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lundi 13 octobre 2025

Lysander Spooner : le libertarien hérétique et l’apôtre du consentement.




Lysander Spooner (1808–1887) fut l’un des penseurs les plus radicaux du XIXᵉ siècle américain.

Avocat autodidacte, entrepreneur, abolitionniste, sécessionniste et philosophe politique, il a remis en cause presque toutes les institutions de son temps : l’État, la monnaie, la fiscalité, l’esclavage, la guerre, la Constitution.

Son œuvre est dense et souvent explosive : No Treason, The Unconstitutionality of Slavery, Natural Law, A Letter to Thomas F. Bayard.

Derrière la multiplicité de ses écrits se trouve une seule idée maîtresse : aucun pouvoir humain ne peut être légitime sans le consentement libre et explicite de ceux qu’il gouverne.


I. Le droit naturel contre la loi imposée


Pour Spooner, la justice ne dépend pas d’un texte, d’un vote ou d’une majorité : elle découle de la raison morale inscrite dans la nature humaine.

Chaque homme possède, de par sa naissance, un droit absolu à sa vie, à sa liberté et à sa propriété.

Toute loi qui viole ces droits est intrinsèquement nulle, fût-elle votée par la majorité.

« La loi n’est pas ce que le gouvernement décrète, mais ce que la justice exige. »

Le droit naturel n’est donc pas une abstraction métaphysique : il est le seul fondement rationnel d’une société libre.

Spooner y voit la condition première de la dignité humaine.


II. L’ennemi : l’État sans consentement

De ce principe découle sa critique la plus célèbre : celle de l’État.

Pour Spooner, le gouvernement n’est légitime que si chaque individu y consent expressément.

Le prétendu « contrat social » n’a aucune valeur morale, car aucun individu vivant n’a signé la Constitution.

Dans No Treason (1867–1870), il affirme que la Constitution américaine n’engage personne, pas même les générations présentes.

L’État qui impose son autorité sans consentement est une organisation criminelle comparable à une bande armée. Il « vole sous prétexte de taxer », « tue sous prétexte de guerre », et « ment sous prétexte de gouverner ».

« Le gouvernement des États-Unis n’a jamais reposé sur le consentement du peuple, mais sur la force et la fraude. »


III. L’économie du libre échange intégral

Spooner fut aussi un précurseur de l’économie libertarienne. Avant même les théoriciens autrichiens, il dénonça les privilèges monétaires et bancaires de l’État.

Il fonda la American Letter Mail Company pour concurrencer le monopole postal fédéral — et fut évidemment poursuivi.

Il défendait une société d’échanges libres, fondée sur la concurrence et les contrats volontaires, où l’argent, la production et les services circuleraient sans contrainte légale.

Sa vision n’était pas celle du capitalisme d’État, mais d’un marché réellement libre, sans monopole ni coercition.


IV. L’abolitionniste individualiste

Avant la guerre de Sécession, Spooner fut l’un des plus ardents abolitionnistes des États-Unis.

Dans The Unconstitutionality of Slavery (1845), il argumenta que l’esclavage violait non seulement la morale, mais aussi la Constitution, si elle était lue honnêtement.

Il soutenait que nul ne peut posséder un autre être humain sans violer le droit naturel.

Mais là encore, son abolitionnisme différait de celui des partisans de l’État fédéral : il ne voulait pas abolir l’esclavage par le pouvoir politique, mais par la désobéissance civile, la persuasion morale et le boycott économique.


IV-bis . Le droit de sécession : la liberté de ne pas consentir

Fidèle à ce principe, Spooner soutint aussi le droit des États du Sud à faire sécession en 1861 — non par sympathie pour l’esclavage, qu’il exécrait, mais par fidélité au droit de ne pas être gouverné sans consentement.

Pour lui, le droit de se séparer découle du même principe que le droit de propriété et d’association : si une communauté choisit de quitter une union, aucun pouvoir n’a le droit moral de la contraindre par la guerre.

Un gouvernement qui prétend reposer sur le consentement ne peut pas punir ceux qui retirent ce consentement.

« Forcer l’Union, c’est transformer le consentement en conquête. »

Spooner condamna donc la guerre de Sécession comme une agression impériale de l’État fédéral.

Il ne défendait ni le Nord ni le Sud, mais la liberté fondamentale de dire « non ».

La sécession était, pour lui, la mise en pratique du principe : aucune obligation sans consentement individuel ou collectif.


V. La loi naturelle contre le droit d’État

Spooner voyait dans le droit naturel une force universelle capable de juger toute législation humaine.

Si la loi positive contredit la justice, alors elle perd toute autorité morale.

Un juge ou un citoyen n’a pas seulement le droit, mais le devoir de désobéir à une loi injuste.

« Aucun homme n’est lié à une loi qui viole la loi naturelle. »

C’est ici que Spooner rejoint, par d’autres chemins, la tradition chrétienne du droit supérieur — celle de saint Thomas d’Aquin, de Suárez ou de Grotius — mais sans leur théologie : il fait de la conscience individuelle la seule autorité ultime.


VI. L’État, machine à corrompre

Pour Spooner, l’État transforme la morale en hypocrisie et la justice en privilège.

Loin de protéger les faibles, il les asservit.

Loin d’assurer la sécurité, il provoque la guerre.

Loin de défendre la liberté, il l’éteint sous les impôts et les règlements.

Le vote n’est qu’un simulacre : « donner à l’esclave le choix de son maître ne fait pas de lui un homme libre ».

Dans un passage célèbre, il écrit :

« Celui qui vit du produit du travail d’autrui sans son consentement est un voleur — qu’il s’appelle roi, président ou fonctionnaire. »


VII. Héritage intellectuel

Spooner fut longtemps ignoré.

Mais au XXᵉ siècle, son influence réapparaît : chez Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe, ou Robert Nozick, qui reprennent son exigence absolue de consentement individuel.

Les anarcho-capitalistes voient en lui le chaînon manquant entre la philosophie libérale classique et le libertarianisme.

Il a également inspiré des mouvements non violents : les objecteurs de conscience, les partisans de la désobéissance civile, les défenseurs du droit à l’autonomie individuelle.

Son idée d’un ordre social fondé sur la coopération volontaire et le contrat libre annonce les conceptions modernes de la société civile décentralisée.


VIII. Conclusion : un prophète de la liberté

Lysander Spooner fut un hérétique politique dans une Amérique déjà saturée de dogmes patriotiques.

Il a montré que la liberté ne se mesure pas à la taille des élections, mais à la capacité de dire « non » au pouvoir.

« Aucun homme n’a le droit de gouverner un autre sans son consentement. »

Son œuvre rappelle que la vraie souveraineté réside dans la conscience, et que tout État qui prétend la posséder usurpe la dignité de l’homme.

Spooner ne fut ni réformiste, ni utopiste, mais le témoin lucide d’un principe éternel :

La liberté ne s’accorde pas — elle se prend.