"Nous vivons en des temps où nous interpellent sans cesse des pouvoirs inquisitoriaux. Et ces puissants ne sont pas uniquement animés d’une soif idéale de savoir. Lorsqu’ils s’approchent pour nous questionner, ils n’attendent pas de nous une contribution à la vérité objective, ni même à la solution de certaines difficultés. Peu leur importe notre solution ; c’est à notre réponse qu’ils tiennent."
"L’électeur est pris dans ce paradoxe d’être invité à une libre décision par une puissance qui, pour sa part, n’a nullement envie d’observer les règles du jeu. C’est la même puissance qui lui extorque des serments, tout en vivant de leur violation. Il paie donc en bonne et franche monnaie une banque d’escrocs."
"Les dictatures ne sont pas que dangereuses, elles sont également vulnérables, puisque le déploiement brutal de la violence suscite un peu partout l’hostilité."
"Quant au Rebelle, nous appelons ainsi celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit enfin livré au néant. Tel pourrait être le destin d’un grand nombre d’hommes, et même de tous – il faut donc qu’un autre caractère s’y ajoute. C’est que le Rebelle est résolu à la résistance et forme le dessein d’engager la lutte, fût-elle sans espoir. Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme (...) Une telle entreprise ne peut espérer de succès que si les trois grandes forces de l’art, de la philosophie et de la théologie la soutiennent et lui ouvrent une voie à travers l’inexploré."
"La personne n’est plus dans la société comme un arbre dans la forêt ; elle ressemble au passager d’un navire rapide, qui porte le nom de Titanic, ou encore de Léviathan. Tant que le ciel demeure serein et le coup d’œil agréable, il ne remarque guère l’état de moindre liberté dans lequel il est tombé."
"La résistance exige de grands sacrifices ; d’où le nombre écrasant de ceux qui lui préfèrent la contrainte. Mais l’histoire authentique ne peut être faite que par des hommes libres. L’histoire est l’empreinte que l’homme libre appose sur le destin."
"Que même les cathédrales s’écroulent : il subsiste dans les cœurs l’héritage d’un savoir qui mine, comme feraient des catacombes, les palais de la tyrannie. Cette seule raison suffirait à nous assurer que la violence pure, exercée à l’image de l’antique, ne peut à la longue gagner la partie. Ce sang a imprégné l’histoire de sa substance : aussi le Christ est-il encore, à bon droit, le repère de nos dates, le point de flexion du temps. Il règne en lui la pleine fécondité des théogonies, un pouvoir mythique de génération. Le sacrifice se répète sur d’innombrables autels."
"L’homme libre, l’individu doué d’indépendance spirituelle cherchera tôt ou tard comment rompre cet encerclement. Cela demeure son affaire ; on ne peut donner des recettes. Mais qu’il parvienne à percer, ou qu’il se retrouve réduit aux subterfuges du temps, tel est le dilemme dont tout le reste découlera. Le Rebelle a pour devise : hic et nunc, car il est l’homme des coups de main, libre et indépendant. Nous avons vu que nous ne pouvons comprendre sous ce type humain qu’une fraction des masses ; et, pourtant, c’est ici que se forme la petite élite, capable de résister à l’automatisme, qui tiendra en échec le déploiement de la force brute. C’est la liberté ancienne, vêtue à la mode du temps : la liberté substantielle, élémentaire, qui se réveille au cœur des peuples quand la tyrannie des partis ou de conquérants étrangers pèse sur leurs pays. Il ne s’agit pas seulement de cette liberté qui proteste ou émigre, mais d’une liberté qui décide d’engager la lutte."
"Le Rebelle a pour tâche de fixer la mesure de liberté qui vaudra dans des temps à venir, en dépit de Léviathan... La résistance du Rebelle est absolue : elle ne connaît pas de neutralité, ni de grâce ni de détention en forteresse. Il ne s’attend pas à ce que l’ennemi se montre sensible aux arguments, encore moins à ce qu’il s’astreigne à des règles chevaleresques. Il sait aussi qu’en ce qui le concerne, la peine de mort n’est pas supprimée. Le Rebelle connaît une solitude nouvelle, telle que l’implique avant tout l’épanouissement satanique de la cruauté – son alliance avec la science et le machinisme, qui fait apparaître dans l’histoire, non pas un élément nouveau, mais des manifestations nouvelles."
"Le Rebelle ne dispose pas de grands moyens de combat. Mais il sait comment des armes qui valent des millions peuvent être anéanties par un coup d’audace. Il connaît leurs faiblesses tactiques, leurs points de moindre résistance, leur degré d’inflammabilité. Il est d’ailleurs en mesure de choisir plus librement que la troupe son théâtre d’opérations et agira au point où des forces infimes peuvent causer de grands dégâts."
"La liberté est le grand sujet du jour ; c’est la puissance par laquelle est domptée la crainte. Aussi doit-on l’enseigner, comme matière principale, dans les écoles, les universités et avec elle la manière de l’incarner efficacement et de la manifester par la résistance."
"Le Rebelle est l’individu concret, agissant dans le cas concret. Il n’a pas besoin de théories, de lois forgées par les juristes du parti, pour savoir où se trouve le droit. Il descend jusqu’aux sources de la moralité, que n’ont pas encore divisées les canaux des institutions. Tout y devient simple, s’il survit en lui quelque pureté."
"Il se présente des situations telles qu’elles exigent une décision morale immédiate, là surtout où se creusent les plus profonds tourbillons d’un monde tournoyant. Il n’en fut pas toujours, ni n’en sera toujours ainsi. En général, les institutions et les impératifs qu’elles impliquent constituent un terrain praticable : ce qui est juste, ce qui se fait est dans l’air. Il y a naturellement des délits, mais il y a aussi les tribunaux et la police. Tout change lorsque la morale est remplacée par une sous-espèce de technique, la propagande, et que les institutions se muent en armes de guerre civile. La décision revient alors à l’homme seul, sous la forme d’un dilemme, puisqu’une tierce conduite, la neutralité, est exclue."
"Le problème véritable vient plutôt de ce que la grande majorité ne veut pas de la liberté, de ce qu’elle en a même peur. Il faut être libre pour le devenir, car la liberté est existence – est surtout acquiescement raisonné à l’existence et désir, ressenti comme un destin, de la réaliser. L’homme est alors libre, et le monde, empli de des« potismes et de moyens de contrainte, doit désormais contribuer à rendre la liberté visible, dans sa splendeur entière : c’est ainsi que les grandes masses des rocs primitifs produisent par leur pesée même les cristaux. La liberté nouvelle est liberté ancienne, absolue, sous le vêtement du temps : car la mener sans cesse à son triomphe, malgré toutes les ruses de l’esprit du temps – tel est le sens du monde historique."
Ernst Jünger, Le traité du rebelle.