne l’arrestation immédiate de Laroche. Le 5 novembre, les gendarmes l’arrêtent à son usine, sur sa chaîne de montage. Il est inculpé de l’assassinat de Grégory et enfermé à la maison d’arrêt de Nancy.
Mais le lendemain la fillette se rétracte devant micros et caméras : « Ils ont dit qu’ils me placeraient dans une maison de correction si je disais pas ça au juge… J’y étais pas dans la voiture de Bernard… J’ai jamais été sur Lépanges, où le gosse a été noyé… Bernard est innocent, mon beau-frère est innocent… » Les gendarmes nient avoir ourdi un tel chantage. Ils sont d’autant plus crédibles que Muriel affirme être rentrée de l’école en bus, le soir du 16 octobre, alors que ses camarades de classe et le chauffeur ne l’ont pas vue dans le car de ramassage scolaire ce soir-là.
Peu importe, le seul témoignage à charge contre Laroche s’écroule. C’est le premier tournant de l’affaire. Le juge organise une confrontation entre Muriel et Bernard. La gamine maintient qu’elle n’était pas avec lui le soir de l’assassinat.
Peu à peu, les regards se tournent vers Christine Villemin. Trois collègues de travail (Sandrine, Maria et Marie-Lise) témoignent qu’elles ont vu celle-ci devant la poste de Lépanges, vers 17h, le soir de l’enlèvement. L’une d’entre elles dit même avoir vu Christine glisser une enveloppe dans la boîte à lettres. Les gendarmes entendent Christine, qui soutient que les jeunes femmes se trompent. Elle ne portait pas les habits que celles-ci décrivent. Les gendarmes vérifient ce détail et lui donnent raison. De plus, c’est la veille, le 15, et non le 16, qu’elle est allée à la poste : une des deux lettres qu’elle a envoyée est d’ailleurs retrouvée.
Pourtant, le juge Lambert va s’accrocher à ces nouveaux témoignages. La rumeur enfle. Et si c’était la mère ? Lambert, dont c’est la première grosse affaire, décide de ne plus écouter les gendarmes, à qui il ne demande plus aucune investigation.
Pendant ce temps, Laroche reste en prison. Son avocat, Maître Gérard Welzer parvient à faire annuler les expertises d’écriture qui le désignent pour vice de procédure. Le juge aurait dû procéder par voie d’ordonnance alors qu’il a demandé aux gendarmes de désigner eux-mêmes l’expert. Quant au « foulage », toutes les expertises ont disparu ! Les constatations du gendarme se sont perdues et il faudra attendre des années pour qu’on retrouve un double de la fiche de correspondance, ainsi que celui des clichés.
Lambert nomme de nouveaux experts en écriture. L’un d’entre eux, Alain Buquet, fait tout basculer. Le 4 février 1985, avant la remise officielle des résultats, il annonce au juge que le corbeau n’est pas Bernard Laroche. Le juge d’instruction remet le jour-même celui-ci en liberté, contre l’avis du procureur. Même si Laroche reste inculpé d’assassinat, il est de retour dans la vallée de la Vologne et reprend son travail à l’usine.
Jean-Marie Villemin est anéanti. Il ne cache pas son intention de vouloir assassiner son cousin. Début mars, Maitre Welzer demande des mesures de protection au procureur, qui en avise le préfet, lequel ne donne aucune directive aux gendarmes.
Ces derniers sont officiellement dessaisis. Le juge met sur l’affaire la police judiciaire de Nancy, qui prend le contre-pied de leurs prédécesseurs. Les projecteurs se braquent plus que jamais sur Christine Villemin.
Fin mars, les nouveaux experts en écriture affirment que la rédactrice des lettres du corbeau n’est autre que Christine. Les parents de Grégory sont stupéfaits. Christine, enceinte, est immédiatement hospitalisée dans une clinique d’Épinal, où le juge Lambert vient lui annoncer qu’elle est désignée comme l’auteur des lettres. Son écriture serait celle qui présente « le moins de discordance » avec celle du corbeau.
