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mercredi 15 octobre 2025

Le divorce d'Ayn Rand et de Murray Rothbard au sujet d'Israël.



La différence entre les philosophes Murray Rothbard et Ayn Rand sur Israël illustre deux visions irréconciliables du rapport entre morale, politique et État.

Tous deux étaient juifs et issus de la tradition libérale et anticommuniste, mais là où Ayn Rand voyait en Israël un bastion de la "civilisation occidentale" et du "capitalisme moral" face à la barbarie collectiviste du monde arabe, Rothbard dénonçait au contraire l’instrumentalisation de l’État juif par les puissances impériales et son usage du nationalisme ethnique pour justifier l’oppression et la guerre.

Rand, philosophe dite "objectiviste", concevait le monde comme une lutte morale entre le rationnel et l’irrationnel, le productif et le parasitaire, l’individu et la masse. Pour elle, Israël incarnait la seule démocratie libérale du Moyen-Orient, un pays fondé par des pionniers, ingénieurs et entrepreneurs, un symbole de la supériorité morale de la raison et de la productivité humaine. Elle voyait dans ses ennemis les représentants d’une culture de mort et de ressentiment, prisonnière du tribalisme et de la foi aveugle. Soutenir Israël relevait pour elle d’un devoir moral envers la civilisation et la raison.

Rothbard, au contraire, héritier de la tradition libertarienne radicale et de l’économie autrichienne, considérait toute forme d’État — fût-il israélien ou américain — comme fondamentalement illégitime lorsqu’il s’arrogeait le droit de tuer, voler et imposer au nom d’une cause morale. Il rejetait la logique des États, des guerres idéologiques et du messianisme politique. Là où Rand sacralisait le capitalisme incarné dans une nation particulière, fondée sur l'ethnie, Rothbard, en vertu du droit naturel, défendait l’individualisme absolu : aucun peuple, aucune communauté, aucune religion n’a le droit d’imposer sa vision par la force. Sa critique d’Israël rejoignait celle qu’il adressait aux États-Unis : la dénonciation du militarisme, du complexe militaro-industriel, du lobbying, de la propagande et de l’impérialisme déguisé en défense de la liberté. Pour lui, Israël n’était pas un bastion de la liberté mais une extension de la puissance américaine, financée par la coercition fiscale et engagée dans des guerres injustes contre des populations civiles.

Rand croyait en une hiérarchie morale entre nations, Rothbard en l’égalité des droits individuels entre tous les hommes. Rand glorifiait la civilisation occidentale et son pouvoir créateur ; Rothbard dénonçait le mythe du progrès par l’État et la violence légale. Rand justifiait la guerre lorsqu’elle défendait la rationalité et le capitalisme ; Rothbard y voyait toujours une violation du droit naturel. Rand se plaçait dans une "éthique de la vertu héroïque", Rothbard dans une "éthique du consentement".

Ce conflit incarne la fracture profonde entre le libertarianisme radical et l’objectivisme moraliste. Rand croyait à une hiérarchie du bien fondée sur la rationalité de l’ego ; Rothbard croyait à la souveraineté universelle de l’individu. Rand prônait une géopolitique de la civilisation ; Rothbard prônait une éthique de la non-agression, fondement de tout le libertarianisme. Rand voyait dans la survie d’Israël la victoire de l’esprit sur la matière ; Rothbard y voyait l’échec du marché libre et le triomphe du collectivisme d’État. Rand croyait à la vertu de la domination si elle servait la raison ; Rothbard y voyait le germe du despotisme. Rand valorisait la réussite et la puissance ; Rothbard valorisait la liberté et la paix.

Pour Ayn Rand, Israël symbolise le héros prométhéen affrontant la horde ; pour Rothbard, il incarne le Léviathan moderne dissimulé sous le masque du libéralisme. L’une sanctifie le pouvoir, l’autre le dissout. L’une croit à la mission morale de l’Occident, l’autre n’y voit qu’une illusion dangereuse. Leur opposition sur Israël, loin d’être anecdotique, révèle deux métaphysiques de la liberté : l’une hiérarchique et volontiers étatiste (alors que par ailleurs Rand se méfiait de l'État, contradiction majeure), l’autre prônant l'universalité du droit naturel.