Jacques Ellul (1912-1994), penseur protestant réformé, historien du droit et sociologue, a toujours placé Jésus-Christ au centre de sa réflexion théologique. Il se disait «anarchiste chrétien ». Pas dans le sens d’un militant qui poserait des bombes ou qui rejetterait toute forme d’organisation sociale, mais dans le sens profond de l’anarchisme : refus de l’autorité absolue, de l’État idolâtré, de tout pouvoir terrestre qui s’impose comme ultime : « Le chrétien ne peut accepter aucune autorité absolue. L’État, quand il se présente comme total, quand il se fait dieu, doit être refusé. »
Dans ses textes, il dit souvent : « Être chrétien, c’est être en situation d’anarchiste dans ce monde.» Pour Ellul, l’anarchie chrétienne signifie liberté intérieure, refus de toute idolâtrie politique : « L’anarchisme ne signifie pas le désordre ni la violence, mais le refus de tout pouvoir dominateur. Il signifie que nous cherchons à vivre dans la liberté et la responsabilité réciproque. » Il ajoutait : « La révolution violente, telle que Marx la concevait, n’est pas chrétienne. Le seul chemin est celui du refus, de la critique et de l’amour qui ne se laisse pas dominer. » En effet, « l’anarchisme chrétien n’est pas un programme social. C’est une attitude spirituelle et existentielle : mettre le Christ au-dessus de toutes les puissances humaines, et vivre dès maintenant la liberté qu’Il donne. »
Pour Ellul, la foi chrétienne ne repose pas sur un système doctrinal ou une morale, mais sur une rencontre vivante avec une personne. « Le Christ n’est pas venu fonder une religion. Il est venu abolir la religion », écrit-il dans La subversion du christianisme. Cette phrase résume son intuition fondamentale : Jésus ne vient pas ajouter une institution sacrée de plus à l’histoire humaine, il vient briser toutes les clôtures religieuses pour ouvrir une relation directe, personnelle, immédiate entre Dieu et l’homme.
Ellul est profondément attaché au principe de la grâce. Pour lui, l’Évangile est libération : Jésus libère de la Loi, du légalisme, des idoles politiques et économiques, et des esclavages modernes comme la technique ou l’argent. « Le Christ n’impose rien. Il appelle. Il ne fonde pas un ordre, il libère », écrit-il dans Présence au monde moderne. Cette liberté ne signifie pas un laisser-faire, mais une délivrance intérieure qui permet à l’homme de vivre autrement dans le monde, sans être soumis aux puissances.
Le Christ n’apporte pas de programme politique ou économique. « Jésus-Christ ne nous a pas donné un programme politique ou économique. Il nous a donné sa personne. Et c’est de cette rencontre que découle toute transformation de la société », affirme-t-il dans Jésus et Marx. Pour Ellul, c’est précisément cette absence de système qui rend Jésus subversif. Il refuse la logique humaine du pouvoir, de l’efficacité et de la domination. Au lieu de cela, il choisit la faiblesse, l’humiliation et la croix. « C’est dans l’humiliation de la croix que le Christ se révèle comme puissance de Dieu », écrit-il dans La Parole humiliée. Ainsi, ce qui semble faiblesse est en réalité la véritable force, car elle est l’expression de l’amour divin.
Cette logique de la croix entre en contradiction directe avec le monde moderne, obsédé par la puissance. Jésus refuse la logique de la technique, du calcul et de la maîtrise. Il ne promet pas le succès ni la victoire selon les critères humains. Il propose l’amour jusqu’au bout, même vaincu, même crucifié. Pour Ellul, c’est précisément là que se joue la radicalité chrétienne : l’Évangile contredit toutes les idoles de son temps, y compris celles de la religion instituée.
Car Ellul critique sans relâche l’institution ecclésiale lorsqu’elle se fait pouvoir. Il reproche aux Églises d’avoir transformé l’Évangile en système, d’avoir trahi le Christ en cherchant l’influence sociale ou politique. Le christianisme authentique ne peut se confondre avec une organisation hiérarchique, il doit rester le témoignage fragile et libre d’une communauté de croyants qui vivent de la grâce. Pour lui, l’Église est fidèle seulement lorsqu’elle renvoie au Christ, et non lorsqu’elle cherche à gérer le monde.
Le Christ est avant tout Parole. Pas une parole figée, mais une Parole vivante. La Bible, pour Ellul, n’est pas un code de lois mais le lieu où l’on rencontre le Christ vivant. Lire l’Écriture, c’est entendre Jésus aujourd’hui, dans la situation présente. De là découle une foi qui n’est pas une adhésion intellectuelle, mais une relation. Cette relation est paradoxale : elle ne garantit aucune sécurité, elle ne supprime pas la croix, mais elle ouvre l’espérance.
La croix est pour Ellul le centre de la révélation. C’est là que Dieu se dévoile dans l’amour absolu. C’est là aussi que se manifeste la distance radicale avec toutes les logiques humaines : Dieu n’agit pas par puissance mais par faiblesse, non par contrainte mais par grâce. Et de la croix jaillit la Résurrection, non pas comme preuve rationnelle mais comme proclamation d’une vie nouvelle. La Résurrection ouvre l’avenir et fonde l’espérance : elle annonce que la mort et les idoles n’ont pas le dernier mot.
Ainsi, Jésus est à la fois juge et Sauveur. Il dévoile la vanité de nos faux dieux — argent, pouvoir, technique — mais ce jugement est inséparable de la grâce. Il condamne pour libérer, il met à nu pour guérir. Sa seigneurie n’est pas domination extérieure mais présence intérieure. Être soumis au Christ, c’est paradoxalement devenir libre, car Lui seul délivre de toutes les servitudes.
Ellul insiste : suivre Jésus n’est pas confortable. C’est une vie de risque, de minorité, de contestation permanente. C’est refuser les compromis avec les logiques dominantes. C’est être subversif comme Lui. Mais cette subversion n’est pas violence, c’est l’amour poussé jusqu’au bout. La croix est la victoire de l’amour sur la puissance.
Toute la pensée d’Ellul sur Jésus peut se résumer ainsi : Jésus-Christ est la Parole vivante de Dieu, le centre de la foi, le libérateur et le Sauveur. Il détruit la religion pour ouvrir une relation, refuse la puissance pour offrir l’amour, brise les idoles pour rendre l’homme à Dieu. Il ne donne pas de système mais sa personne. Et c’est cette personne, rencontrée dans la foi, qui bouleverse la vie et transforme le monde.