Pour Jean-Marie Villemin, seul, déprimé, l’assassin reste Laroche. Il rôde autour de sa maison, ruminant sa vengeance. Le 29 mars, vers 13h, il se munit de son fusil et l’abat devant sa maison, d’une cartouche de chevrotine. Le jour même, Marie-Ange vient d’apprendre qu’elle attend un autre enfant…
Avant de se livrer à la police, Villemin se rend à la clinique pour annoncer à sa femme qu’il a tué Laroche. Il est immédiatement emprisonné.
Dans la maison de Lépanges, les policiers retrouvent alors, dans la cave, des morceaux de cordelette ressemblant à ceux retrouvés sur le corps de Grégory. Certes, les Villemin n’habitent plus ce domicile depuis six mois et ce type de ficelle est assez fréquent. Mais début juillet, deux expertises confirment la thèse des policiers : les cordelettes sont bien identiques à celles qui ont lié l’enfant et l’écriture de Christine est désignée comme étant celle du corbeau.
Cela suffit au juge Lambert, le 5 juillet, pour inculper la mère de l’assassinat de son fils. Elle est écrouée à la prison de Metz-Queuleu. Alors qu’elle est enceinte de six mois, elle y entame une grève de la faim, qui dure cinq jours. De sa cellule, Jean-Marie l’imite aussitôt.
Reste une question : quel est le mobile de Christine ? De l’avis de tous, c’est une épouse et une mère aimante. Est-elle folle ? Le juge la fait examiner par onze psychiatre et psychologues parisiens et lyonnais, qui concluent que son état mental est « normal ».
De son coté, le procureur Lecomte estime que l’accusation ne tient pas. Après onze jours de détention, la Cour d’appel de Nancy libère Christine, qui se réfugie dans sa famille en Alsace.
Elle écrit un livre, Laissez-moi vous dire, chez Michel Lafon, rédigé en un week-end avec un collaborateur de l’éditeur. L’opinion n’est guère convaincue par cette opération marketing. Le Sunday Times écrit à ce moment qu’elle est devenue la « femme la plus haïe » de France.
Deux ans après la mort de Grégory, le juge Lambert demande le renvoi de Christine devant la Cour d’assises. La chambre d’accusation le suit, mais annule une quinzaine de pièces du juge pour vice de procédure. Christine est tellement choquée par cette décision qu’elle fait une tentative de suicide.
Sur ce, le juge Lambert prend une année sabbatique et en profite lui aussi pour écrire un livre, Le Petit juge (Albin Michel) qui lui vaut de passer dans l’émission littéraire de Bernard Pivot, « Apostrophes ».
Mais la Cour de cassation casse l’arrêt de renvoi aux assises et annule plus de trois cents pages d’instruction pour vice de forme. Toute l’instruction est à revoir. Les hauts magistrats dépaysent l’affaire pour la confier à la Cour de Dijon, qui ordonne une supplément d’information.
Le nouveau juge se nomme Maurice Simon, président de la Chambre d’accusation de Dijon. Il reprend une par une les vingt-cinq charges qui pèsent sur Christine Villemin et s’aperçoit qu’elles sont bancales. Selon la charge n°2, par exemple, on a retrouvé des empreintes de chaussures de femme - mais aucune des chaussures de l’inculpée ne correspond à ces empreintes. Pour la charge n°8, Christine Villemin ne se souvient pas du contenu de l’émission radio (Les « Grosses Têtes » de RTL) qu’elle écoutait au moment où son fils a été enlevé - mais elle faisait du repassage dans une autre pièce et a pu ne pas prêter l’oreille à une émission « aussi banale ». Charge n°10 : le corbeau n’a pas appelé la mère de Grégory pour revendiquer le meurtre, ce serait donc elle qui aurait téléphoné – or rien ne prouve que le « corbeau » n’ait pas d’abord appelé la mère, qui, à ce moment-là, était à la recherche de son fils. Charge 12 : elle aurait eu le temps matériel d’assassiner son fils – mais ce n’est pas une preuve de culpabilité en soi, et mieux encore, selon le juge Simon, Christine n’en a concrètement pas eu le temps.
