Pour les penseurs libertariens, la réserve fractionnaire n’est pas seulement économiquement problématique : elle est fondamentalement immorale. Elle repose sur une tromperie, une violation du droit de propriété et une confusion volontaire entre deux types de contrats distincts : le dépôt et le prêt. Dans un système de réserve fractionnaire, une banque conserve seulement une fraction des dépôts reçus et prête le reste, tout en laissant croire à chaque déposant qu’il peut retirer son argent à tout moment. Cela revient à promettre simultanément la même somme à plusieurs personnes, ce qui est, en substance, une fraude.
Murray Rothbard, notamment, décrit la réserve fractionnaire comme une contrefaçon institutionnalisée. Si un particulier imprimait de la fausse monnaie, il serait arrêté ; mais quand une banque crée de la monnaie ex nihilo à partir des dépôts de ses clients, cela est considéré comme normal. L’acte est pourtant identique, à savoir l’émission de titres de propriété sans contrepartie réelle. En créant de la monnaie scripturale sur la base de réserves inexistantes, la banque prétend détenir une richesse qu’elle n’a pas. Cela viole, selon la logique du droit naturel, le principe fondamental de non-agression et de propriété légitime.
Les libertariens distinguent deux contrats légitimes :
1. Le dépôt à vue, où le déposant confie son argent à une institution pour qu’elle le garde en sécurité, accessible à tout moment.
2. Le prêt à terme, où le prêteur renonce temporairement à l’usage de son argent, en échange d’un intérêt.
Dans un monde cohérent avec le droit naturel, ces deux contrats ne peuvent être confondus. Si une banque utilise les fonds d’un dépôt à vue pour accorder un prêt, elle agit comme si elle était à la fois gardienne et emprunteuse, ce qui est une contradiction logique et juridique. L’argent ne peut pas être à la fois disponible pour le déposant et prêté à quelqu’un d’autre. C’est pourquoi Rothbard et Jesús Huerta de Soto affirment que la réserve fractionnaire est un délit de double propriété : une appropriation simultanée du même bien par deux individus.
Sur le plan moral, la réserve fractionnaire est une violation du contrat implicite entre le déposant et la banque. Le client pense confier son argent pour le garder, mais la banque le prête sans l’en avertir clairement. Cela s’apparente à une trahison de confiance, à un mensonge légalement toléré. En régime de marché libre, un tel comportement serait puni par la faillite et la perte de réputation. Mais comme l’État protège les banques, via la banque centrale, le cours forcé et l’assurance des dépôts, la fraude devient systémique, socialisée et perpétuelle.
C’est ici qu’intervient la critique libertarienne la plus virulente : la réserve fractionnaire est indissociable de l’existence de la banque centrale. Sans prêteur en dernier ressort, le système s’effondrerait au premier “bank run”. La banque centrale, en garantissant les dépôts et en injectant de la monnaie nouvelle, rend possible la perpétuation d’un mensonge économique. Elle socialise les pertes et privatise les gains. Cela constitue une alliance immorale entre l’État et la finance. C'est une banqueroute légalisée.
L’injustice morale de la réserve fractionnaire réside aussi dans son effet sur les plus faibles. En créant de la monnaie à partir du néant, les banques dévaluent le pouvoir d’achat de la monnaie existante. Cette inflation profite aux premiers bénéficiaires du crédit (banques, grandes entreprises, gouvernement) au détriment des derniers utilisateurs, c’est-à-dire les épargnants, les retraités et les salariés. Rothbard y voit un transfert de richesse caché, une forme subtile de vol légal. L’inflation n’est pas un phénomène naturel, c’est une politique organisée et une spoliation discrète.
D’un point de vue éthique, la monnaie doit être un instrument de confiance et de mesure stable des échanges. Quand la création monétaire devient illimitée, cette confiance est détruite. L’économie se transforme en jeu à somme nulle où l’information des prix devient fausse. Mises l’a montré dans La théorie de la monnaie et du crédit : la réserve fractionnaire introduit un déséquilibre structurel entre l’épargne réelle et le crédit artificiel. Ce déséquilibre engendre les cycles de boom et de récession. Derrière chaque crise financière moderne, il y a le même péché originel, à savoir la création de monnaie sans épargne préalable.
Les libertariens, fidèles à la philosophie du droit naturel, ne jugent pas l’économie selon ses effets statistiques, mais selon la légitimité morale des actions qui la composent. Une promesse impossible à tenir, même légale, reste immorale. Si toutes les banques étaient forcées de rembourser simultanément les dépôts qu’elles prétendent posséder, le système s’effondrerait immédiatement, preuve qu’il repose sur une fiction. Dans un marché libre, un tel système ne survivrait pas, seuls les dépôts à 100 % de réserves subsisteraient.
Rothbard, Hoppe ou de Soto voient dans la réserve fractionnaire un symbole du mensonge moderne, celui d’une prospérité sans production, d’une richesse sans travail, d’un crédit sans épargne. C’est la négation même de la responsabilité individuelle, un monde où la rareté est abolie par décret et où le droit est subordonné à la commodité politique. En d’autres termes, une économie sans vérité.
La seule solution juste, morale et logique consiste à revenir à une monnaie saine, fondée sur l’or ou sur tout autre actif physique impossible à créer arbitrairement. Dans un tel système, la création monétaire redevient l’expression de l’épargne réelle, non d’une illusion comptable. La transparence remplace la tromperie, la responsabilité remplace le privilège.
La critique libertarienne de la réserve fractionnaire n’est pas seulement technique, elle est éthique, presque spirituelle. Elle s’attaque au cœur du mensonge moderne, celui qui confond promesse et réalité, apparence et substance. Une société libre ne peut se construire sur un contrat falsifié. La monnaie doit être un instrument de vérité, ou elle devient un instrument d’esclavage. C’est pourquoi la réserve fractionnaire n’est pas seulement inefficace : elle est profondément, radicalement immorale.