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jeudi 25 septembre 2025

Les mystiques chrétiens des origines, selon Olivier Clément.



L'ouvrage Sources - Les mystiques chrétiens des origines d'Olivier Clément (1928 - 2009), l'un des théologiens orthodoxes les plus éminents de notre époque, est un texte fondamental qui explore la spiritualité mystique chrétienne à travers les écrits des Pères de l'Église primitive.

Ce livre, publié initialement en français en 1982, est considéré comme une contribution magistrale à l'érudition chrétienne. Il démontre la soif constante de l'être humain pour le transcendant et montre que « notre vie est toujours une merveille mystique ». Clément y fait parler les principaux témoins de l'Église indivise, de manière à rendre audible la voix de la Tradition, qui seule permet aux Églises de partager un « œcuménisme dans le temps ».

Clément soutient que le christianisme est avant tout une religion orientale et une religion mystique. Il s'étonne que, face à la soif de mysticisme de la société actuelle, beaucoup se tournent vers le Tao ou le Zen, alors que le christianisme, de toutes les religions orientales, est la meilleure et la plus complète. L'être humain est fondamentalement mystique, ses racines étant religieuses et artistiques, c'est-à-dire supra-rationnelles. Pour les Pères, la prière était aussi naturelle que la respiration, comme pour les oiseaux de voler ou les poissons de nager.

L'ouvrage est structuré selon un plan théologique, et non chronologique ou alphabétique des auteurs. Il se compose de trois parties principales : Comprendre le Mystère, Initiation au Combat, et Approches de la Contemplation.

1. COMPRENDRE LE MYSTÈRE

La première partie du livre s'ouvre sur la quête humaine. L'être humain vit une « vie morte » dans un monde où tout tend vers le néant, ce qui est la racine de son angoisse. Cette angoisse trahit un désir d'être et d'unité, une aspiration à connaître l'Être et l'Un. Saint Augustin déplore que le cœur humain soit inconstant, tiré à hue et à dia par les plaisirs et les ambitions.

Le désir est essentiel : « Le langage des âmes est leur désir », selon Grégoire le Grand. Ce désir est la réponse humaine à l'« extase de l'Amour » de Dieu qui déborde hors de lui-même pour permettre aux créatures de partager sa vie. Saint Hilaire de Poitiers note que le Verbe s'est fait chair pour que la chair puisse s'élever jusqu'au Verbe. Dieu, qui s'offre, ne nous force pas, car l'amour veut la liberté de l'être aimé. La naissance spirituelle est ainsi le résultat d'un libre choix ; nous nous créons nous-mêmes selon le modèle choisi.

Concernant Dieu, Clément explore l'approche apophatique. Dieu est infiniment transcendant, il embrasse tout dans le creux de sa main, tout en étant à l'intérieur et à l'extérieur de toute chose. Le mystère de l'Être ne peut être confondu avec un être. Pour Denys l'Aréopagite, célébrer les négations mène à la « parfaite ignorance » qui constitue la vraie connaissance de Celui qui transcende tout savoir.

L'Être Vivant est un Amour personnel, dont l'abîme n'est ni indifférencié ni indifférent. Maxime le Confesseur explique que Dieu a créé non pour combler un besoin, mais pour que ses créatures soient heureuses de partager sa ressemblance. Dieu est Esprit, Feu, Lumière, Vie, Amour. Le feu divin illumine tout en restant pur et inabsorbé.

La révélation du Christ est l'aboutissement des « visites du Verbe » faites à l'humanité. L'Incarnation est la kénose : le Christ s'est dépouillé, prenant la forme d'esclave, afin que l'homme puisse l'accepter en toute liberté. Pour Irénée de Lyon, la Parole de Dieu s'est faite chair pour que nous puissions entrer en communion avec Elle. L'Incarnation est le mystère caché, le but pour lequel tout a été créé. Le Christ est l'ultime synthèse du limité et de l'illimité, du Créateur et de la créature.

Le vrai sens de l'approche apophatique réside dans l'antinomie entre la Profondeur (Dieu inaccessible) et la Croix (l'homme de douleur). L'Incarnation est « un mystère encore plus inconcevable que tout autre ». Saint Grégoire de Nazianze souligne le paradoxe du Christ : homme, il est tenté ; Dieu, il triomphe. Il a faim, mais il est le pain de vie. Il meurt, mais détruit la mort. Le Père et le Fils partagent une mystérieuse « passion d'amour ». Origène suggère que même le Père connaît quelque chose de la « passion d'amour » en compatissant à nos souffrances. La Croix est vue comme fondamentalement donneuse de vie. Elle transfigure l'univers. La victoire sur la mort est aussi la victoire sur la mort spirituelle et sur l'enfer. L'Église primitive proclamait que, dorénavant, personne ne sera séparé de Dieu.

