À la fin de sa vie, Pierre-Joseph Proudhon n’est plus tout à fait l’homme de la formule provocatrice « La propriété, c’est le vol ». Cette phrase, écrite dans sa jeunesse, n’était déjà pas une simple invective, mais un coup de scalpel destiné à secouer l’ordre social de son temps. Cependant, au fil de ses réflexions, le penseur franc-comtois affine, approfondit et assouplit sa vision de la propriété, jusqu’à en faire un élément nécessaire de la liberté, à condition qu’elle soit bornée, équilibrée et soumise à la justice sociale.
Dans ses derniers écrits, notamment De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858) et Théorie de la propriété (1865, publiée après sa mort), Proudhon n’abandonne pas son idéal d’égalité, mais il le réconcilie avec une reconnaissance réaliste des faits économiques et humains. Il comprend que la propriété privée, si elle est strictement limitée, peut devenir un rempart contre la tyrannie de l’État et un outil d’émancipation individuelle. Là où le jeune Proudhon voyait dans la propriété le symbole du parasitisme et de l’exploitation, le Proudhon mûr y voit aussi une défense de la liberté contre la centralisation politique.
Cette évolution ne signifie pas reniement, mais approfondissement. Dans Théorie de la propriété, il affirme que la propriété, loin d’être une institution absolue ou sacrée, est une création historique et morale, un droit fondé sur le travail, l’effort et la responsabilité personnelle. La propriété n’est plus pour lui une injustice ontologique, mais une fonction sociale qui doit servir à protéger l’indépendance de l’individu face aux grandes forces collectives, qu’elles soient économiques ou politiques. L’homme sans propriété est à la merci des puissants, du capital ou de l’État. En ce sens, la propriété devient paradoxalement, dans sa pensée tardive, un moyen de limiter le pouvoir, non de l’accroître.
Proudhon craint profondément le despotisme de l’État moderne. Il voit venir la tentation du socialisme autoritaire qui, au nom de la justice, confisque les moyens de production pour les concentrer entre les mains d’une bureaucratie. Pour lui, cela reviendrait à remplacer le tyran bourgeois par un tyran collectif. Le socialisme d’État est une servitude maquillée en solidarité. Il préfère la fédération des petits producteurs libres, artisans et paysans propriétaires de leurs outils, à toute forme de collectivisme. Dans sa vision finale, l’idéal social n’est pas la suppression de la propriété, mais son équilibre par la mutualité et la réciprocité. Il rêve d’un monde d’associations libres, d’échanges équitables et de coopérations horizontales, où chacun serait à la fois propriétaire et travailleur, indépendant et solidaire.
Sa philosophie repose toujours sur le principe de justice immanente, mais il comprend désormais que la justice ne peut pas se maintenir sans un minimum de stabilité matérielle et de responsabilité individuelle. La propriété, dès lors, devient la garantie de cette responsabilité. Elle oblige celui qui la détient à en faire bon usage. Elle est une charge autant qu’un droit. Il distingue entre la propriété capitaliste, spéculative, exploitante — qu’il continue de condamner — et la petite propriété fondée sur le travail, la famille et l’usage. Celle-ci seule est légitime. Il rejoint, d’une certaine manière, la tradition paysanne et artisanale française, hostile aux grandes fortunes comme à la mainmise de l’État.
Ce tournant proudhonien marque une distance nette avec le marxisme naissant. Marx l’avait déjà critiqué dans La Misère de la philosophie pour son « idéalisme petit-bourgeois ». Mais Proudhon n’adhérera jamais à l’idée de lutte des classes comme moteur unique de l’histoire. Il croit davantage à la réforme graduelle qu’à la révolution violente. À ses yeux, la transformation sociale doit venir du bas, par la libre organisation économique des travailleurs, non par la conquête du pouvoir politique. L’État, toujours soupçonné de vouloir dominer, ne peut être l’outil de l’émancipation. Il faut le décomposer, le remplacer par un réseau fédératif de communes, de corporations et de coopératives.
Ainsi, dans ses dernières années, Proudhon se fait le théoricien du fédéralisme intégral. La société idéale n’est plus pyramidale mais horizontale : un tissu vivant de petites entités autonomes liées par des pactes de solidarité. Ce fédéralisme social et économique découle directement de sa nouvelle compréhension de la propriété. Chacun doit être maître de ses moyens d’existence, mais nul ne doit pouvoir en abuser contre autrui. L’équilibre des forces, la limitation des monopoles et la coopération volontaire deviennent les piliers de sa philosophie.
Dans Théorie de la propriété, il écrit : « La propriété est la plus haute expression de la liberté ; elle est la contrepartie du pouvoir. » Cette phrase condense toute sa maturité intellectuelle. Là où jadis il voyait un instrument d’oppression, il découvre une fonction de résistance. La propriété empêche la fusion des pouvoirs économique et politique. Elle disperse les centres de décision et maintient la pluralité des libertés. Mais elle ne vaut que si elle reste liée à la justice et au travail. Si elle se déconnecte de ces deux fondements, elle retombe dans le vol initial qu’il dénonçait.
Sa pensée devient donc dialectique : la propriété est à la fois le problème et la solution, selon l’usage qu’on en fait. Elle est l’expression de la liberté individuelle dans un cadre moral de réciprocité. L’ordre social juste, pour Proudhon, ne vient ni de l’État ni du capital, mais de l’équilibre dynamique entre les libertés. L’autorité, l’arbitraire et la concentration sont les vrais ennemis. À la fin de sa vie, il cherche à concilier justice et liberté, égalité et autonomie, travail et propriété. Il ne veut pas abolir les contradictions ; il veut les harmoniser.
Sa philosophie terminale est profondément anti-idéologique : il se méfie des systèmes clos, des doctrines totalisantes. Il prône une politique de l’expérimentation, de la diversité, de la responsabilité partagée. Loin du nihilisme, il reste un penseur moral. Il croit à la perfectibilité humaine, mais non à la perfection. La société doit sans cesse équilibrer ses forces, corriger ses abus, éviter les extrêmes. Il meurt en 1865, laissant derrière lui une œuvre immense, souvent mal comprise, mais d’une cohérence profonde.
Proudhon, à la fin de sa vie, n’est plus seulement l’adversaire de la propriété : il en devient le philosophe. Il ne la sacralise pas, mais il la sauve en la subordonnant à la justice. Son dernier message est celui d’une liberté incarnée, enracinée dans la responsabilité, fondée sur le travail et tempérée par la fraternité.