Avec le juge Simon, désormais, la presse est tenue à l’écart du dossier. Il impose un secret de l’instruction absolu à lui-même ainsi qu’à toutes les parties. Il interroge tous les témoins et auditionne longuement le couple Villemin. À la veille de Noël 1987, il fait un geste : Jean-Marie est libéré.
Pour le nouveau juge, l’accusation contre Christine ne tient pas. L’enquête met en valeur son absence de mobile. Mais Simon arrive trop tard pour clôturer un dossier mal ficelé. L’enfant a-t-il seulement été jeté à la rivière à l’endroit retenu par le juge Lambert ? Simon ne le pense pas. Mais les travaux sur place rendent impossible toute reconstitution. Il met en cause le rôle de la presse, qui a dissuadé certains témoins de parler, mais qui a aussi engendré son lot de faux témoins.
Soudain, un journal à sensation publie une interview « exclusive » du juge. Cela passe pour une trahison de la part d’un juge qu’on surnommait jusqu’à présent « le Sphinx ». Même s’il ne s’agit en réalité que d’une conversation informelle entre un journaliste et le juge, Simon devient l’homme à abattre. Il est attaqué pour violation du secret de l’instruction et fait un infarctus, qui lui impose de lâcher l’enquête. Il décède peu de temps après.
Le nouveau président de la Chambre, Jean-Paul Martin, reprend le dossier. Il décide d’entendre la nouvelle propriétaire de la maison de Lépanges. Celle-ci lui apprend que l’une de ses voisines lui a rapporté que le jour et l’heure de l’enlèvement du « petit Grégory », elle allait chercher ses vaches avec un ami lorsqu’elle a vu une voiture verte, avec deux personnes à l’intérieur, dont l’une ressemblait à Bernard Laroche (qui possède une voiture de cette couleur). Les enquêteurs retrouvent l’ami de la fermière qui confirme les faits. Mais la fermière, elle, refuse de répéter son histoire devant les gendarmes.
Le juge Martin dresse ses conclusions, qui précisent que l’enlèvement est sans doute le fait de Bernard Laroche. Mais il est incapable de dire qui a tué Grégory, ni pourquoi. L’instruction se clôt donc sur un échec, après neuf années d’instruction. Le 3 février 1993, Martin rend un non-lieu pour « absence totale de charges » en faveur de Christine. Il écrit que sa participation à l’assassinat est « invraisemblable et impossible ». La mère de Grégory est officiellement innocentée et réhabilitée.
En novembre, Jean-Marie Villemin, lui, est jugé pour l’assassinat de Bernard Laroche devant la Cour d’assises de Dijon. Ses avocats tentent d’en faire le procès « de la dernière chance ». Lors du procès, l'instruction initiale du juge Jean-Michel Lambert est vivement critiquée par l'avocat général Jacques Kohn, qui le qualifie dans son réquisitoire de « mémorable funambule de la pensée ». Après six semaines d’audience, Jean-Marie est condamné à cinq ans de prison, dont une année avec sursis. En raison de ses préventives, il est libéré en conditionnelle deux semaines plus tard, avec interdiction de revenir dans les Vosges. C’est un verdict de clémence. Professionnellement, il est muté en région parisienne, dans l’Essonne.
Ce qu’on a appelé « l’affaire Grégory » se termine ainsi sur un énorme gâchis judiciaire. Malgré les dix-sept volumes de procédure, on ne sait toujours pas quand, comment et pourquoi est mort Grégory, ni l’identité de son assassin. L’institution a montré de terribles failles, dont le dossier a cruellement pâti.
Assez logiquement, en mai 2002, la Cour d'appel de Versailles condamne l'État à verser 63 000 euros à Marie-Ange Laroche et Muriel Bolle en réparation d'une « inaptitude à remplir sa mission » et souligne un « manque total dans la maîtrise et dans la conduite de l'enquête et de l'instruction ». Le 28 juin 2004, l'État est à nouveau condamné à verser 35 000 euros d'indemnités pour « faute lourde » à chacun des époux Villemin. Toutefois, contre l’avis du Parquet, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris rejette en 2007 la demande de réhabilitation de Jean-Marie Villemin.
Paul-Éric Blanrue
mis en ligne par marcopolo