La kénose du Fils révèle le mystère de Dieu comme Amour, qui est une extension d'un échange au cœur de la Divinité. L'unité de Dieu n'est pas une solitude, mais la plénitude de la communion. La Trinité se révèle dans l'Écriture : le Père est « au-dessus de tout », le Verbe est « à travers tout », et l'Esprit est « en tout » (Éphésiens 4.6). Ainsi, la contemplation du plus petit objet est une expérience de la Trinité. Les Personnes divines existent les unes dans les autres (perichoresis). La perichoresis est définie comme une « kénose joyeuse », prolongeant l'auto-anéantissement du Fils dans l'histoire. Le Père est la seule origine du Fils et de l'Esprit ; il est l'Abîme insondable. L'Esprit Saint est le « Dieu caché, le Dieu intérieur ».

L'humanité est appelée à se glorifier et à « voir son Seigneur », dont la vision est la délivrance de la mort. L'homme est la frontière entre le visible et l'invisible. Il est l'image de Dieu car, comme Dieu, il est incompréhensible et échappe à toute définition. Le corps, recevant le souffle vivifiant de l'Esprit, est l'expression visible de la personne. Le christianisme primitif était fondamentalement préoccupé par la résurrection du corps, et non par l'immortalité de l'âme, considérée comme provisoire. Le « cœur » est le centre de l'être, le lieu où se rejoignent toutes les facultés. C'est là que la grâce grave les lois de l'Esprit. La Chute est le désir de « prendre possession des choses de Dieu sans Dieu ». La mort est le résultat de la transgression, mais aussi son remède, car elle nous pousse à la conscience de notre finitude.

2. INITIATION AU COMBAT

Lieu de renaissance L'Église (Ecclesia) est la puissance de la Résurrection, le sacrement du Ressuscité. Elle est le mystère du Christ dans l'Esprit (Pneumatosphère). La Tradition est la vie de l'Esprit Saint dans le Corps du Christ. L'Écriture est considérée comme le premier sacrement, incarnant le Verbe. Les paroles du Christ sont « esprit et vie ». Le sens spirituel doit être extrait au-delà de la lettre. La lectio divina conduit aux quatre sens de l'Écriture (littéral, allégorique/typologique, tropologique/moral, anagogique/mystique). L'intelligence des mystères divins s'obtient surtout par la prière. Le Baptême est mourir et ressusciter avec le Christ. L'eau baptismale est simultanément tombeau et matrice. L'Eucharistie est le « pouvoir de diviniser », un « pain du ciel » qui confirme la pensée chrétienne et donne l'espérance de la résurrection au corps. L'Eucharistie anticipe la Parousie (le retour du Christ). L'unité de l'Église (catholicité) est fondée sur l'Eucharistie, rassemblant les fidèles des extrémités de la terre.

L'ascèse est le combat spirituel. Elle est l'éveil qui permet au Verbe de désensabler le puits d'eau vive dans l'âme. L'ascèse vise à libérer la nature humaine pour qu'elle suive son instinct profond vers Dieu. La voie spirituelle comporte trois étapes : la Praxis (purification des passions), la contemplation de la nature (intuition de Dieu dans les créatures) et l'union directe. Le Christ traverse ces trois étapes. Les Pères identifient deux « passions-mères » : la gourmandise (avidité irrationnelle) et l'orgueil (l'usurpation métaphysique de l'ego). La cause profonde de cette déviation est la « peur cachée de la mort » (Maxime le Confesseur). La Praxis cherche à transformer ces énergies dans l'amour.

L'ascèse chrétienne n'est pas la modération, mais la « folie » de ceux qui se jettent dans la fournaise de l'Esprit. La foi est une réponse d'amour à l'amour de Dieu. Le péché suprême est de désespérer de la miséricorde de Dieu, car elle est illimitée. La purification du cœur est réalisée par l'humilité. L'humilité est inséparable du non-jugement et du silence intérieur. La « mémoire de la mort » (anamnèse existentielle) est une grâce qui doit être associée au Nom de Jésus, le vainqueur de la mort. Les larmes marquent d'abord l'amertume, puis la gratitude. La joie est la vraie condition humaine, et la tristesse attriste l'Esprit Saint.

