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mardi 14 octobre 2025

Jouvenel contre le despotisme démocratique.




Bertrand de Jouvenel (1903-1987) a consacré sa vie à comprendre la montée irrésistible de l’État moderne. Dans Du Pouvoir, il décrit avec une lucidité glaçante la façon dont l’autorité publique, née du besoin d’ordre, a progressivement absorbé toutes les autres formes d’autorité, jusqu’à devenir une force autonome, sans frein ni limite. Ce qui l’inquiète n’est pas tant la tyrannie visible que la logique interne du pouvoir lui-même, sa tendance naturelle à croître, à se justifier et à s’étendre. « Le Pouvoir croît de lui-même comme un organisme vivant », écrit-il. Et cette croissance, loin d’être accidentelle, est inhérente à la nature humaine et aux structures politiques modernes.

Jouvenel distingue la légitimité du pouvoir et sa dynamique. Dans les sociétés traditionnelles, le pouvoir était limité par des coutumes, des privilèges locaux, des contre-pouvoirs organiques. Le roi ne régnait pas sur des individus abstraits, mais sur des ordres, des corps, des communautés. L’État moderne, né de la centralisation monarchique et amplifié par la Révolution française, détruit ces médiations au nom de l’unité nationale et de la souveraineté populaire. En prétendant libérer l’homme des tutelles féodales ou religieuses, il l’a livré nu au pouvoir politique. « Le pouvoir a détruit ses rivaux pour mieux protéger les hommes, et les hommes, pour être mieux protégés, ont détruit les rivaux du pouvoir. »

Dans cette phrase réside tout le paradoxe de la modernité politique : chaque victoire du peuple contre l’aristocratie ou l’Église a renforcé l’État qu’il croyait dompter. Jouvenel montre comment le pouvoir politique s’étend toujours au nom du bien public. Sous l’Ancien Régime, il se disait protecteur de la foi et de la monarchie ; sous la République, il se proclame serviteur du peuple. Mais dans les deux cas, il s’empare de la même prérogative : celle de décider de ce qui est juste, nécessaire et légitime. Le pouvoir, chez Jouvenel, est un mécanisme auto-justificateur. Il ne cesse de se légitimer par la peur qu’il entretient, la dépendance qu’il suscite et les bienfaits qu’il promet.

Ce pouvoir, explique-t-il, n’est pas seulement politique ; il est spirituel. L’État moderne ne se contente pas d’administrer : il veut modeler les consciences, définir la morale civique, inculquer une vision unique du bien commun. Jouvenel anticipe ainsi les analyses d’Orwell ou d’Hannah Arendt : il voit dans la bureaucratie moderne non pas une simple technique de gouvernement, mais une forme de religion séculière. L’État devient une Église sans Dieu, qui exige des citoyens la foi, la dévotion et le sacrifice. « Le Pouvoir, écrit-il, aime être adoré, et il s’entoure de symboles, de rites et de prêtres. »

Cette idolâtrie du pouvoir est d’autant plus dangereuse qu’elle s’exerce désormais au nom du peuple. Jouvenel voit dans la souveraineté populaire un leurre : loin de limiter le pouvoir, elle le rend absolu, car elle efface toute distinction entre gouvernants et gouvernés. « Le peuple souverain ne peut être injuste envers lui-même », affirment les démocrates modernes. C’est là, pour Jouvenel, la racine du despotisme démocratique. Quand le pouvoir se prétend l’expression de la volonté générale, il ne connaît plus d’obstacle moral. Ce qui autrefois était appelé tyrannie se pare désormais du nom de démocratie.