La purification du cœur implique de se défaire des logismoi (pensées) qui sont les semences des passions. L'art suprême est de confiner l'incorporel dans le corporel, cherchant le silence du cœur. Les pensées ambiguës doivent être mises « en parenthèse » et bombardées par la prière. Les pensées négatives doivent être « brisées contre le roc », qui est le Christ. L'agressivité (thumos) n'est pas abolie mais transformée ; elle peut être utilisée calmement contre l'erreur. L'éros (désir) est transformé en amour insatiable pour Dieu (agape).

3. APPROCHES DE LA CONTEMPLATION

La prière est la conversation de l'esprit avec Dieu. Elle ne vise pas à attirer Dieu à soi (car il est plus proche que nous-mêmes), mais à nous rapprocher de lui. Elle doit venir du « fond du cœur » (de profundis). La vraie théologie est l'adoration offerte par l'intellect (nous). La prière mène à un « vide attentif, recueilli, aimant ». La répétition d'une courte formule (comme le Psaume 70.1, ou l'invocation du Nom de Jésus) aide à apaiser l'intellect. L'invocation du Nom, liée à la respiration, unit l'intellect et le cœur. Le Nom est la perle de grand prix. La prière de l'esprit est un « feu ». La prière idéale est brève et fervente. Le but est que « toute notre vie et tous les mouvements de notre cœur deviennent une seule prière ininterrompue ».

La physike theoria (contemplation de la nature) est la vision de la gloire de Dieu cachée dans les créatures. L'univers est la première Bible, un texte trinitaire. Le contemplatif lit dans la nature le livre des créatures. L'Incarnation a rouvert la dimension paradisiaque du monde. L'homme logikos (image du Logos) est appelé à devenir le sujet humain des logoi divins des choses, leur donnant un nom par son esprit créateur. La charité du contemplatif est cosmique, brûlant de compassion « pour toute la création, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toute créature » (Isaac de Ninive).

La connaissance ultime et la participation à la Trinité sont obtenues par la grâce seule. L'« ignorance » est la voie la plus digne de connaître Dieu, dans une union qui dépasse tout intellect. L'expérience mystique chrétienne est caractérisée par l'alternance de la transfiguration et de la transcendance. L'âme progresse « de commencement en commencement », son ascension étant sans fin. L'amour est un abîme de lumière, une fontaine de feu. Le mystique est « ivre » du vin de l'amour, qui est l'Esprit. Cette ivresse est une ekstasis (sortie de soi), un arrachement à l'ordre. La rencontre ultime se produit dans une « obscurité plus que lumineuse », car Dieu transcende toute essence. L'âme purifiée devient « vision spirituelle et lumière totale », remplie de la lumière incréée du Christ. Le corps glorieux naît lorsque l'âme et le corps sont transformés par l'énergie divine, un « sentiment des os ».

Le martyre est la première forme de sainteté vénérée, une expérience mystique qui hâte la naissance du corps glorieux. Le martyr, broyé comme le grain, devient matière eucharistique. La déification est la participation aux attributs de Dieu, le partage de l'énergie divine. La résurrection est la vie dans sa plénitude, capable de dépasser la mort.

Le progrès spirituel se mesure à la capacité d'aimer de manière désintéressée (agape). Le prochain, surtout le souffrant, est « un autre Christ ». L'amour est la seule voie pour trouver une amitié confiante (parrhesia) avec Dieu. L'amour est plus grand que la prière. La méditation ardente de la Croix guérit de la rancune. Il faut se réconcilier avec le prochain avant d'apporter son don à l'autel.

La morale chrétienne est paradoxale, privilégiant la personne et l'amour créateur. La pureté du cœur est atteinte lorsque l'on considère « tous les êtres humains comme bons, et qu'aucune créature ne lui apparaît impure ou souillée ». La vision patristique ne réserve pas le salut aux baptisés. Tous ceux qui ont vécu « conformément au Logos sont chrétiens » (Justin). Le Christ est descendu aux enfers pour apporter la bonne nouvelle à tous les morts. La souffrance des damnés en enfer n'est pas une punition, mais le tourment causé par l'invasion de l'amour de Dieu pour ceux qui ont péché contre lui (le remords). Il est absurde de penser que les pécheurs en enfer sont privés de l'amour de Dieu, car l'amour est offert impartialement. Les Pères enseignent que la damnation éternelle n'est pas une doctrine de salut universel, mais un appel à l'humilité et à la repentance. Il faut prier pour que tous soient sauvés. La miséricorde de Dieu est infiniment plus grande que sa justice. La bonté de Dieu s'exprime dans la résurrection.