Pour lui, la véritable tragédie de la modernité réside dans la disparition des contre-pouvoirs naturels. Les corps intermédiaires – famille, commune, Église, corporation – ont été dissous par la logique égalitaire et centralisatrice. L’individu se trouve face à un État immense, bienveillant et intrusif, qui le protège autant qu’il le dépossède. Jouvenel anticipe ici le diagnostic de Tocqueville, mais va plus loin : il décrit l’État comme une force organique, qui se nourrit de chaque crise, de chaque peur, de chaque guerre pour consolider son emprise. La guerre, en particulier, est pour lui la grande nourricière du pouvoir : « La guerre est le milieu où le pouvoir prospère ; elle l’enivre de son efficacité. »

Mais même la paix ne l’arrête pas. L’État moderne a su transformer la guerre en prétexte permanent : guerre contre la pauvreté, guerre contre l’ignorance, guerre contre la maladie. Chaque croisade politique justifie de nouveaux impôts, de nouvelles lois, de nouvelles dépendances. Ainsi, écrit Jouvenel, « le Pouvoir ne se limite plus à gouverner : il administre, il éduque, il soigne, il prévoit, il juge, il nourrit ». Il devient le tuteur universel de l’humanité, le grand dispensateur de la sécurité et du bonheur.

Jouvenel perçoit dans cette évolution une mutation anthropologique. L’homme moderne, habitué à la protection de l’État, perd peu à peu le sens de la responsabilité. Il confond liberté et confort, droit et dépendance. « Le citoyen moderne demande tout au Pouvoir, et le Pouvoir, en le comblant, le rend esclave. » Cette servitude volontaire, dissimulée sous le langage du progrès, est pour lui plus redoutable que les tyrannies du passé. Car elle se pare de bienveillance et d’efficacité, elle se justifie par la science et par l’humanisme.

Pourtant, Jouvenel ne cède pas au désespoir. Il croit possible de redécouvrir une politique de la limite, fondée sur le respect des ordres spontanés et des libertés concrètes. Il voit dans la décentralisation, l’initiative locale, la responsabilité civique, les antidotes au pouvoir absolu. Mais il sait aussi que ces vertus sont fragiles : elles exigent une culture de la liberté, une discipline morale, un sens du bien commun que la démocratie de masse tend à éroder.

Dans De la souveraineté, il approfondit cette critique. Il y montre que le concept moderne de souveraineté – hérité de Bodin et de Hobbes – repose sur une erreur métaphysique : l’idée qu’il existe quelque part un centre absolu du droit et du pouvoir. Pour Jouvenel, le pouvoir politique n’est jamais souverain au sens absolu. Il est toujours un rapport, une fonction, une délégation. Croire que l’État incarne la souveraineté, c’est substituer une idole à Dieu, c’est faire de la politique une théologie profane.

Il insiste sur la nécessité d’une « éthique du pouvoir ». Le pouvoir, dit-il, n’est pas mauvais en soi : il est nécessaire à la vie en société. Mais il doit toujours se savoir dangereux, toujours se souvenir qu’il est service et non domination. « Le Pouvoir est une flamme utile, mais il faut la tenir dans une lampe. » Cette phrase résume sa philosophie politique : il ne prêche ni l’anarchie ni le culte de l’État, mais la conscience des limites.

Dans ses dernières années, Jouvenel s’inquiète de la fusion du pouvoir politique et du pouvoir technocratique. La science, jadis force libératrice, devient l’instrument du contrôle. La planification, la statistique, l’informatique transforment l’État en machine rationnelle et impersonnelle. Le pouvoir ne se montre plus : il calcule, il administre, il gère les hommes comme des chiffres. Jouvenel voit venir l’ère de la « servitude froide », où la domination ne s’impose plus par la force, mais par la rationalité.

Son œuvre est un avertissement intemporel. Il nous rappelle que l’État, même démocratique, tend toujours à se substituer à la société, que la liberté ne survit que si elle s’organise, se défend et se transmet. « Le Pouvoir s’étend dans le vide ; il ne s’arrête que devant la résistance. » Ce vide, c’est celui des consciences dépolitisées, des citoyens réduits à des consommateurs de sécurité et de droits.

Bertrand de Jouvenel nous laisse une leçon sévère et lucide : la civilisation ne se mesure pas à la puissance de son État, mais à la capacité de ses hommes libres à lui dire non. L’histoire du pouvoir est l’histoire d’une conquête sans fin ; la tâche de la liberté est de lui opposer, sans relâche, la limite.